vendredi 2 mai 2025

Les anciens octrois de la ville de Troyes

 

Le régime des octrois s’est poursuivi à Troyes, jusqu’entre les deux guerres mondiales. Ils ont été supprimés sous la Municipalité Emile Clévy.

On remarque encore quelques-uns des locaux abritant les agents qui percevaient les taxes.

Prenons l’exemple de l’un de ces bureaux, aux abords de la rue Voltaire, qui surveillait l’entrée des marchandises et denrées provenant de Sainte-Savine, formalité à laquelle les assujettis se pliaient sans enthousiasme.

Il faut se souvenir que les rapports entre Troyes et Sainte-Savine n’ont pas toujours connu le beau fixe qui les régit actuellement. A certains moments, ils ont même été très tendus. Cela se passe au temps de Napoléon.

A cette époque, Sainte-Savine n’est encore qu’une bourgade de minime importance. Elle compte au plus 600 habitants, comprenant une majorité de jardiniers et quelques vignerons. La Révolution, qui ne dédaigne pas la démagogie supprime les droits d’octroi, sans les remplacer. C’est priver les villes de leurs principales ressources. Comme elles ne peuvent s’en passer pour leur gestion, Napoléon les rétablit, tout au moins en partie.

Troyes s’entoure donc d’un réseau de surveillance et ses agents perçoivent certaines taxes, surtout sur les boissons. C’est alors que Sainte-Savine veut se soustraire à cette onéreuse obligation. Les troyens ne tardent pas à la soupçonner d’introduire en fraude, à la faveur de son voisinage, fûts de vin et bonbonnes d’eau-de-vie. Elle opère par la connexion de ses propriétés « en mettant à profit les ombres nocturnes ».

Plus tard, en 1887, la question rebondit. Les droits d’octroi jugés insuffisants, sont étendus aux légumes. Les maraîchers de Chicherey envahissent de leurs poireaux, carottes, échalotes et autres cornichons, le marché troyen, au meilleur prix, c