Rosicruciens - Francs-Maçons - entre alchimie et hermétisme
Hermès Trismégiste
Spiritualiser
la matière et matérialiser l’esprit
La
Table d’Émeraude*…Texte écrit en arabe puis traduit en
latin, et dont la plus ancienne version daterait du tout début du Moyen Âge. Sa
rédaction est attribuée à Hermès Trismégiste, la légende voulant que le texte
fût trouvé dans le tombeau de ce dernier, gravé sur une tablette d’émeraude. Ce
court traité ésotérique fait partie de ce que l’on appelle les Hermetica, soit
un ensemble de textes fondateurs du courant que constitue l’hermétisme.
Le personnage mythique
d’Hermès Trismégiste (Trismegistos en grec, c’est-à-dire « Trois fois grand »)
est une synthèse du dieu grec Hermès (Mercure chez les Latins, messager des
dieux, dieu des carre-fours, des voyageurs, des voleurs, des commerçants, des
arts et du savoir, et conducteur des âmes aux Enfers) et du dieu égyptien Thot
(inventeur de l’écriture, dieu des astres et du temps, du savoir et des
magiciens).
Il incarne donc, comme
ses deux divinités inspiratrices, la connaissance des arts et des sciences,
mais surtout les médiations, tout ce qui a trait aux transferts et aux
passages, à la transmission, à l’initiation et aux transmutations qui peuvent
en découler.
C’est d’ailleurs à ce
titre, en tant que figure de transmission et de médiation présidant à des
transmutations, c’est-à-dire à des changements d’états profonds, qu’Hermès
Trismégiste fut considéré comme le père de l’alchimie et que sa fameuse Tabula
smaragdina fut constamment évoquée par les adeptes du Grand Œuvre ; on pense
notamment au célèbre commentaire de La Table d’Émeraude qui a été fait par
l’alchimiste Hortulain au XIVe siècle…
La présence des
traditions hermétique et alchimique en franc-maçonnerie…
Nous avons fait le
choix de nous intéresser principalement à l’interprétation alchimique que l’on
peut donner dudit texte, tout en ayant conscience du fait qu’il a suscité d’autres
filiations et fait l’objet de diverses gloses. Ce choix, qui pourrait paraître
arbitraire, s’est imposé naturellement dans la mesure où, d’une part, le format
restreint d’un article de revue frappe de nullité toute prétention à
l’exhaustivité, et où, d’autre part, il nous a paru important de souligner
pourquoi et comment la franc-maçonnerie a pu trouver dans l’alchimie et son
corpus, dont La Table d’Émeraude est un élément central, une véritable source
d’inspiration (surtout dans la seconde moitié du XVIIIe siècle), aux côtés
d’autres sources d’inspiration, comme la philosophie grecque, la religion
judéo-chrétienne, la Kabbale, la chevalerie médiévale et la maçonnerie
opérative des bâtisseurs de cathédrales…
L’ouvrage du baron de
Tschoudy paru en 1766 sous le titre L’Étoile flamboyante est particulièrement
représentatif de cette inspiration puisque le catéchisme hermétique rédigé par
ce franc-maçon conjugue tradition alchimique et rituel maçonnique. Certains
tableaux de loge de la même époque témoignent également de cette dimension
alchimique, ainsi que l’a mis en évidence Dominique Jardin.
*Table d’Emeraude en fin de ce texte
Aujourd’hui encore,
cette source d’inspiration alchimique demeure prégnante en franc-maçonnerie.
Par exemple, dans le Cabinet de réflexion, on note la présence du ternaire
Sel-Soufre-Mercure (ce dernier, qui tend à disparaître de nos jours, peut être
toutefois évoqué par la cruche d’eau, en tant qu’il est un principe aqueux
autant que volatil, mais plus encore par le Coq, attribut d’Hermès et qui
désignait le « vif-argent » pour les alchimistes). L’acrostiche latin VITRIOL
est lui aussi emprunté aux alchimistes. Anagramme de « l’Or y vit »,
l’acrostiche VITRIOL signifie « Visita Interiora Terrae Rectificando Invenies
Occultum Lapidem », soit « Visite l’Intérieur de la Terre et en Rectifiant tu
Trouveras la Pierre Cachée ». Mentionnons également l’épreuve des quatre
éléments lors de la cérémonie d’initiation, ou encore la représentation, dans
les temples, du Soleil et de la Lune, ainsi que de l’Étoile flamboyante,
symbole pouvant s’apparenter notamment au régule étoilé qui apparaissait lors
de la fabrication de la pierre philosophale. Certains hauts grades du Rite
Écossais Ancien et Accepté et Ordres de sagesse du Rite Français sont également
empreints de références, explicites ou implicites, à Hermès Trismégiste, à La
Table d’Émeraude et à l’alchimie. Nous y reviendrons ultérieurement.
Du principe des
correspondances au dépassement d’une vision dualiste du monde
De La Table d’Émeraude,
nous nous efforcerons d’expliquer deux de ses phrases, la première étant :
« Ce qui est en bas est
comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas,
pour que s’accomplisse le miracle d’une seule chose ».
Deux idées importantes
s’expriment dans cette phrase. S’y trouve affirmé, d’une part, le principe des
correspondances, et d’autre part, une volonté de dépasser une vision dualiste
du monde.
La théorie des
correspondances, en effet, est implicite : le haut et le bas apparaissent dans
un rapport de similarité, à l’instar de deux miroirs qui se reflèteraient l’un
l’autre. Le comparatif « comme » semble indiquer ici une ressemblance voire un
accord entre le haut et le bas, un rapprochement soit par homologie, soit par
analogie. Encore fautil s’entendre sur ce qu’est ce « haut » et sur ce qu’est
ce « bas » : le haut peut symboliser le monde céleste et le bas peut symboliser
le monde terrestre. Mais ces notions spatiales renvoient probablement aussi à
des notions non spatiales, à des idées abstraites, des concepts, des facultés
ou des valeurs morales. En termes platoniciens, le haut pourrait représenter le
monde intelligible (celui des Idées, de la Vérité, des Essences…) et le bas le
monde sensible (celui de la matière, du devenir, de la mort…).
L’approche
analogique : microcosme et macrocosme, Temple et Contemplation
En effet, dans la
mesure où la pensée hermétiste et hermésienne est symbolique, imagée et
analogique, le Haut est susceptible d’évoquer le Ciel, et le Ciel à son tour
peut symboliser tout ce qui a trait à l’invisible, à l’éthéré, au spirituel, et
inversement pour le bas. Par extension, le haut peut désigner le macrocosme,
ainsi que le créateur, et le bas peut désigner le microcosme, les créatures,
l’homme, les animaux, les plantes, etc.
Toutefois, on peut
également considérer qu’il y a un haut et un bas au sein même du monde
terrestre. Ainsi l’homme, créature de ce bas-monde terrestre, s’est-il élevé
dans le règne animal, parce qu’à la différence des autres animaux il possède le
logos, c’est-à-dire la raison et le langage. Enfin, l’homme lui-même possède,
dans une vision philosophique occidentale, un haut et un bas, un esprit et un
corps, une raison et des sens. Les rapports entre le haut et le bas se trouvent
donc emboîtés à la façon de poupées gigognes ou de figures fractales, si l’on
change d’échelle de grandeur ou de cadre de référence. Si nous prenons un
exemple maçonnique, le tableau de loge représente une vision microcosmique de
la loge, laquelle loge est elle-même un microcosme par rapport au macrocosme
qu’est la société, société qui à son tour est un microcosme par rapport au
macrocosme que sont la voûte étoilée et l’univers…
Le franc-maçon Henry
Corbin a d’ailleurs bien montré, dans son ouvrage Temple et Contemplation, que
le temple physique et la contemplation de l’initié sont une même chose ou
plutôt se font écho, dès lors qu’il y a une intériorisation des images
extérieures, c’est-à-dire une contemplation du temple et, au-delà, du ciel et
du cosmos. La préface de Gilbert Durand au livre d’Henry Corbin le souligne
fort bien :« l’image archétype du Temple — en Orient comme en Occident — n’est
pas séparable de la méthode “contemplative” […] finalement “le contemplateur,
la contemplation et le Temple ne font qu’un”. […] Rappelant l’étymologie et
l’usage du vieux templum, Corbin nous dit qu’il est une sorte d’instrument pour
“viser le Ciel” : “le Temple est le lieu, l’organe de la contemplation” ».
Le fil à plomb parfois
attaché au plafond des temples maçonniques semble jouer le rôle symbolique
d’axis mundi, reliant le zénith et le nadir, le sol et la voûte étoilée. De la
même manière, l’acronyme VITRIOL, qui peut s’interpréter comme une descente au
fond de soi-même par un travail d’introspection, est peut-être plus tourné vers
l’extérieur qu’il n’y paraît au premier abord, si on le considère à la lumière
du principe des correspondances. La pierre cachée que l’on cherche est à la
fois en soi et hors de soi, selon un jeu d’analogies et de miroirs, en accord
avec le précepte grec « connais-toi toi-même et tu connaitras l’univers et les
dieux »… On retrouve là le « ce qui est en bas est comme ce qui est en haut »
de La Table d’Émeraude. Cela nous amènera plus tard à développer l’idée que la
construction du temple intérieur doit s’accompagner de la construction du temple
extérieur, et vice-versa.
Il convient de préciser
que La Table d’Émeraude ne semble pas affirmer de préséance ou de supériorité
du haut sur le bas, en termes de valeur notamment, à l’inverse de tout un
courant philosophique dominant en Occident depuis Platon (se référer notamment
à l’analogie de la ligne ou encore à l’allégorie de la caverne, dans les livres
VI et VII de La République). Il y a en tout cas réciprocité dans la comparaison
bas/haut, haut/bas, et le texte semble inviter à dépasser finalement une vision
dualiste et binaire du monde, puisqu’il est dit « pour que s’accomplisse le
miracle d’une seule chose ». Nous n’irons pourtant pas jusqu’à en conclure que
ce texte des Hermetica adopte une vision moniste du monde. Ou si monisme il y
a, il ne s’agit pas d’un monisme radical, mais plutôt d’une pensée non
dualiste, qui ne nie pas pour autant les différences formelles entre les
éléments, point que nous allons développer par ailleurs.
Accomplir
le miracle d’une seule chose…
Eu égard à ces
remarques préliminaires, on peut déjà comprendre pourquoi les alchimistes
étaient si attachés au texte de La Table d’Émeraude, eux qui affirmaient les
correspondances entre les éléments du monde terrestre et du monde céleste : par
exemple, à chaque métal correspondait un astre (l’argent correspondait à la
lune, l’or correspondait au soleil, le plomb à Saturne, le fer à Mars, le
Cuivre à Vénus, etc.) D’ailleurs, les énergies astrales étaient censées avoir
une influence sur les métaux et autres éléments terrestres, lesquels à leur
tour étaient supposés catalyser les énergies célestes et pouvoir se transformer
par ce biais.
Or si tout un réseau de
correspondances pouvait relier le bas et le haut, selon les alchimistes, c’est
bien parce que ces derniers affirmaient le principe de l’unité essentielle de
la matière. Ils considéraient les différences entre les éléments plutôt comme
des différences de forme ou d’évolution dans un long processus de maturation,
que comme des différences de nature ou d’essence : ainsi pensaient-ils que le
plomb était un métal qui n’avait pas atteint un degré de maturation suffisant
pour devenir de l’or. L’alchimiste Zosime de Panopolis symbolisait cette unité
de la matière par un Ouroboros, un serpent qui se mord la queue, évoquant la
formule grecque « En to pan », c’est-à-dire « Un le Tout ». Rappelons au
passage que le sceau du Grand Orient de France est un cercle, entouré à sa
périphérie d’un Ouroboros… Il en va de même pour la Grande Loge Féminine de
France :
« Accomplir le miracle
d’une seule chose », selon les mots de La Table d’Émeraude, réunir le bas et le
haut ou, pour utiliser une expression des adeptes du Grand Œuvre, réaliser les
« noces chymiques du ciel et de la terre », tel était bien l’objectif des
alchimistes, objectif atteint à travers l’obtention de la Pierre Philosophale.
L’unité finale
consacrant la communion du bas et du haut est donc en fait une unité retrouvée
après avoir été perdue (un peu comme notre Parole perdue qui doit être
retrouvée), puisqu’elle est rendue possible par le principe originel de l’unité
de la matière, et de l’unité du cosmos.
Unité mais pas
uniformité : une coincidentia oppositorum
Cependant, cette unité
finale n’est pas un tout qui effacerait complètement les singularités des
éléments qui le constituent pour les fondre dans une sorte d’uniformité ou de
fusion magmatique (de la même manière que la cohésion du groupe maçonnique,
l’égrégore d’une loge ou la fraternité des franc-maçonneries n’impliquent pas
l’effacement des particularismes individuels ou même institutionnels, mais
plutôt leur mise au diapason : les rencontres Lafayette, organisées entre le
Grand Orient de France et la Grande Loge Nationale Française sont d’ailleurs un
bel exemple de cette harmonisation dialogique, de cette union respectueuse des
identités de chaque obédience). Telle est la raison pour laquelle nous doutons,
encore une fois, que la pensée traversant le texte de La Table d’Émeraude
puisse être qualifiée de pensée moniste… Il s’agirait davantage d’opérer une
coincidentia oppositorum, de rendre complémentaires, de faire coïncider,
dialoguer et interagir des éléments différents en vue de former un système
harmonieux et cohérent.
« Il s’élève de la
terre vers le ciel puis redescend en terre, et reçoit la force des choses
supérieures et des choses inférieures »
L’opératif et le
spéculatif
Dans une perspective
alchimique, on peut dégager de cette phrase un niveau de lecture opératif et un
niveau de lecture spéculatif :
Le niveau de lecture
opératif consistait à comprendre ce qu’il fallait faire concrètement pour
produire la Pierre philosophale. Il convenait notamment de décomposer puis de
sublimer la materia prima dans une cornue ou un alambic. La matière changeait
plusieurs fois d’état, elle était calcinée et putréfiée, puis prenait un état
gazeux et s’élevait dans la cornue. On voyait donc bien un mouvement allant du
bas vers le haut, d’un état matériel, visible, vers un état immatériel,
invisible. Ensuite s’amorçait un mouvement inverse, du haut vers le bas.
C’était la phase de reconduction en terre, étant entendu que le volatil devait
être fixé, matérialisé derechef.
Le niveau de lecture
spéculatif, lui, impliquait d’une part une vision du monde, une réflexion sur
les lois de l’univers, une métaphysique et une physique (théorie des
correspondances, principe d’unité de la matière, etc.) ; et d’autre part une
sorte de vade-mecum pour l’adepte, pointant le long travail de perfectionnement
intellectuel, moral et spirituel que l’alchimiste devait accomplir sur lui-même
par une longue ascèse, accompagnée de l’observation et de la compréhension des
lois de la nature. L’alchimiste s’efforçait d’abord de se purifier, de
débarrasser son corps des passions mauvaises qui le rendaient impur. Mais après
cette phase d’élévation, de spiritualisation du sensible et du matériel, devait
s’ensuivre, inversement, une matérialisation de l’esprit. Le mouvement
consistait donc à aller du bas vers le haut, de la matière vers l’esprit, puis
du haut vers le bas, de l’esprit vers la matière. Pas question donc de fuir le
monde terrestre vers un au-delà constitué de purs esprits. Il s’agissait plutôt
de sublimer et de parfaire ce monde ci.
Le niveau opératif et
le niveau spéculatif étaient indissociables, car imbriqués, pour les adeptes de
l’Art Royal : c’est en œuvrant — au sens opératif du terme — sur la matière,
que l’alchimiste était censé se transformer intérieurement ; inversement, sa
transformation intérieure devait se concrétiser par une transmutation effective
de la matière qui se trouvait dans l’athanor, dont la Pierre philosophale et la
production de l’or apparaissaient comme étant la consécration.
De
quelques parallélismes entre travail maçonnique et Œuvre alchimique
Il en va de même en
franc-maçonnerie. D’abord, parce que le franc-maçon est à la fois sujet et
objet de son travail : il réfléchit et il s’objective, il se travaille lui-même
comme s’il était sa propre œuvre d’art, sa propre sculpture. Ensuite parce que
le franc-maçon, en se changeant et en se construisant lui-même, contribue à
construire le monde dont il est un élément constitutif ; inversement, lorsqu’il
s’efforce de changer et de construire le monde, il s’en trouve transformé et
reconstruit d’un point de vue identitaire. On retrouve là la théorie des correspondances
et l’on pourrait dire que « ce qui est à l’intérieur est comme ce qui est à
l’extérieur, et ce qui est à l’extérieur est comme ce qui est à l’intérieur,
pour que s’accomplisse le miracle d’une seule chose »…
De nombreux autres
parallèles peuvent être établis entre la voie alchimique et la voie maçonnique.
Par exemple, le cabinet de réflexion, qui ressemble à un sépulcre autant qu’à
une caverne, avec ses demiténèbres, son crâne et son testament philosophique,
évoque volontiers la phase de Nigredo ou Œuvre au Noir durant laquelle les
alchimistes décomposaient par calcination et putréfaction leur materia prima.
Comme en franc-maçonnerie, cette mort « chymique » précédait une renaissance. À
la Nigredo succédait l’Albedo, l’Œuvre au Blanc, puis la Rubedo, l’Œuvre au
Rouge : purification, élévation, sublimation ou spiritualisation de la matière,
reconduction en terre, matérialisation de l’esprit, noces chymiques du ciel et
de la terre, sublimation et perfection aurique…
Cette phase de Nigredo
ou Œuvre au Noir revient lors de la cérémonie d’exaltation au grade de maître,
avec la mort d’Hiram et des références telles que « la chair quitte les os »,
rappelant la putréfaction de la matière. On la retrouve également au Rite
Écossais Rectifié, à travers la figure du Phénix — qui meurt en se consumant
afin de mieux renaître de ses cendres — et la devise « perit ut vivat » au
grade d’Écuyer novice.
De façon plus générale,
on voit bien les parallèles que la franc-maçonnerie a pu faire avec la voie
alchimique, à partir d’un même postulat, celui de la perfectibilité des choses
et des êtres, et de l’action méliorative de la volonté, de l’action créatrice
voire démiurgique que peut avoir l’homme initié, à la fois sur lui-même et sur
le monde qui l’entoure. Le franc-maçon néophyte est une pierre brute amenée à
être dégrossie et polie, dans la loge-athanor, grâce au processus initiatique
qui opère une « métanoïa », une conversion ou transmutation de l’être, de la
même manière que la materia prima des alchimistes doit devenir Pierre
philosophale, et que le plomb doit être transmuté en or, par son labeur et la
logique progressive des étapes qu’il suit.
Mais le parallèle ne
s’arrête pas là : les francs-maçons, comme les alchimistes, adoptent une
démarche symbolique. Ils mobilisent une pensée imagée, fondée sur des rapports
analogiques et résolument polysémique, devant donc être soumise à une
herméneutique, un travail d’interprétation permanent. Cela mérite d’être
souligné, car la philosophie occidentale a tout de même été largement
iconoclaste, privilégiant l’approche rationaliste, avec des modes de pensée
conceptuels et des démarches de type logique, ainsi que l’a fort bien montré
l’universitaire et franc-maçon Gilbert Durand. L’alchimie et la
franc-maçonnerie font donc figure de traditions quelque peu marginales en
Occident, par l’approche symbolique qui est la leur.
Les renvois hermétiques
et alchimiques sont nombreux dans les hauts grades du REAA
Les renvois hermétiques
et alchimiques sont d’ailleurs nombreux dans les hauts grades du Rite Écossais
Ancien et Accepté. On en trouve trace aux grades de Chevalier d’Orient et
d’Occident (17e degré), Chevalier Rose-Croix (18e degré) et Chevalier du Soleil
(28e degré). Mais c’est surtout au grade de Chevalier Kadosh qu’on insiste sur
cette dialectique entre le sensible et l’intelligible, le corps et l’esprit, le
temple intérieur et le temple extérieur, que La Table d’Émeraude met en
exergue. Le 30e degré, en effet, présente une Échelle mystérieuse à sept
barreaux. Le rituel déclare : « L’Échelle mystérieuse que vous voyez devant
vous, fait partie d’une catégorie de symboles qu’on retrouve dans la plupart
des traditions, sous des formes variées, mais dont les interprétations
convergent. Le prototype en est l’arbre, en qui les primitifs voyaient un trait
d’union entre la Terre où s’enfoncent ses racines et le Ciel vers lequel monte
sa cime ».
Ladite échelle se
parcourt d’ailleurs dans les deux sens, l’initié montant puis redescendant
symboliquement l’échelle, allant d’une perception quasi animale vers la Vérité,
puis de la Vérité vers la Sagesse, en passant par différentes vertus, ainsi
qu’il est précisé dans le texte. Comme dans La Table d’Émeraude, on peut dire
qu’« il s’élève de la terre vers le ciel puis redescend en terre, et reçoit la
force des choses supérieures et des choses inférieures ». Le rituel maçonnique
déclare en outre, lors du passage de grade au 30e degré, qu’« il faut toujours
associer raison et sentiment », après que le récipiendaire a monté puis
descendu par la pensée l’échelle mystérieuse (précisons que l’imagination
symbolique joue souvent, en franc-maçonnerie, ce rôle crucial de médiatrice
entre raison et sentiment, monde intelligible et monde sensible, dans la mesure
où le symbole est une idée abstraite matériellement représentée et appréhendée
par les sens, une image signifiante… la voie symbolique produit donc de
l’imaginal, c’est-à-dire, selon les définitions d’Henry Corbin et de Gilbert
Durand, un intermonde, à mi-chemin entre le sensible et l’intelligible).
La figure du Chevalier
Kadosh incarne en soi la réconciliation du haut et du bas
Plus largement, la
figure du Chevalier Kadosh incarne en soi la réconciliation du haut et du bas,
la conjugaison du travail de réflexion et de l’engagement dans l’action. Comme
la Pierre philosophale, le Chevalier Kadosh opère les noces chymiques du ciel
et de la terre. Comme les moines soldats au Moyen Âge également, ce personnage
chevaleresque associe transcendance et immanence ; il se bat pour un idéal,
s’efforce de donner corps aux valeurs auxquelles il croit. Comme l’initié des
Ordres de sagesse du Rite Français, qui travaille lui aussi « l’épée d’une main
et la truelle de l’autre », le Kadosh s’efforce de construire la cité céleste ici-bas
et de la défendre contre ceux qui voudraient faire régner l’oppression et
l’injustice sur cette terre. On pourrait, enfin, rapprocher le Chevalier Kadosh
du philosophe conçu par Platon dans La République, lequel philosophe doit
d’abord quitter la ténébreuse ignorance, s’élever vers la lumière de la
connaissance, contempler le monde des Idées et le soleil de la vérité, pour
redescendre ensuite derechef dans la caverne, dans les profondeurs chtoniennes
de la matière et les affaires humaines de la polis, avec le projet d’y faire
régner un idéal de justice. Ainsi en est-il du franc-maçon, en effet, d’abord
enfermé dans un cabinet de réflexion qui ressemble à une caverne, puis initié
tentant de spiritualiser son expérience, enfin Kadosh renouant avec le monde
terrestre et profane, s’engageant dans l’action afin de défendre les valeurs
humanistes de la franc-maçonnerie et de changer le monde. À cette différence
près que pour lui, le monde terrestre n’apparaît sans doute pas comme un simple
reflet, un simulacre ou une copie dégradée du monde intelligible.
À cet égard, le
Chevalier Kadosh est une véritable coincidentia oppositorum, et peut-être l’une
des plus belles illustrations maçonniques de ce double mouvement allant du bas
vers le haut puis du haut vers le bas, de ce processus de spiritualisation de
la matière suivi d’une matérialisation de l’esprit. C’est la raison pour
laquelle « le blason du grade montre un aigle bicéphale, mi-parti blanc et
noir, tenant une épée dans ses serres » (on retrouve cette symbolique au Rite
Français, au grade de Chevalier de l’Aigle Blanc et Noir). Le rituel de
réception du Kadosh explique d’ailleurs que « cette opposition, en même temps
que ce rapprochement des couleurs, symbolise la confrontation des contraires
que l’initié a la charge de concilier ».
Le rituel du Ve Ordre
du Rite français n’est pas sans rapport avec La Table d’Émeraude
Mêmes résonances au Ve
Ordre du Rite Français, constitué de grades alchimiques et hermétiques. Dans le
dernier Rituel de référence du Rite Français du Grand Chapitre Général du Grand
Orient de France, Le régulateur du IIIe Millénaire, la 3e Arche du Ve Ordre est
appelé « Chrysopéion » des sublimes philosophes inconnus. Or la Chrysopée n’est
autre que la fabrication de l’or ; quant au philosophe inconnu, ce n’est pas
seulement le surnom donné à Louis-Claude de Saint-Martin, c’est également le
titre d’un traité d’alchimie écrit au XVIIe par Dom Belin, Les aventures du philosophe
inconnu. Quelques phrases extraites du rituel du Ve Ordre du Rite Français ne
sont d’ailleurs pas sans rappeler celles de La Table d’Émeraude
“Nous sommes ceux qui
défendent la Chrysopée,
nous sommes ceux qui
connaissons le Secret qui unit la Voûte étoilée à la Caverne et la matière de
l’esprit à l’esprit de la matière de sorte à ne plus former qu’une seule et
même Étoile”
“Que le haut s’unisse
au bas ! Que le bas s’unisse au haut !”
Le Grand Orateur :
“La Matière et l’Esprit
sont une même et unique chose ; ils forment les outils parfaits du Sage, qui
seul, a le pouvoir de transformer toute chose en un objet précieux“ ».
45Spiritualiser la
matière et matérialiser l’esprit, cela signifie non seulement réconcilier la
part animale et la part divine de l’homme, son corps et son esprit, mais aussi
vouloir réaliser la cité céleste ici-bas plutôt que dans un improbable au-delà
(à l’inverse de ce que proposent la plupart des religions), autrement dit
construire la cité terrestre en s’inspirant d’un idéal, prendre pour horizon
d’action une utopie, choisir un cadre de référence outrepassant l’existant et
visant un modèle de perfection ou plutôt un processus infini de
perfectionnement. Tel est le sens de cette métaphore obsédante que représente,
pour les francs-maçons, le Temple de Salomon : le Temple de Salomon, en effet,
est une construction humaine ; pourtant, il est inspiré par une transcendance
puisqu’il est censé contenir en son sein l’Arche d’Alliance. Comme le Grand
Œuvre des alchimistes, il est fait de main d’homme, mais porteur d’un Absolu,
afin de réaliser les noces chymiques du ciel et de la terre.
Là encore, la voie
maçonnique se distingue donc de tout un courant philosophique occidental
exhortant à consommer la séparation entre l’esprit et le corps, la raison et
les sentiments, la réflexion et l’action, et invitant aussi le sage, parfois, à
se satisfaire d’un état purement contemplatif, non engagé dans l’action. Le
franc-maçon, à l’instar de l’arbre, a les pieds sur terre et la tête tournée
vers le ciel. Il s’efforce d’« améliorer à la fois l’homme et la société » et
de « rassembler ce qui est épars » pour que s’accomplisse le miracle d’une
seule chose : le Centre de l’Union et la Concorde universelle…
Plutôt Appolonius de
Tyane que Hermès Trismégiste
Commençons par un peu
d’histoire. Cet étrange poème a connu plusieurs versions. La toute première
connue se trouve à la fin d’un traité attribué non pas à Hermès Trismégiste
mais à Apollonius de Tyane – 1er siècle de l’ère chrétienne –,
mage, pythagoricien, thaumaturge, dont il existe des biographies romancées.
C’est le Livre des secrets de la création, qui traite de la
constitution de l’univers en la rapportant à l’ordre de la création. L’original
grec est perdu, on n’en a qu’une traduction arabe qui date du VIe siècle
(certains philologues disent du IXe). La Table d’Émeraude figure
à la fin de ce traité d’Apollonius. Elle en a été extraite, en traduction
latine, dans l’Occident du moyen-âge, pendant lequel il a circulé de façon
autonome et relativement restreinte Sur les premières versions, la référence
obligée est toujours…. À cette époque sont apparus les tout premiers
commentaires. Ainsi, celui de Roger Bacon vers le milieu du XIIIe siècle,
celui d’un certain Hortulanus (l’Hortulain) au milieu ou au début du XIVe.
Sa version latine courante (cf. la traduction française, en appendice) a
été imprimée pour la première fois en 1541, dans une anthologie intitulée De
Alchemia. Date importante, car cette édition a suscité une grande
diffusion, et du même coup maints commentaires – depuis la Renaissance jusqu’à
aujourd’hui.
Quand on cite La
Table d’Émeraude, c’est généralement le deuxième verset (« Ce qui est
en bas est comme ce qui est en haut et ce qui est en haut, est comme ce qui est
en bas, pour faire les miracles d’une seule chose »), de même qu’il nous
arrive d’entonner les premiers mots d’une chanson dont nous avons oublié les
suivants. Je l’aborde ici en l’interrogeant sur deux questions fondamentales
qu’il semble appeler quant à notre vision du monde : d’une part, la
question de la transcendance et de l’immanence ; d’autre part, celle de
l’interrelation entre deux ordres de réalité différents l’un de l’autre.
Ensuite, quelques points seront évoqués portant sur les rapports possibles ou
réels entre ce verset et la Franc-Maçonnerie.
La question
transcendance/immanence : deux cas de figure
« Ce qui est en
bas est comme ce qui est en haut » …
Le « bas »,
c’est nous, le monde visible qui nous entoure directement, mais quid de
ce « haut » ? On peut l’entendre de deux manières.
Premier cas de
figure : C’est le ciel peuplé d’étoiles – le cosmos au-dessus et autour de
nous. À savoir, une des deux composantes d’un tout dont l’autre composante
serait le « bas » (notre terre, notre monde). Il peut s’agir d’un
macrocosme (un grand monde), et d’un microcosme (un ‘petit monde’), sans qu’il
y ait une troisième composante ; à savoir, sans une transcendance qui
viendrait les surplomber. Cela relève de l’immanence.
Pensons à l’astrologie. Et à d’autres mancies (systèmes de divination) qui reposent elles aussi sur l’idée que certains supports symboliques, manipulés de façon appropriée, nous permettraient de nous brancher sur des éléments du macrocosme normalement invisibles aux yeux du microcosme que nous sommes. On pourrait dire ici que le « haut » et le « bas » sont comme la chaîne et la trame d’un tapis. Or, en principe un tapis n’est pas surplombé, ‘transcendé’, par un autre tapis…
Mais nous pouvons
aussi, second cas de figure, imaginer que grand monde et petit monde pris
ensemble relèvent tous les deux du « bas », et qu’un
« haut », appelé transcendance, les surplombe. La question est alors
de savoir de quoi cette transcendance peut bien être faite. Libre à chacun de
l’imaginer selon ses préférences! Si vous imaginez son contenu comme
radicalement étranger, voire opposé, à tout ce qui se trouve au-dessous, alors
il n’y a vraiment pas lieu de dire qu’il est « comme » (sicut)
ce qui est en bas. Mais si, au contraire, vous imaginez que ces deux plans
(immanence et transcendance) présentent des ressemblances considérables, alors
vous pouvez dire que l’un est « comme » (sicut) l’autre. Par
exemple, Swedenborg, le célèbre visionnaire suédois du XVIIIe siècle,
grand visiteur des paysages de l’audelà, voit les cieux (au sens transcendantal
du terme) comme une sorte de doublon de notre monde. Ils sont peuplés d’anges,
lesquels ne sont d’ailleurs que des humains ayant vécu sur terre. Ils y
demeurent dans des villes, dans des campagnes, ils y vaquent à leurs affaires,
ils se marient – tout « comme » (sicut) nous, à cette
différence près que l’harmonie y règne mieux qu’ici-bas, y compris entre hommes
et femmes…]Dans son sonnet « Correspondances » (1857)
Baudelaire fait, par…
La question de
l’interaction : deux cas de figure
Ce verset II, pris en
son entier, nous dit obscurément que s’il y a un « comme » (sicut),
c’est « pour faire les miracles d’une seule chose » (ad
perpetranda miracula rei unius). Or, si ce « comme » (sicut)
renvoie explicitement à la notion de ressemblance entre les deux plans, il ne
dit pas pour autant si l’un agit sur l’autre.
Nous avons donc
affaire, ici encore, à deux cas de figure. Dans le premier, la ressemblance
n’implique aucune action d’un plan sur l’autre, a fortiori aucune
interaction. Par exemple, au XVIe siècle, certains textes de
Paracelse traitant d’astrologie expliquent que les images des constellations
célestes (le « haut ») résident aussi à l’intérieur de nous-mêmes (le
« bas »). Ce sont les mêmes images que dans le ciel. « Il n’y a
rien dans le ciel », écrit Paracelse, « qui ne soit aussi dans
l’homme » (Es gibt nichts im Himmel noch auf Erden, was nicht auch im
Menschen sei). Dans l’homme se trouvent toutes les planètes et les étoiles,
la Lune, le Soleil. Ils sont intrinsèques aux créatures terrestres vivantes ou
inanimées, et aux quatre éléments. Le cours des astres est sans action sur la
durée de la vie humaine. Ils annoncent l’avenir, mais simplement pour autant
qu’ils indiquent la destinée des objets individuels ; eux-mêmes n’influent
ni sur les objets, ni sur les événements... Autrement dit, il n’est nul besoin
que le ciel exerce une influence sur nous, puisque ces images en nous suffisent
à rendre compte d’une partie de nos actions, de notre destinée. Il n’y a pas
interaction.
Illustrons ce premier
cas de figure par un autre exemple, en revenant à Swedenborg. Dans son livre
The Divine Love of Wisdom, le « haut » s’appelle le
« spirituel », et le « bas » s’appelle le
« naturel ». Il écrit : « Il y a deux mondes, le spirituel
et le naturel, qui sont absolument distincts. L’un ne tire rien de l’autre,
mais ils communiquent seulement par correspondances » (entendons,
« par reflets »). Autrement dit, le jeu des fameuses
‘correspondances’ swedenborgiennes repose seulement sur l’idée que le paysage
céleste reflète notre monde, et vice-versa. Mais ils ne sont pas liés l’un à
l’autre de façon organique, il n’y a pas complémentarité active entre eux. Nous
avons donc affaire ici à un dualisme (une sorte de dualisme statique).
Voilà pour le premier
cas de figure. Dans le second il y a, au contraire, action d’un des deux plans
sur l’autre, voire action réciproque. Convoquons de nouveau Paracelse. En
effet, quand il parle non pas des astres proprement dits, mais de l’âme du
monde qui habite et dirige l’univers, alors il évoque la possibilité de voyages
vers elle entrepris pas notre âme humaine. Ainsi, quand celle-ci se libère un
tant soit peu des liens du corps, elle s’en va « fabuler » avec l’âme
du monde, et en rapporte de merveilleux songes.
L’interaction est
encore plus marquée chez Jacob Böhme, le premier grand représentant du courant
qu’on appelle la théosophie chrétienne et dont l’essor a commencé au début du
XVIIe siècle. Certes, chez lui aussi et chez ceux qui se
situent dans sa mouvance, le « haut », c’est le Monde divin (lui-même
très feuilleté, très peuplé), et le « bas », ce sont l’Homme et la
Nature. Pourtant, nous sommes bien loin de la vision swedenborgienne, car un
scénario complexe se joue entre les trois dramatis personae (Monde
divin, Homme, et Nature) en perpétuelle et dramatique interaction, scénario qui
passe par divers épisodes successifs de chutes et de remontées (d’aucuns diront
plus tard: de réintégrations). Or, c’est dans ce second cas de figure que
d’autres versets de La Table d’Émeraude viennent
s’inscrire – sans pour autant dérouler des péripéties aussi complexes que dans
la théosophie chrétienne. Les versets III à VI, notamment, nous apprennent que
« toutes les choses » (omnes res) proviennent d’une « chose
unique » (fuerunt ab uno), d’une sorte de cause originelle qui leur
aurait donné existence par sa « méditation » (meditatione ;
Böhme dira: par son imagination créatrice). Et cette idée est accentuée aux
versets V et VI, dans l’étonnante proposition : « Sa force [= la
force de la chose unique] est entière, si elle est convertie en terre » (Vis
ejus integra est, si versa fuerit in terram). Autrement dit, cette cause
originelle, qui est ce qu’il y a de plus « haut », ne réalise
vraiment son accomplissement qu’en venant s’incarner dans le « bas »
– dans l’homme et dans la Nature. On peut être tenté d’interpréter cela dans un
sens chrétien, ce qui n’était certainement pas l’intention du rédacteur
originel. C’est pourtant dans ce sens là que – pour ne citer qu’un seul exemple
– l’un des principaux représentants de la Naturphilosophie dans
l’Allemagne du XIXe siècle, Franz von Baader, a cité ce verset
un nombre considérable de fois. Comme il est dit plus haut, il en a fait un des
principes sur lesquels repose sa philosophie.
Remarquons aussi que le
verset VIII vient encore renforcer cette idée d’une interpénétration du
« haut » et du « bas » en posant un mouvement à la fois
ascendant et descendant: « Il [= le Un originel] monte de la terre au
ciel, et derechef il descend en terre, et il reçoit [ainsi] la force des choses
supérieures et inférieures » (Ascendit a terra in coelum, iterumque
descendit in terram, et recipit vim superiorum et inferiorum). Autrement
dit, le « haut » a besoin du « bas » pour
s’accomplir… Il ressort de ces versets III à VIII que le deuxième est
moins chargé d’ambigüité si on le situe dans le contexte du poème entier.
Certes, on ignore ce que le rédacteur avait entendu par le ‘haut’, mais on sait
au moins que selon lui les deux plans sont en interaction.
Rapport avec la
Franc-Maçonnerie
En quoi les
considérations qui précèdent concernent-elles la Franc-Maçonnerie ? Céline
Bryon-Portet semble avoir bien balisé le terrain, tant dans son allocution
prononcée à la Deuxième Rencontre Maçonnique, que dans son livre L’Utopie
maçonnique, y compris sur des points auxquels je n’aurais pas pensé. La
question est d’autant plus appropriée que la citation qui fait l’objet du
présent article est souvent présente dans les discours maçonniques. Rien qu’en
France, La Table d’Émeraude est le nom conféré à plusieurs
loges (par exemple, à la Grande Loge Féminine de France, au Grand Orient, etc.,
et il y en a en bien d’autres pays). Si nous consultons l’internet en
écrivant : « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut
franc-maçonnerie », nous découvrons une multitude de blogs et de sites,
surtout si la demande est formulée en anglais et en d’autres langues. Dans
l’abondante littérature imprimée produite par des maçons on trouve maints
commentaires soit du début de la Table, soit de celle-ci en son
entier. On y constate une grande variété d’interprétations. Notons cette
formulation, présente dans un forum maçonnique de discussion: « La
Table d’Émeraude n’est rien de plus que l’exposé d’une procédure
initiatique universelle qui se retrouve en tous temps et en tous lieux,
exprimée avec les mots et les idées du moment et de l’endroit ». On ne
saurait mieux dire pour satisfaire à peu près tout le monde – à condition de ne
pas y regarder de trop près, notamment de ne pas trop douter de l’existence de
cette « procédure initiatique universelle »…
En outre, les quatre
cas de figure présentés plus haut sembleraient compatibles avec l’esprit
maçonnique.
D’une part, en effet,
symbolisme et initiation maçonniques peuvent être compris dans une lumière soit
d’immanence, soit de transcendance. Ainsi, le Grand Architecte de l’Univers
peut être identifié au Dieu de Spinoza (un Dieu immanent à la Nature
elle-même, Deus sive natura ; ce Dieu n’existe pas en dehors
de la Nature). Mais il peut aussi être conçu comme une entité personnelle
située dans un ordre de réalité absolument transcendantale, surplombant toute
création.
D’autre part, en matière d’interaction le franc-maçon peut considérer que le fait de pratiquer des rituels et de vivre une expérience initiatique n’implique pas qu’il exerce du même coup une action quelconque sur un ordre de réalité d’ordre supérieur (sur un un « haut »), ni que cet ordre-là serait disposé à en exercer une sur sa personne. Inversement, il a aussi le droit de croire que par cette pratique et par cette expérience il met en branle des énergies venues d’en haut, lesquelles viennent concourir à l’avancement de son travail. Dans la Maison maçonnique ces quatre positions peuvent cohabiter. Elles ne sauraient que l’enrichir en raison de leur diversité même. Car cette Maison est faite de plusieurs demeures, non pas d’une seule qui reposerait sur un système doctrinal hors duquel il n’y aurait point de salut.
Un imaginaire de la
verticalité
Tout cela dit, notons
aussi que La Table d’Émeraude relève entièrement d’un
imaginaire de la verticalité. Un Frère me disait tout récemment en manière de
plaisanterie: « Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, ce qui est
en bas est comme ce qui est en haut, ce qui est à gauche est comme ce qui est à
droite, ce qui est à droite et comme ce qui est à gauche ». Et dans le
même temps je retrouvais une phrase bien connue d’André Breton, qui écrit dans
un de ses Manifestes du Surréalisme (années 1920): « Tout
porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la
mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et
l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus
contradictoirement ». Ce qui, dans la phrase d’André Breton et dans la
plaisanterie de ce Frère, retient mon attention, c’est que toutes deux évoquent
une idée de complémentarité du vertical et de l’horizontal
Or, justement, la
Franc-Maçonnerie repose sur cette complémentarité. Elle peut donc se trouver
tentée d’hypostasier l’une des deux dimensions au détriment de l’autre. À trop
perdre de vue la verticale elle s’expose à une déperdition de sens. Mais à trop
négliger l’horizontale elle tombe dans la confusion du mythique et de
l’historique, tend à ignorer sa propre histoire et, du même coup, à projeter
sur sa dimension verticale des contenus détachés de tout ancrage proprement
maçonnique.
La fameuse formule constitue
un pôle fédérateur de réflexions – conciliables ou non –, de rencontres, un
fertile accoucheur d’idées, de méditations. Certes, mais à condition de ne pas
la brandir comme une sorte d’article de foi auquel on serait tenu de souscrire
tout bonnement. Elle appelle, principalement en raison de son caractère ambigu
et unidimensionnel, une approche critique, laquelle relève du travail du
franc-maçon – travail qui consiste, notamment, à manier images et symboles avec
discernement.
Regard
maçonnique sur l'alchimie

Tout d'abord, nous
pouvons constater que les termes communs aux traditions maçonnique et
hermétique sont nombreux. Ainsi, le Grand Œuvre ou l'Art Royal (la couronne est
un élément récurrent de l'iconographie hermétique) sont des mots employés tant
par le maçon que par l'alchimiste pour désigner leur quête respective. On
connaît l'importance du symbole en franc-maçonnerie, ce langage universel est
également fort prisé des alchimistes. Nombre d'œuvres hermétiques parmi les
plus célèbres, sont purement iconographiques. C’est le cas, par exemple, du
Mutus Liber ; ou des 17 figures attribuées à Jean Conrad Barchusen.
Le soleil, la lune et
les étoiles qui ornent nos temples maçonniques sont également des symboles
alchimiques. Le soleil représente le principe mâle ; le soufre, tandis que la
lune est le principe féminin ; le mercure. On verra ultérieurement que les «
noces chimiques » du soufre et du mercure ne sont autres que le Grand Œuvre, et
comment il est possible d'y reconnaître un des buts de la franc-maçonnerie.
Sept étoiles symbolisent les 7
distillations nécessaires à l'alchimiste pour réussir le Grand Œuvre. On
retrouve ici la symbolique des nombres chère à toute tradition initiatique. Le
nombre 7 est le nombre de la perfection, de l'éternité.
Parmi les figures de
Barchusen, remarquables tant par leur symbolisme que par leur esthétique, on
peut voir le tétragramme au sein de nuées accompagnant une apparition divine.
Notons enfin, que les 4 éléments et la pierre jouent un rôle fondamental en
alchimie et en franc-maçonnerie, rôle que je détaillerai dans une autre partie
de cette planche. Il est possible, me semble-t-il, d'aller plus loin encore que
le simple constat d'un langage commun entre l'alchimie et la franc-maçonnerie.
Leur but et leur méthode sont les mêmes. Telle est mon hypothèse, et je vais
m'efforcer, sinon de la prouver, tout au moins de l'étayer.
Le but du Grand Œuvre
est le mariage du soufre (pôle masculin) et du mercure (pôle féminin) par
l'action du sel ; principe neutre et élément ternaire qui scelle les deux
autres. La légende veut que l'alchimiste, au terme de sa quête, devienne
hermaphrodite. L'importance du nombre 3 ; le ternaire qui permet de dépasser
les oppositions en une nouvelle synthèse, se retrouve en maçonnerie afin de
rassembler ce qui est épars. Un alchimiste a dit : « Le secret consiste à
savoir convertir la pierre en aimant, qui attire, embrasse et unit cette quintessence
astrale ». L'un est aussi le tout ; selon la formule alchimique, tout est un et tout se ramène à l'un. C'est
là un enseignement initiatique important présent dans nombre de traditions. On
distingue deux sortes d'unités : l'unité initiale et l'unité finale, l'alpha et
l'oméga, symbolisé par l'image célèbre du serpent qui se mord la queue, souvent
présente dans les traites alchimiques. Du magma initial surgit l'ordre final,
entre les deux, les alchimistes devinent tout le circuit de la matière transmuée.
Chacun sait que le but de tout alchimiste est de trouver la fameuse pierre
philosophale. On s'est souvent perdu en conjectures pour deviner la nature
réelle de cette pierre. Peut-être est-il possible d'y voir plus clair en
raisonnant en maçon.
La pierre philosophale
ne serait-elle pas notre pierre taillée ? Ne symboliserait-elle pas l'adepte
accompli ? Quelle différence entre passer du vil plomb à l'or alchimique et
passer de la pierre brute à la pierre taillée ? Deux terminologies différentes
peuvent fort bien traduire une même réalité. En franc-maçonnerie, on comprend
vite que la pierre n'est autre que le franc-maçon lui-même, et le travail
initiatique un travail sur soi. De leur côté, bien des alchimistes ont reconnu
que la coction finale avait lieu simultanément dans l'athanor de briques et
dans celui du cœur. Jung, qui s'est
intéressé à l'alchimie, pensait que l'œuvre opérative n'était que la projection
de l'Œuvre intérieure. L'artiste et l'Œuvre, à l'instar du temple intérieur et
du temple extérieur, ne font qu'un. Il apparaît donc que le but de l'alchimie
semble bien être le même que celui de la franc-maçonnerie, à savoir le
perfectionnement constant de l'initie.
Voyons maintenant ce
qu'il en est de la méthode. Oswald Wirth estimait que l'initiation maçonnique,
en particulier l'épreuve de la terre, résumait l'essentiel du processus
alchimique. Lors de l'initiation maçonnique, le récipiendaire est tout d'abord
dépouillé de ses métaux. La première opération alchimique consiste à
débarrasser la matière première, nous parlerions nous de la pierre brute, de
toutes ses impuretés. Ensuite, le futur franc-maçon est placé dans le cabinet
de réflexion où il mourra en tant que profane. En alchimie, la putréfaction ou
Œuvre au noir, se déroule dans l'Œuf philosophique hermétique, scellé.
L'hermétiste Jacob précise que « la fin du Grand Œuvre est de se débarrasser,
quand il le voudra, de la chair corruptible sans passer par la mort ».
Au sein du cabinet de
réflexion se trouvent de nombreux symboles alchimiques. A commencer par le sel,
le soufre et le mercure ; éléments essentiels du Grand Œuvre dont le rôle a été
évoqué précédemment. N'oublions pas le coq qui annonce le lever du soleil et
qui, selon Fulcanelli, symbolise un autre élément alchimique, le vif argent. Enfin,
bien sûr, la célèbre formule alchimique + V\ I\ T\ R\ I\ O\ L\ : visita
interiora terrae, rectificando invenies occultum lapidem. Pour les non
latinistes, dont je suis, visite l'intérieur de la terre et en rectifiant tu
trouveras la pierre cachée.
On a vu que le
franc-maçon et l'alchimiste étaient à la fois maître d'Œuvre et matériau ; la
formule V\ I\ T\ R\ I\ O\ L\, qui invite
à l'introspection indispensable à toute initiation va dans ce sens. J'ai évoqué
Jung, ici le parallèle avec la psychanalyse s'impose. N'est-ce pas en visitant
les profondeurs de l'Homme, dans les ténèbres intérieures, que le psychanalyste
va chercher la lumière, la vérité de l'être ?
Chaque épreuve de
l'initiation maçonnique correspond à une étape du processus alchimique. L'épreuve
de l'air : le subtil se dégage de l'épais. L'épreuve de l'eau : la purification
par l'eau, la distillation ou Œuvre au blanc. L'épreuve du feu correspond à la
calcination, l'Œuvre au rouge qui annonce l'aboutissement du Grand Œuvre.
L'initiation maçonnique et l'Œuvre alchimique peuvent se résumer en une suite
de purifications successives tendant à la pureté absolue.
On peut également noter
que le travail de l'alchimiste, tout comme celui du maçon, doit s'effectuer à
couvert ; condition sine qua non de la réussite du Grand Œuvre. Ainsi de
nombreux auteurs hermétistes soulignèrent le fait qu'il doive toujours y avoir
à la porte du laboratoire, une sentinelle armée d'un glaive flamboyant pour
examiner tous les visiteurs et renvoyer ceux qui ne sont pas dignes d'être
admis. Le rapprochement avec le frère couvreur et le tuilage est évident.
En conclusion, il
semble légitime de penser que l'alchimie est bien une philosophie initiatique
et qu'il existe effectivement un message hermétique, un but et une méthode assez
proches de ce que nous connaissons en maçonnerie. L'alchimie étant
historiquement antérieure à la franc-maçonnerie spéculative, on peut en déduire
que l'hermétisme a inspiré les premiers maçons.
Je terminerai cette
planche en tentant de répondre à une question qui revient souvent : Pourquoi
les écrits alchimiques sont-ils rédigés dans une langue si hermétique ? Je
vois, quant à moi, trois hypothèses qui d'ailleurs ne sont pas exclusives. Le
secret est si important qu'il ne convient pas de le divulguer au tout venant.
Il ne faut pas jeter des perles aux pourceaux ! Seconde hypothèse : ce qui est
important c'est le chemin parcouru, la recherche et le travail. Le message,
s'il était révélé sans difficulté (mais peut-il l'être ?), perdrait alors toute
valeur initiatique.
Enfin, une hypothèse
que je qualifierai de politico-religieuse. L'alchimie, à bien des égards, est
une hérésie selon les critères de l'Eglise catholique. Or, l'alchimie s'est
développée en Occident au Moyen Age, période où l'inquisition sévissait et les
bûchers fleurissaient. L'alchimiste n'avait donc pas intérêt à être trop
explicite quant à sa philosophie. Plus tard l'Eglise catholique apostolique et
romaine se trouvera un autre ennemi en la personne du franc maçon, mais cela
est une autre histoire.
La
spiritualité de la Rose-Croix
Avant d’entrer dans le
sujet proprement dit, il est bon de s’arrêter sur la définition de cinq mots
qui apparaîtront sans cesse, dans mon propos :
L’Alchimie : discipline
qui recouvre un ensemble de pratiques et de spéculations, en rapport avec la
transmutation des métaux. L’un des objectifs de l’alchimie est le grand œuvre,
c’est-à-dire la réalisation de la pierre philosophale permettant la
transmutation des métaux, notamment des métaux « vils », comme le plomb, en
métaux nobles : l’argent, l’or.
Un autre objectif
classique de l’alchimie est la recherche de la panacée (médecine universelle)
et la prolongation de la vie, via un élixir de longue vie.
La pratique de
l’alchimie et les théories de la matière sur lesquelles elle se fonde, sont
parfois accompagnées, notamment à partir de la Renaissance, de spéculations
philosophiques, mystiques ou spirituelles. Son déclin arrivera avec les travaux
de la chimie moderne de Lavoisier.
L’Hermétisme
: il peut prendre trois sens différents. Le mot désigne :
- une doctrine
ésotérique fondée sur des écrits de l’époque
- gréco-romaine.
- une doctrine occulte
des alchimistes, au Moyen Age et à la Renaissance.
- dans le sens commun,
le caractère de ce qui est difficile à comprendre.
L’Hermétisme est une
philosophie, une religion, un ésotérisme, ou une spiritualité en quête de salut
par l’esprit, mais supposant la connaissance analogique du cosmos qui se
définit comme étant l’univers considéré dans son ensemble. Le salut passe par
la connaissance : se connaître, se reconnaître comme « étant fait de vie et de
lumière », à l’image de Dieu.
L’Occultisme : désigne,
en histoire, un ensemble de courants préoccupés par les forces mystérieuses du
cosmos et de l’homme. L’astrologie qui parle des influences astrales, le
néo-occultisme qui traite des « facultés occultes de l’Homme » et des « forces
invisibles de la Nature », en font partie.
En ce qui concerne
l’époque où se situe la « naissance » de la confrérie Rose-Croix, il faut tenir
compte de l’influence de Nostradamus (1503-1566), médecin et astrologue
français, auteur d’un recueil de prédictions, dit « Centuries ».
Le Gnosticisme =
système de philosophie religieuse dont les partisans prétendaient avoir une
connaissance complète et transcendante de la nature et des attributs de Dieu.
La Kabbale est une
science traditionnelle juive extraordinairement complexe et mystique qui
propose une méthode d’interprétation et d’étude ésotérique de l’Ancien
Testament. Son but essentiel est de trouver les faces cachées de Dieu et de
comprendre les origines et le fonctionnement de l’univers.
La
ROSE-CROIX
Entre 1614 et 1620,
l’Europe se passionne pour un personnage mythique, fondateur de l’énigmatique
fraternité de la Rose-Croix laquelle émerveille et suscite les commentaires les
plus contradictoires. On parle d’un certain Christian Rose-Croix ou Christian
Rosencreutz, né en 1378, mort en 1484 – donc à l’âge de cent six ans – et dont
la sépulture n’a été découverte qu’en 1604, soit cent vingt ans après sa mort,
comme il l’avait lui-même annoncé. Durant cette même période, trois écrits
anonymes circulent. Ce sont eux qui sont à la base de cet énorme engouement.
Ils sont regroupés sous le nom : « Les Manifestes ». Ils se nomment : La Fama
Fraternitatis, éditée à Cassel en 1614, La Confessio, éditée à Cassel en1615,
Les Noces Chymiques de Christian Rose-Croix, éditées en Allemagne et à
Strasbourg.
On ne connaît pas avec
certitude le ou les rédacteurs des « Manifestes », pas plus qu’on ne sait s’il
existait un ordre Rose-Croix à leur origine. On pense surtout qu’ils sont
l’œuvre d’un groupe engagé dans des difficultés de la vie et qui veut faire
entendre sa voix, tout en restant discret pour éviter la persécution. Ces
hommes ne sont pas visibles. Pour les comprendre, il faut pénétrer leur
royaume. Nous sommes dans l’Hermétisme philosophique.
« Les Manifestes » sont
l’expression d’un courant de pensée, le message d’une société qui veut se
construire avec pour base : la charité, la foi et l’espérance qui ont pour
synonyme l’amour. Ces « Manifestes » répondaient à une aspiration du moment,
dans cette ambiance de guerres de religion, dans le bouillonnement spirituel où
l’on craint le bûcher (Jérome Savonarole en Italie, Jan Huss en Bohème). Il
faut dénoncer l’hérésie.
Pour mémoire à cette
époque, le catholicisme est en plein émoi avec des schismes importants : -
celui de Jean Wiclef au XIV ème siècle en Angleterre. Celui d’Henri VIII
d’Angleterre qui a rompu avec Rome et fondé l’Eglise Anglicane. Dans la seconde
moitié du XVI ème siècle sont nés le Luthéranisme en Allemagne et le Calvinisme
en Suisse.
En France, l’Edit de
Nantes promulgué par Henri IV, le 13 avril 1598, a fait cesser les guerres de
religion, marquées par la terrible nuit de la Saint Barthélemy le 24 août 1572.
Mais bientôt, l’Europe va s’embraser pour ce même sujet, avec la Guerre de
Trente ans (1618-1648).
Pourquoi ce nom de
Rose-Croix ? Comment associer un instrument de supplice qui résume tout le
drame de la passion du Christ à la grâce et à la fraîcheur de la rose ? Ainsi
sont unies la croix, signe sacré de mort et la rose signe de vie, de parfum qui
s’évanouit. Ainsi est créé un symbole de l’immortalité : la croix et en son
centre la rose, goutte de sang qui renaît, la croix corps physique de l’homme
et la rose l’esprit en voie d’évolution pour atteindre la révélation d’une
connaissance d’un ordre supérieur.
Les
trois « MANIFESTES ALLEMANDS »
1 - La FAMA
FRATERNITATIS, qui est un volume de 147 pages, sans nom d’auteur, avec deux
parties : La première est une satire des réformes sociales et morales. Il y est
dit que la rédemption ne peut pas se faire par l’Eglise, mais par une religion
du cœur, par un élan mystique.
La seconde contient le
récit de la vie du frère R\ C\, dont le nom Christian Rosencreutz ou Christian
Rose-Croix ne sera donné que plus tard. C’est un récit mythique, utopique,
allégorique, des aventures et des expériences d’un être surdoué : R\ C\,
voyageant dans les pays du bassin méditerranéen.
A Fès, au Maroc, des
habitants lui livrent la connaissance suprême. Il a reçu mission de communiquer
à la chrétienté la sagesse qu’il vient d’acquérir et de fonder une société
secrète « qui aura à satiété or et pierres précieuses et qui enseignera les
monarques ».
Après s’être rendu en Espagne,
il accomplit, dans un lieu sauvage, une retraite de cinq ans. Il recrute à la
fin de cette épreuve, trois fidèles compagnons, dont on ne nous livre que les
initiales : frater G\ V\, frater I\ A\ et frater I\ O\.
Tous trois jurent à R\
C\ fidélité et rédigent, sous sa direction, des écrits fondamentaux. Ils
bâtissent le nouveau « Temple du Saint Esprit ». Ils guérissent les malades et
consolent les désespérés. Sept ans plus tard d’autres étudiants sont cooptés en
la Sainte Science et constituent ainsi la « Fraternité ». Pour y être admis, il
faut être célibataire et chaste.
Ces frères, « nobles
voyageurs », partent en mission à travers le monde. Ils se réunissent
annuellement en un lieu mystérieux : le « Temple du Saint Esprit », et dit la
Fama : « Ces hommes dirigés par Dieu et par toute la machine céleste, choisis
parmi les plus sages de plusieurs siècle, ont vécu dans l’union la plus
parfaite, le plus grand mutisme et la plus grande bonté ».
Suscitant la
controverse, la Fama, texte obscur paraissant de nos jours anodin, connaît à
l’époque un véritable succès. En fait, ce texte est en harmonie avec cette
période qui connaît un bouillonnement spirituel soumis à l’emprise de Luther et
de Calvin. A Rome, le pape Alexandre VI « Borgia » a introduit l’autoritarisme,
la débauche, la luxure. En politique, le florentin Machiavel a écrit « Le Prince
» qui flatte l’hypocrisie.
La révolte gronde dans
les cœurs, mais on craint la puissance des jésuites et la farouche
détermination de l’inquisition. Aussi comprenons-nous les précautions pour
s’exprimer en termes voilés, sans nom d’auteur.
L’ouvrage original
présente un sens général selon lequel la vraie réforme ne peut se faire de
l’extérieur comme le promouvaient penseurs et législateurs, mais qu’elle doit
être intérieure, spirituelle et mystique. Le Rose-Croix est la perfection
spirituelle et morale.
A cette époque des
groupes d’hommes – des illuminés – annoncent la fin du monde. Ils prêchent dans
les campagnes pour préparer l’humanité à l’avènement du Saint Esprit. Cependant
la Fraternité de la Rose-Croix reconnaît que pour être sauvé, il faut être «
l’élu ». Ainsi tous les hommes ne peuvent pas accéder au salut éternel.
Nous apprenons que la
Confrérie prend partie en astronomie pour Galilée contre Rome qui soutient la
théorie de Ptolémée. La Confessio est un texte hermétique, ambigu. Il y
apparaît pour la première fois le nom de Christian Rosencreutz qui jusqu’ici ne
figurait que par ses initiales R\ C\.
Durant sept jours, ce
vieillard qui vit en ermite accepte de participer à de terribles épreuves
physiques, à répondre à des questions et à fournir des preuves de sa pensée
spirituelle afin de prouver l’authenticité de son accomplissement énigmatique à
base initiatique.
Par le fond et la
forme, les « Manifestes » sont caractéristiques de la pensée de l’époque, au
tournant de la Renaissance, de l’âge baroque. On y trouve des références et
allusions au néoplatonisme, au pythagoriciens, à la philosophie arabe, à la
kabbale, à la gnose et même aux sages de l’Inde.
Les
Rose-Croix en France au Moyen-Age
Ces manuscrits «
Manifestes », plus ou moins valablement traduits, franchissent facilement les
frontières. Clandestinement, des affichettes sont collées sur les murs des
villes de France, notamment à Paris. Elles comportent le texte suivant :
« Nous députés du
collège principal des frères de la Rose-Croix, faisons séjour visible et
invisible dans cette ville par la grâce du Très Haut, vers lequel se tournent
les cœurs des justes. Nous montrons et enseignons sans livres, ni marques, à
parler de toutes sortes de langues du pays où nous voulons être, pour tirer les
hommes, nos semblables d’erreurs de mort ».
Le clergé s’inquiète.
Ces placards sentent le huguenot. Il n’y a aucune référence au Christ, à la
Vierge, aux Saints.
Cependant, pour ce
monde moyenâgeux, superstitieux, mystique, en but aux guerres de religion, le
frère Rose-Croix va représenter le degré suprême de la piété, de la sagesse. Il
est l’ultime secours pour son prochain tant pour son âme, en dehors de l’Eglise
souvent honnie, que pour son corps, puisque le frère Rose-Croix exerce la
médecine avec charité.
On s’interroge sur ces
hommes qui peuvent se rendre invisibles, qui peuvent parler n’importe quelle
langue, qui savent sonder l’âme de chacun et qui ne se dévoilent qu’à ceux qui
cherchent l’illumination interne. Cependant en France, « Les Manifestes »
auront moins d’influence qu’en Allemagne et en Angleterre.
Les
premières Générations des Adeptes de la Rose-Croix
L’influence
de l’ALCHIMIE.
Aux XVème, XVIème,
XVIIème siècles des fraternités rosicrusiennes furent fort utiles aux
alchimistes pour s’entraider, se communiquer leurs travaux à l’abri des regards
des pouvoirs publics et religieux. Leur bijou symbolique était une rose sur
laquelle se détachait une croix ornée en son centre d’une rose. Le pélican est
aussi un symbole.
Que de mystères autour
de ces alchimistes, de ces philosophes adeptes de l’occultisme, de l’hermétisme,
personnages énigmatiques qui ne parlent clairement que pour mieux dérouter les
gens.
Arrêtons-nous sur quelques-uns
de ces personnages marquants, essentiellement théologiens, qui parcourent
l’Europe et en particulier l’Allemagne :
Johann Valentin ANDREAE
(1586-1654), astronome, mathématicien, théologien. Beaucoup le considèrent
comme étant le père des « Manifestes », en particulier des Noces Chymiques de
Christian Rosencreutz. L’insigne des Rose-Croix s’inspire du blason de sa
famille. Il a écrit de nombreux livres ésotériques et a fondé sa « République
Christianapolitaine », basée sur le travail, la fraternité et une pure vie
chrétienne.
PARACELSE (1493-1541),
suisse, de son vrai nom Théophraste Bombast von Holenheim. Alchimiste, médecin,
barbier-chirurgien, sa renommée traversa l’Europe. Il domine son époque en
étant admiré mais aussi haÏ. Il est en désaccord avec les œuvres médicales
d’Avicenne, d’Hippocrate, de Galien. Il découvre le Zinc le chlorure et le
sulfate de mercure, la fleur de soufre, le bismuth etc.
Il critique le pape et
Luther. Mais il insiste sur le sens cosmique de la Cène mystique, en déclarant
que la pain et le vin sont les concentrations des forces de la nature, que le
Christ fait naître la semence de résurrection. Il se crée une union directe
avec la Divinité et édifie un système de l’harmonie, de l’unité universelle.
C’est un illuminé. Il reste l’apôtre des Rose-Croix.
Francis BACON
(1561-1626) définit une société idéale qui se propose de faire le bonheur des
hommes en leur révélant les secrets de la nature. On l’appelle le Temple de
Salomon qui est une utopie conforme à la fois au message rosicrucien et à
l’idéal de la franc-maçonnerie.
COMENIUS (1592-1670),
théologien hanté par une doctrine universelle dans laquelle le processus
éducatif n’est pas limité à l’action de l’école et à celle de la famille, mais
il est solidaire de la vie sociale toute entière. Son influence est
considérable à travers les siècles et en 1958 l’UNESCO lui a rendu hommage.
Robert FLUDD
(1574-1836). On retrouve dans ses écrits un esprit qui préfigure celui de 1723
dans la Convention d’Anderson.
René DESCARTES
(1596-1650). Proche de Coménius, on trouve dans « Les Principes de la
Philosophie » des pensées des Rose-Croix en ce qui concerne la morale, les
sciences et la méthaphysique.
L’appartenance de
Descartes et Spinosa à la Rose-Croix est contestable.
Les Mouvements
Rosicruciens du XVIII ème siècle.
Rose-Croix
et Rosicruciens.
La Rose-Croix
originelle, celle de la Fama et de Confessio avait été un invisible collège,
une église, une fraternité. Sans organisation, elle rassemblait dans un commun
idéal des hommes prédestinés, ou qui s’estimaient tels, à qui le Très Haut
avait confié une mission : savants, érudits, clerc, initiés. Aucun degré
hiérarchique ne les séparait. Ils se retrouvaient rarement, mais étaient unis
par une mutuelle estime, la prière et la communauté des aspirations.
Ces invisibles,
Rose-Croix d’origine, se retirèrent de l’Occident au début du XVIIème siècle,
dit-on. Alors apparurent des organisations revendiquant la qualité de
Rose-Croix. On les classe sous le nom de Rosicruciens, mais ce ne sont pas de
véritables Rose-Croix, déjà par le fait qu’elles sont structurées et non une
fraternité libre. Nous retiendrons parmi celles-ci :
A - La Rose-Croix d’Or
qui apparaît en 1714 à Breslau, avec la publication d’un traité « Véritable et
Parfaite Préparation de la Pierre Philosophale ». Elle a l’esprit des «
Manifestes », avec un rituel semblable à celui de la Franc-Maçonnerie. Son
bijou d’ordre est une croix de Saint André. Elle était très influente dans la
haute société.
B - La Rose-Croix d’Or d’Ancien
Système. Elle se crée au sein de la loge maçonnique des Trois Globes à Berlin
en 1777. Elle accueille les hauts grades de la franc-maçonnerie. Elle affirme
détenir les secrets sur la transmutation des métaux et avoir le pouvoir de
guérir les malades.
C - Les Illuminés de
Bavière. Société qui se crée en 1776, sur structure maçonnique. Elle est contre
le clergé et les jésuites, et désire abolir le droit de propriété. Karl Marx
s’en inspire.
D - Les Réau-Croix. On
regroupe sous ce titre un ensemble de loges fondées par des francs-maçons.
C’est l’esprit de la Rose-Croix d’or avec pour base l’hermétisme, l’occultisme,
l’alchimie et une structure maçonnique.
Des personnages sont assimilés à la Rose-Croix : Cagliostro, le comte de Saint Germain.
Les
Mouvements Rosicruciens aux XIX, XX, XXI ème siècles.
Cependant, quand on
décante tout ce mouvement rosicrucien des trois derniers siècles, il faut
retenir des sociétés actives qui peuvent se prévaloir de l’héritage
rosicrucien. Nous retiendrons :
B - L’Ecole de la
Rose-Croix d’or, crée en 1924 aux Etats-Unis compte 700 membres en France.
C - La Sociétas
Roscrucianas in Anglia (1867) fondée à Londres par deux grands maîtres maçons
de la Grande Loge unie d’Angleterre. Très stricte, elle se définit comme une
aide mutuelle et l’encouragement dans la recherche sur les grands problèmes de
la vie.
D - L’Ancien et
Mystique Ordre de la Rose-Croix (AMORC). C’est en France la plus connue des
associations rosicruciennes. Elle fut fondée en 1909 par un américain le
docteur H. Spencer Lewis à San José, Californie.
Le siège mondial de
l’AMORC est à San José. Cet ordre est très riche avec bibliothèque, musée,
université, laboratoires etc.
Actuellement l’AMORC a
des temples dans pratiquement toutes les grandes villes de France. L’adhérent
reçoit des cours par correspondance. Ces cahiers d’instruction lui permettent
de créer chez lui un « sanctum » où chaque jour, vêtu d’une certaine manière,
il se livre à des exercices spirituels.
Il y a d’autres
sociétés Rose-Croix à travers le monde, aux Etats-Unis en particulier, aux
Pays-Bas, en Allemagne. Elles sont souvent très discrètes, hermétiques,
gnostiques, ésotériques, kabbalistiques, avec assez peu de membres en général.
Rose-Croix
et Alchimie.
Dans l’existence
humaine, l’âme a la possibilité d’accomplir son apprentissage pour se parfaire,
opérant la transmutation du vil métal de ses vices et de ses défauts en or
spirituel, autrement dit en vertus et en qualités correspondantes. L’alchimie
met en relation Dieu, l’homme et la nature. La rencontre de l’homme, microcosme
et l’Univers macrocosme est symbolisée par la croix ayant la rose en son
centre, lieu de l’alchimie, l’athanor.
La
Rose-Croix et la Franc-Maçonnerie.
Certains auteurs
exprimeraient même le fait que les deux sociétés n’auraient été qu’une seule et
même société à l’origine et qu’elles se seraient disjointes pour propager d’une
part chez les Maçons des idées philosophiques, philanthropiques et d’autre part
chez les Rose-Croix des recherches kabbalistiques, c’est-à-dire de communication
des esprits et de recherches alchimiques.
Il n’existe pas de liens officiels entre les deux sociétés, mais on peut faire
partie des deux.
Franc-maçonnerie et rosicrucisme ?
À première vue, une
affaire classée depuis les travaux de Paul Arnold – à manier
précautionneusement toutefois – (1955 puis 1990), et, surtout, de Bernard
Gorceix (1970) et de Roland Edighoffer (1982-1987), résumés dans unQue sais-je
?en 1982 (édition revue et corrigée en 1986) – si je m’en tiens aux livres
écrits en français. Pour autant, l’affaire n’est pas enterrée, et, de manière
récurrente, des ouvrages paraissent qui reviennent sur le dossier. Ils
n’apportent rien de neuf, mais entretiennent la curiosité du public ; souvent,
ils ignorent ce qui s’est écrit de sérieux sur le sujet, et se contentent de
nous raconter une histoire. Tel n’est pas le cas avec Didier Kahn et sa
trilogie surAlchimie et paracelsisme en France.
C’est le tout venant de
la littérature rosicrucienne qui, par des canaux divers, s’est maintenue
jusqu’à nous. Sans parler de l’AMORC (Antiquus Mysticusque Ordo Rosae Crucis)
dont l’origine est récente, l’œuvre d’un Paul Sédir – Yvon Le Loup de son vrai
nom – donne une bonne idée des filiations imaginaires que se reconnaissent les
rosicruciens puisque, selon lui, elles se perdent dans la nuit des temps : «
Quant à la Rose-Croix essentielle, elle existe depuis qu’il y a des hommes
ici-bas, car elle est une fonction immatérielle de la Terre. » Sans doute,
précise-t-il, elle « n’a porté ce nom qu’en Europe et au XVIIIe siècle », mais
ce n’était que prudence de sa part car son secret ne pouvait être entendu de
tous. Après avoir cité les « alchimistes » les plus réputés, « pour rester dans
le vraisemblable », Sédir considère que les « vrais » représentants de la
Rose-Croix sont les gardiens de la tradition ésotérique, les interprètes de la
lumière de l’Évangile, et les éclaireurs, les annonciateurs de la venue du
Saint-Esprit.
Pourquoi pas ! Mais ce
n’est pas le souci de l’historien ; aussi l’angle adopté par Didier Kahn est
tout autre dans le premier volume d’une trilogie annoncée sur Alchimie et
paracelsisme en France (1567-1625) qui vient de sortir. Des 808 pages que
compte cette introduction au corpus paracelsien, je ne retiendrai que le
chapitre consacré aux Rose-Croix (pp. 413-499). Il s’intitule brutalement : La
mystification rosicrucienne, et à le lire on comprend qu’il s’agit bel et bien
d’une mystification.
Déjà connu par ses
travaux sur l’alchimie médiévale, éditeur de Thomas Vaughan – j’en avais rendu
compte ici-même en son temps –, collaborateur actif de Chrysopeia, savante
revue éditée par Sylvain Matton, spécialiste aussi de Diderot (il coordonne
l’édition de ses Œuvres complètes publiées chez Hermann), Didier Kahn,
chercheur au CNRS, ne se préoccupe pas de démêler le « vrai » du « faux » dans
ce qu’écrivent les alchimistes, mais de rendre leurs théories intelligibles et
de nous permettre de comprendre à la fois la place qu’on leur assignait dans
leur temps et le rôle qu’elles jouent dans l’histoire culturelle d’une époque.
Son propos n’est pas d’écrire une histoire hermétique de l’hermétisme, mais de
rendre l’hermétisme intelligible à tous (sauf peut-être à ses adeptes) sans
fatiguer le lecteur par des professions de foi et des « révélations » propres
seulement à intéresser quelques capucins en cavale ou des maçons en déshérence.
Le lecteur non prévenu
– celui que ne taraude pas la question du « sens » ou de la « vérité » –,
apprendra beaucoup en fréquentant Didier Kahn qui a tout lu de et sur la
littérature alchimique du temps, sans nourrir pour autant d’inutiles
préventions qu’on s’empresserait de qualifier de positivistes. Son souci est
scientifique. Il nous propose un modèle d’intelligibilité susceptible de rendre
compte d’une époque assez éloignée de la nôtre pour que les effets de miroir
soient dissipés, mais parlant une langue que nous comprenons encore et qui, par
conséquent, nous parle. Ce double écueil levé, restait à en surmonter un troisième,
de poids celui-là : c’est que la question de l’alchimie demeure une question
chaude, « qui fait perdre la tête aux meilleurs esprits ». J’ai évoqué Sédir
[Désir !], qui finira par se brouiller avec tous ses amis, Guaïta, Péladan,
Papus, qu’il accusera d’imposture quand, sur le tard, il se sera converti au
catholicisme – ou à ce qui y ressemble. Mais, on pourrait évoquer Serge Hutin,
pourtant élève d’Alexandre Koyré, savant lorsqu’il étudie les platoniciens de
Cambridge ou Boehme, et délirant lorsqu’il parle d’alchimie ; on pourrait en
citer d’autres encore, mais leur nombre est si élevé que cela deviendrait
fastidieux.
Sans m’attarder
davantage sur les saines précautions méthodologiques que prend Didier Kahn, ce
qui frappe dans son travail est le souci marqué qu’il a de replacer l’alchimie
(qu’il se garde de définir car ce serait fixer une orthodoxie) dans le contexte
culturel de son temps : sont alchimistes ceux qui se considèrent tels, ou que
les contemporains désignent comme tels. Ce faisant, il évite le piège de la
téléologie qui partant de la chimie de Lavoisier décrit les alchimistes comme
des esprits attardés essentiellement crédules, ignorants, ou, ce qui revient au
même, comme des imposteurs effrontés. Car si le bon sens conduit à penser que
les imbéciles et les « fous » sont de tous les temps (et de tous les pays), ce
même bon sens doit nous convaincre que ni Vanini, ni Giordano Bruno (sur lequel
Bertrand Levergeois, par ses traductions et sa biographie, nous a éclairés pour
bien longtemps), ni tant d’autres moins connus qui donnèrent tête baissé dans
la chrysopée, n’étaient ni « fous », ni imposteurs – pas plus que Newton
commentant l’Apocalypse de saint Jean tout en écrivant ses Principia ! La bonne
méthode, en histoire, consiste donc à partir de ce qu’ils écrivent, de la façon
dont ils l’écrivent, de la diffusion de leurs œuvres, de la position qu’ils
occupent dans la société de leur temps, des contraintes matérielles qu’ils
doivent surmonter, pour comprendre l’univers mental qui était le leur, sans y
projeter nos fantasmes, nos « certitudes » et, pour tout dire, nos préjugés.
Mystification
La mystification
rosicrucienne apparaît en France autour des années 1623-1624 ; elle s’inscrit
explicitement dans la mouvance paracelsienne (dont elle réduit l’universalisme
puisqu’elle n’en retient que les aspects alchimiques). L’affaire devient
publique pendant l’été 1623, quand sont affichés à Paris des placards annonçant
la présence de « députés du Collège principal des Frères de la Rose-Croix » doués
de pouvoirs merveilleux et soucieux d’extirper les erreurs mortifères que
partageaient leurs contemporains. Il aurait pu ne s’agir que d’un fait divers
si certains ne s’étaient servi de cette annonce pour la transformer en un
événement exceptionnel attestant dans l’Occident chrétien la permanence d’une
tradition alchimique dont le fin mot serait enfin révélé. Du coup, les
meilleurs esprits s’en mêlèrent et ce qui allait se trouver n’être qu’une
plaisanterie, devenait un fait social total, comme dirait Marcel Mauss.
« Qui rédigea, qui
afficha les placards de 1623 – se demande Didier Kahn –, et dans quels buts ? Y
eut-il plusieurs textes distincts les uns des autres ? Quelles réactions
suscitèrent-ils au juste ? » De telles questions replacent l’affaire sur son
véritable terrain qui est, bien sûr, socio-politique ; elle paraît intimement
liée aux combats vifs qui opposent alors l’orthodoxie aux courants libertins.
Le paracelsisme revendiqué dans les Placards fera les frais de la polémique et,
pour beaucoup, se résumera à l’alchimisme réel ou supposé de la Rose-Croix. Un
peu comme dans l’histoire de la dent d’or rapportée par Fontenelle, on fera
l’économie d’une enquête préalable, pour ne s’intéresser qu’aux redoutables
pouvoirs détenus par ces sages dispensateurs d’un nouvel évangile.
L’affaire aurait pu
s’éteindre d’elle-même et, n’avaient été les interventions de Baillet et de
Mersenne mêlant Descartes aux Invisibles, on en serait resté aux querelles
ordinaires qui opposent les doctes entre eux et parfois le public qui s’y
intéresse. Mais, pour des raisons qui restent à analyser, ce ne fut pas le cas
et, très tôt, les Rose-Croix devinrent une pomme de discorde. Didier Kahn se
pose les bonnes questions, analyse les textes, identifie leur(s) auteur(s),
discute les témoignages, et conclut avec les meilleurs spécialistes à
l’imposture d’Étienne Chaume.
Ce constat, finalement
banal, lui donne l’occasion de revenir un instant sur l’historiographie du
sujet. S’en détache l’importante figure de Frances Yates que des travaux
importants (mais largement complétés depuis) sur Giordano Bruno avaient imposée
à la communauté scientifique. Ses recherches ultérieures l’avaient conduite à
étudier la Rose-Croix qui, selon elle, tirait ses origines d’une tradition
britannique où se fondaient le symbolisme de l’Ordre de la Jarretière et
l’hermétisme de John Dee ; associée au mariage de Friedrich V avec la propre
fille de Jacques Ier d’Angleterre – très attendu (?) des calvinistes –, Yates
voyait dans ce syncrétisme l’arrière-plan mystique de la guerre de Trente ans.
Je passe sur les détails. L’hypothèse n’était pas nouvelle, mais controuvée, et
sans attendre, de manière très argumentée, les spécialistes réfutèrent point
par point la thèse avancée. Quant à Bertrand Levergeois, prenant le contrepied
de Frances Yates, il sut réinscrire Bruno le martyr de l’Inquisition (Giordano
Bruno, Fayard, 2000) dans le fief d’où la postérité n’aurait jamais dû le
déloger : la philosophie.
Le malheur veut qu’on
ne lise pas les spécialistes et que le public « cultivé », dans l’ignorance
totale des arguments de Roland Edighoffer et de Carlos Gilly, n’a retenu que
ceux, bien plus séduisants, du Rosicrucian Enlightenment de Yates, publié en
1972, et précipitamment traduit, et mal traduit, en 1978, sous le titre La
Lumière des Rose-Croix – ce qui était une façon de solliciter l’auteur qui, je
pense, n’en demandait pas tant. Quoique scientifiquement discréditée, la thèse
n’en demeure pas moins la référence absolue pour beaucoup, tant il est vrai que
les bonnes nouvelles sont longues à parvenir, puis à s’imposer…
Pour revenir au sujet,
je crois que tout le monde aurait oublié cette ténébreuse affaire de placards
apposés nuitamment aux porches des églises, si Adrien Baillet, le biographe de
Descartes, n’avait inventé de toutes pièces cet épisode où il est dit que le
philosophe s’était rendu à Paris pour rencontrer le ou les auteurs desdits
manifestes. N’était-il pas piquant d’associer le fondateur du rationalisme aux
billevesées rosicruciennes et d’insister sur ses origines occultes ? Du coup,
les « rêves » de Descartes prenaient une toute autre signification, comme sa
dévotion à la vierge de la Salette, et l’on était reconduit vers des abîmes
dont le rationalisme paraissait nous avoir délivrés.
L’ouvrage de Didier
Kahn rassemble les pièces d’un dossier qui, on s’en doute, ne sera pas du goût
des esprits paresseux qui opposent à la docte ignorance, le mol oreiller de
l’orthodoxie, voire de la crédulité. C’est vers cette époque que
Saint-Évremond, exilé, écrivait au père Canaye une fameuse lettre que je ne
rapporte pas faute de place, mais qui aurait quelque titre pour être lue dans
les écoles…
L’A.M.O.R.C
au XXème siècle
Les
écoles de Mystères
En Egypte antique,
l’une des premières Ecole de Mystères fut l’école osirienne. Ses enseignements
portaient sur la vie, la mort et la résurrection du dieu Osiris. Ils étaient
présentés sous la forme de pièces théâtrales ou, plus exactement de drames
rituels. Seules les personnes ayant donné la preuve de leur désir sincère de
connaissance pouvaient y assister. Au cours des siècles, les Ecoles de Mystères
ajoutèrent une dimension encore plus initiatique au savoir qu’elles
transmettaient. Leurs travaux mystique prirent alors un caractère plus fermé et
se tinrent exclusivement dans les temples qui avaient été construits dans ce
but. D’après les enseignements rosicruciens, les plus sacrés aux yeux des
Initiés étaient les grandes pyramides de Gizeh. Ainsi, contrairement à ce
qu’affirment la plupart des historiens, ces pyramides n’ont pas été construites
pour servir de tombeau à quelque pharaon. Elle étaient à l’origine des lieux
d’études et d’initiations mystiques.
Les initiations aux
Mystères égyptiens comprenaient une phase ultime durant laquelle le candidat
faisait l’expérience d’une mort symbolique. Allongé dans un sarcophage et maintenu
par des précédés mystiques dans un état intermédiaire, il lui était donné de se
dédoubler, c’est à dire de connaitre une séparation momentanée entre son corps
et son âme. Cette séparation avait pour but de lui montrer qu’il était bien un être
double. L’ayant expérimentée, il ne pouvait plus douter que l’homme possède une
nature spirituelle et qu’il est destiné à réintégrer le Royaume Divin. Après
avoir fait la promesse de ne rien dévoiler de cette initiation et s’être engagé
à suivre le sentier du mysticisme, il
était graduellement instruit des enseignements les plus ésotériques qu’un
mortel puisse recevoir.
Les initiés de l’ancienne Egypte résumèrent une partie de leur sagesse sur les murs de leurs temples et sur de nombreux papyri. Une autre partie, non moins importante, fut secrètement transmise de bouche à oreille. Le célèbre égyptologue E. A. Wallis Budge, dans l’un de ses ouvrages, cite avec respect ces Ecoles de Mystères. Il écrit à leur propos : « Un développement progressif a dû avoir lieu dans les Ecoles de Mystères, et il semble que certaines d’entre elles étaient entièrement inconnues sous l’ancien règne. Il est impossible de douter que ces « Mystères » faisaient partie des rites égyptiens. On peut donc affirmer que l’ordre élevé des Khéri-Hebs possédait une connaissance ésotérique et secrète que ses maîtres gardaient jalousement. Chacun d’eux, si j’interprète bien l’évidence, possédait une gnose, une connaissance supérieure qui ne fut jamais confiée à l’écriture, et ils étaient ainsi à même d’accroitre ou de réduire son champ d’action selon les circonstances. Il est par conséquent absurde de s’attendre à trouver sur les papyri égyptiens la description des secrets qui formaient la connaissance ésotérique des Khéri-Herbs ».
Les
pharaons mystiques
La tradition
rosicrucienne rapporte que le pharaon Thoutmôsis III (1504-1447 av J.-C.),
considéré par les historiens comme l’un des plus grands de la 18e dynastie,
faisait partie des Initiés qui fréquentaient les Ecoles de Mystères d’Egypte. A
son époque, elles fonctionnaient d’une manière totalement indépendante et
possédaient leurs propres règlements. Après avoir été désigné par les
Khéri-Hebs pour succéder à son père sur le trône, Thoutmôsis III décida de
regrouper toutes ces Ecoles en un seul Ordre régi par les mêmes règles, afin
d’en faire une Fraternité Unique. En raison de son intelligence et de sa
sagesse, il fut choisi pour en être le Grand Maitre et s’acquitta de cette
fonction jusqu’à sa mort. Précisions qu’il fut le premier souverain à porter le
titre de « Pharaon », ce qui est très significatif sur le plan
mystique.
Près de soixante-dix ans plus tard, le pharaon Amenhotep IV naquit au palais royal de Thèbes. Admis très tôt dans l’Ordre fondé par Thoutmôsis III, il en devient le Grand Maitre et s’employa à en structurer les enseignements et les rituels. Parallèlement, il instaura officiellement le monothéisme, et ce, à une époque où le polythéisme était répandu sur toute la surface de la Terre. Il changea alors de nom et se fit appeler « Akhénaton », qui signifie « Pieux envers Aton ». Par ailleurs, il fut le promoteur d’une révolution dans les domaines de l’art et de la culture. Profondément humaniste, il consacra toute son existence à lutter contre les ténèbres de l’ignorance et à promouvoir les idéaux les plus élevés. Peu de temps après sa mort, qui eut lieu en 1350 avant notre ère, le puissant clergé de Thèbes réinstaura le culte d’Amon, mais son œuvre faisait déjà partie de l’Histoire….
L’Extension
de l’Ordre en Occident
D’Egypte, l’Ordre se
répandit en Grèce, notamment par l’intermédiaire de Pythagore (572-492 av.
J.-C.), puis dans la Rome antique, sous l’impulsion de Plotin (203-270). C’est
à l’époque de Charlemagne (742-814), grâce au philosophe Arnaud, qu’il fut
introduit en France puis en Allemagne, en Angleterre et aux Pays-Bas. Pendant
les siècles suivants, les Alchimistes et le Templiers contribuèrent à son
extension, tant en Occident qu’en Orient. La liberté de conscience faisant
souvent défaut, l’Ordre dut se dissimuler sous des noms divers et mener ses
activités sous le sceau du secret. Cependant, il ne cessa jamais ses activités,
perpétuant ses idéaux et ses enseignements, participant directement ou
indirectement à l’avancement des arts, des sciences et de la civilisation en général,
prônant toujours l’égalité des sexes et une fraternité véritable entre les
hommes.
Dans certaines thèses
portant sur l’histoire rosicrucienne, on se réfère à un personnage du nom de
« Christian Rosenkreutz » (1378-1484) comme étant le fondateur de la
Fraternité des Rose-Croix. C’est là une erreur. En réalité, l’Ordre existait
déjà depuis des siècles, mais il fonctionnait par cycles d’activité de 108 ans,
suivis chaque fois d’une période équivalente de sommeil.
Lorsque le moment était
venu de procéder à sa résurgence, des dispositions étaient prises pour annoncer
l’ouverture d’un « tombeau » dans lequel le « corps » d’un
« Grand-Maitre C.R.C » se trouvait, avec des joyaux rares et des
manuscrits qui habilitaient les auteurs de la découverte à procéder à son réveil
par un nouveau cycle d’activité. Cette annonce était allégorique, et les
initiales « C.R.C. » ne désignaient pas une personne ayant existé.
C’est à la lumière de ces explications qu’il faut considérer le légendaire
Christian Rosenkreutz et son histoire.
C’est au 17e siècle que
l’Ordre sortit de son anonymat, à la suite de la publication de trois
Manifestes imprimés en Allemagne et en France. Il s’agit de la Fama Fraternatatis, de la Confessio Fraternitatis et des Noces chymiques de Christian Rosenkreutz,
datant respectivement de 1614, 1615 et 1616. Ces trois manifestes, mêlant des
récits à la fois historiques et allégoriques, furent rédigés par un Collège de
Rosicruciens éminents : « le Cercle de Tübingen », parmi
lesquels se trouvait Valentin Andreae (1586-1654). Quelques années plus tard,
en 1623, une affiche émanant du « Collège principal de la
Rose-Croix » fut placardée dans les rue de Paris. Cette affiche marqua le
début d’un nouveau cycle d’activité pour l’Ordre, qui se fit connaitre alors
publiquement sous le nom d’ « Ordre de la Rose-Croix ».
En 1693, sous la
conduite du Grand Maître Johannes Kelpius (1673-1708), des Rosicruciens venus
de différents pays d’Europe embarquèrent pour le Nouveau Monde à bord de la
« Sarah Maria ». Début 1694, ils débarquèrent à Philadelphie et s’y
établirent. Quelques années plus tard, certains d’entre eux se rendirent dans
l’ouest de la Pennsylvanie et frondèrent une nouvelle colonie. Après avoir créé
leur propre imprimerie, ils éditèrent eux-mêmes un grand nombre de chefs-d’œuvres
de la littérature ésotérique et introduisirent en Amérique les enseignements
Rose-Croix. C’est également sous l’impulsion de ces rosicruciens européens que
de nombreuses institutions américaines prirent naissance et que le monde des
arts et des sciences connut un essor sans précédent aux Etats-Unis. Des
personnages éminents comme Benjamin Franklin (1706-1790) et Thomas Jefferson
(1743-1826) furent en contact étroit avec l’œuvre rosicrucienne de ce pays.
Précisions qu’il
existait au XVIIIe siècle un lien étroit entre la Franc-Maçonnerie et la
Rose-Croix, notamment en Europe. C’est ainsi que des personnages comme
Cagliostro (1743-1795), Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824) et Martinès de
Pasqually (1727-1774), qui eut pour disciple Louis-Claude de Saint-Martin
(1743-1803), se rattachaient à ces deux Fraternités ésotériques. Par ailleurs,
leurs membres menaient régulièrement des travaux en commun lors de certains
convents. De nos jours, certaines obédiences maçonniques ont conservé le grade
de « Chevalier Rose-Croix ». Cela dit, l’A.M.O.R.C. est totalement
indépendant de la Franc-Maçonnerie et perpétue son héritage selon une méthode
qui lui est propre, ce qui n’exclut naturellement pas qu’il y ait des
Francs-Maçons rosicruciens.
En 1801, l’Ordre entra
aux Etats-Unis dans une période de sommeil. Toutefois, il demeurait très actif
en France, en Allemagne, en Angleterre, en Suisse, en Espagne, en Russie et en
Orient. En 1909, Harvey Spencer Lewis (1883-1939), qui étudiait l’ésotérisme
depuis de nombreuses années et qui s’intéressait particulièrement à la
philosophie rosicrucienne, se rendit en France afin d’y rencontrer les
responsables de l’Ordre. Après avoir subi de nombreux examens et diverses
épreuves, il fut initié à Toulouse et chargé officiellement de préparer la
résurgence de l’Ordre de la Rose-Croix en Amérique, alors que la Première
Guerre mondiale se profilait en Europe.
Lorsque tout fut prêt
pour cette résurgence, un Manifeste fut publié au Etats-Unis pour annonce le
nouveau cycle d’activité de l’Ordre, qui fut alors désigné sous l’appellation
« Ancien et Mystique Ordre de la Rose-Croix » (A.M.O.R.C.).
Régulièrement nommé Imperator, Harvey Spencer Lewis développa les activités de
l’Ordre en Amérique et commença à mettre les enseignements rosicruciens par
écrit, utilisant pour cela les archives que lui avaient confiées les Rose-Croix
de France ; après la Seconde Guerre mondiale, cette méthode d’enseignement
fut appliquée au monde entier. C’est ainsi que l’A.M.O.R.C. devint le
dépositaire de l’authentique Tradition Rose-Croix dans tous les pays où il
pouvait exercer librement ses activités.
Elu par les membres du
conseil Suprême à la fonction d’Imperator, c’est actuellement un italien qui
assume la plus haute responsabilité de l’AMORC. A ce titre, il est le garant
des activités rosicruciennes pour tous les pays du monde, assisté en cela par
les Grands Maitres des diverses juridictions. Précisons que le mot
« Imperator » ne signifie pas « Empereur », comme on
pourrait le croire. Ce mot, qui fut employé dès le XVIIe siècle pour désigner
le responsable des Rose-Croix, provient du latin Imperare sibi, qui signifie « Maitre de soi ».
La juridiction
française de l’AMORC a repris officiellement ses activités après la Deuxième
Guerre mondiale, le 1er janvier 1949. Elle est actuellement l’une
des plus importantes du monde et s’étend à tous les pays francophones. Son
siège, appelé traditionnellement « Grande Loge », se trouve au Château
d’Omonville ; construit au XVIIIe siècle, ce château se situe dans la
commune du Tremblay, dans l’Eure, en Normandie. C’est de là que l’enseignement
rosicrucien est adressé à tous les membres de France, Belgique, Suisse, Québec,
Afrique francophone, Territoires et Départements d’Outre-Mer.
Outre le château
lui-même, dont la plupart des pièces ont été transformées en bureaux, la Grande
Loge comporte d’autres édifices plus récents, parmi lesquels une structure
d’accueil, un bâtiment administratif, une imprimerie, un local pour
l’expédition des monographies et deux bibliothèques d’archives et de
recherches, dont le fond est constitué essentiellement de livres traitants de
philosophie, de mysticisme, d’ésotérisme et de spiritualité.
Aujourd’hui
(2024)
Claudio
Mazzucco, FRC
Imperator de l’Ordre Rosicrucien, AMORC
2019 - aujourd’hui
Frater Claudio Mazzucco est né le 11 mai 1960 à
Vicence, en Italie. À l’âge de six ans, sa famille a déménagé au Brésil où il a
vécu pendant plus de vingt ans. C’est là, en 1977, qu’il a été introduit dans
l’Ordre Rosicrucien. Il retourna ensuite en Italie.
Frater Mazzucco est diplômé et a obtenu un diplôme
en génie chimique. Il est marié et père de deux filles.
Il a occupé divers postes rituels et administratifs,
notamment celui de maître d’un chapitre, de moniteur régional, de grand
conseiller et de conférencier.
Le 18 août 2019, Frater Claudio Mazzucco a été
installé en tant qu’Imperator de l’Ordre Rosicrucien, AMORC lors de la
Convention Mondiale de l’AMORC à Rome, en Italie. Il est également Grand Maître
de la Grande Loge italienne, Président de la Grande Loge Suprême de l’AMORC et
Souverain Grand Maître de l’Ordre Martiniste Traditionnel.
Frater Mazzucco pratique le Tai Chi et aime lire sur
l’histoire et la philosophie des sciences.
La Table
d’Emeraude
Il est vrai, sans
mensonge, certain, et très véritable : Ce qui est en bas, est comme ce qui est
en haut ; et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, pour faire les
miracles d’une seule chose. Et comme toutes les choses ont été, et sont venues
d’un, par la médiation d’un : ainsi toutes les choses ont été nées de cette
chose unique, par adaptation. Le soleil en est le père, la lune est sa mère, le
vent l’a porté dans son ventre ; la Terre est sa nourrice. Le père de tout le
telesme de tout le monde est ici. Sa force ou puissance est entière, si elle
est convertie en terre. Tu sépareras la terre du feu, le subtil de l’épais
doucement, avec grande industrie. Il monte de la terre au ciel, et derechef il
descend en terre, et il reçoit la force des choses supérieures et inférieures.
Tu auras par ce moyen la gloire de tout le monde ; et pour cela toute obscurité
s’enfuira de toi. C’est la force forte de toute force : car elle vaincra toute
chose subtile, et pénétrera toute chose solide. Ainsi le monde a été créé. De
ceci seront et sortiront d’admirables adaptations, desquelles le moyen en est
ici. C’est pourquoi j’ai été appelé Hermès Trismégiste, ayant les trois parties
de la philosophie de tout le monde. Ce que j’ai dit de l’opération du Soleil
est accompli, et parachevé.
---
Selon la légende, la Table d’Emeraude contient l’explication des secrets qu’Hermès Trismégiste détenait, et qu’il aurait cachés aux hommes. C’est un texte cosmogonique, qui a donc vocation à expliquer l’origine, la nature et la structure du cosmos.
« Ce qui est en bas, est comme ce qui est en
haut… »
Le texte parle des miracles d’une seule chose, qui fait naître toutes les choses, c’est-à-dire tous les éléments. Les éléments s’adaptent et se combinent par l’intermédiaire de cette chose, qui exprime une unité fondamentale, une sorte de liant, de cohérence supérieure. C’est, pour Hermès Trismégiste, la clé de compréhension de tout.
Cette « chose unique »
rappelle deux concepts importants en alchimie :
Un-le-Tout : c’est
l’expression du principe unitaire du monde, qui est à la fois la Source, le
cosmos, la Nature vivante et changeante. Un-le-Tout est à la fois l’être et la
cause de l’être : il est lui-même mais aussi le dépassement de lui-même,
la Quintessence : c’est
la substance des substances, celle qui pénètre toute chose et assure la
sympathie des éléments de l’ensemble.
La « chose unique » est
à la fois créatrice et création, active et passive : elle dépasse tous les
opposés, elle réconcilie tous les contraires. De là découle la perception
alchimique de la dualité, ce qui nous amène à évoquer le « haut » et le « bas
».
Dans ce passage, la
Table d’Emeraude évoque une correspondance entre le bas et le haut, qui est
devenue fondamentale en alchimie. Elle peut se comprendre comme :
la complémentarité
entre le Soleil et la Lune : il s’agit là de deux énergies contraires mais qui
fondent la cohérence de l’univers. Le Soleil est mâle, ordonnateur et actif,
alors que la Lune est femelle, chaotique et passive,
la complémentarité
entre le Feu et l’Eau (issus du Soleil et de la Lune), dont les symboles
triangulaires se rencontrent et se superposent dans le Sceau de Salomon,
l’opposition et en même
temps l’équivalence entre l’élément le plus épais (la Terre) et l’élément le
plus subtil (le Feu),
ou encore entre
l’équivalence entre le macrocosme (le cosmos tout entier) et le microcosme
(l’homme à l’image du Tout) : c’est l’interprétation la plus courante et la
plus célèbre.
La correspondance entre le macrocosme et le microcosme peut être schématiquement décrite comme suit :
« Le soleil en est
le père, la lune est sa mère… »
Le soleil en
est le père, la lune est sa mère, le vent l’a
porté dans son ventre ; la Terre est sa nourrice. Le père de
tout le telesme de tout le monde est ici.
On retrouve dans ce
passage les deux énergies fondamentales déjà évoquées plus haut (le Soleil et
la Lune dans leur sens alchimique) ainsi que les 4 éléments inclus
dans le Tout.
La paternité
solaire évoque l’aspect divin de la création, qui a vocation à
dominer, à organiser la matière. Le côté lunaire représente
quant à lui la nature déployée, épanouie mais désorganisée, inconsciente et
chaotique : c’est la matrice au sens cosmique du terme, le dragon à
dompter.
Le vent évoque l’élément
Air, qui porte et diffuse le principe solaire : il invite à s’élever vers
la compréhension de toute chose.
Enfin, la Terre est
la matière, certes brute et opaque, mais qui agglomère en elle tous les
éléments précédents : la Terre est leur nourrice. Il conviendra d’explorer la
Terre-matière pour opérer en son coeur une séparation (c’est l’Oeuvre au
noir) afin d’extraire le principe vital lui-même porteur du principe
supérieur (c’est l’Oeuvre au blanc), avant de réintroduire dans la Terre
les principes subtils ainsi révélés (c’est l’Oeuvre au rouge).
Ainsi, la matière (la terre,
le Corps) renaît, mais elle est désormais comprise et spiritualisée.
D’autre part, le
mot « telesme » renvoie dans la langue arabe à la
divination, au secret. Ici, le mot arabe tilasm (talisman) a
été retranscrit en telesmus (latin) ou telesme en
français. Il faut souligner qu’à l’origine, la Table d’Emeraude était un texte
de magie talismanique.
« Sa force ou
puissance est entière, si elle est convertie en terre… »
Sa force ou puissance
est entière, si elle est convertie en terre. Tu sépareras la terre
du feu, le subtil de l’épais doucement, avec grande industrie.
Il monte de la terre au ciel, et derechef il descend en terre, et il reçoit la
force des choses supérieures et inférieures.
Ce passage de la Table
d’Emeraude est un parfait résumé du processus alchimique ou « Grand
Oeuvre ».
« Séparer la Terre
du Feu » constitue le coeur de l’opération : il s’agit de
reconnaître ce qui, dans la matière, relève du principe supérieur (le Soleil).
C’est ce qui permettra d’accéder au plus grand des secrets de l’univers.
Il y a ici l’idée d’un
principe immanent, c’est-à-dire inclus dans la matière elle-même.
Séparé, ce principe dévoile son caractère transcendant : il
ouvre le chemin vers Dieu.
Le processus alchimique
comporte plusieurs étapes, que vous avons déjà évoquées plus haut. Il s’agit
donc de « séparer le subtil de l’épais » :
- la Terre (qui peut
aussi être vue comme le corps, l’individu obscur) est considérée comme
épaisse, vulgaire, opaque, puisque tout y est aggloméré sans distinction.
La terre n’est pas mauvaise en elle-même, elle est simplement confuse.
- l’Eau, l’Air et le Feu sont
des états de plus en plus subtils de la matière, qu’il convient peu à peu
de déceler. L’Eau dissout la Terre, révélant la vie, l’âme changeante.
Cette âme peut ensuite s’élever vers le haut, vers le principe supérieur
(le Feu), avec lequel elle est destinée à s’unir.
Cette oeuvre de
séparation doit s’effectuer « doucement, avec grande industrie ». Le
risque est en effet de passer à côté de l’essentiel et d’emporter, lors du processus
d’affinage, des scories, c’est-à-dire des défauts de la matière agglomérée.
L’individu perdrait alors son âme en sombrant dans l’orgueil.
Au final, l’ensemble
des éléments subtils révélés devront être réintégrés à la matière : la
force de l’homme éveillé ne pourra se révéler qu’à travers un retour au Corps,
plein et entier. C’est la « conversion en terre ».
Ce passage de la Table
d’Emeraude traduit donc un double mouvement d’ascension et redescente.
On l’a vu, la Terre comporte
en elle-même tous les principes : elle est une base totalisante,
incontournable. Mais, révélé, son principe découle d’en-haut. On a donc une
correspondance parfaite entre le bas et le haut.
« Tu auras par ce
moyen la gloire de tout le monde… »
Tu auras par ce moyen
la gloire de tout le monde ; et pour cela toute obscurité s’enfuira de
toi. C’est la force forte de toute force : car elle vaincra toute
chose subtile, et pénétrera toute chose solide. Ainsi le monde a été créé. De
ceci seront et sortiront d’admirables adaptations, desquelles le moyen en est
ici.
Le processus alchimique
révèle la structure cachée de la matière : c’est une prise de conscience de la
nature profonde du cosmos et de son fonctionnement. De fait, l’alchimie est
avant tout une aventure humaine : c’est un chemin d’élévation
intime, une quête qui mène à la gnose, ou « connaissance
parfaite ».
L’homme éveillé est
celui duquel « toute obscurité » s’est enfuie. Ayant renoncé à la
matière vulgaire et agglomérée (les illusions, l’orgueil, l’ego
déraisonnable…), il s’ouvre au côté universel et éternel de son être, ainsi
qu’à la transcendance. Il atteindra ainsi la vraie
« gloire ».
L’objectif de
l’alchimie est donc de tirer la force (la conscience suprême)
de la force (la matière totalisante) : voilà une définition de
la Quintessence.
Ainsi, à travers une
parfaite connaissance de lui-même, l’être universel pourra vaincre toute chose
subtile (accéder au principe supérieur) et pénétrer toute chose solide
(comprendre ce que recèle son Corps).
« C’est pourquoi
j’ai été appelé Hermès Trismégiste… »
C’est pourquoi j’ai été
appelé Hermès Trismégiste, ayant les trois parties de la
philosophie de tout le monde. Ce que j’ai dit de l’opération du Soleil est
accompli, et parachevé.
Cette conclusion de la
Table d’Emeraude est la promesse d’un accomplissement total : l’objectif
d’élévation est atteint par le déroulement et la finalisation du processus
alchimique.
Les « trois
parties de la philosophie » qui sont évoquées renvoient directement au nom
« Trismégiste », qui signifie « trois fois grand », ou
« trois fois puissant ». Ces trois parties peuvent
renvoyer :
- aux trois principes fondamentaux de
l’alchimie : le Soufre (le Feu divin), le Mercure (l’Eau, la vie) et le
Sel (la matière figée),
- à l’oeuvre de la nature à travers
ses trois règnes : le minéral (le Corps, la Terre), le végétal
(l’inconscient, l’Eau) et l’animal (l’âme consciente).
La Tabula
Smaragdina et VITRIOL.
A partir du XVIème
siècle, le texte de la Table d’Emeraude est souvent accompagné de la
représentation symbolique suivante, autour de laquelle on lit
l’inscription Visita Interiora Terrae Rectificando Invenies Occultum
Lapidem, c’est-à-dire « Visite l’intérieur de la terre et en
rectifiant tu trouveras la pierre cachée », donnant l’acronyme VITRIOL,
lequel est très commenté en franc-maçonnerie :
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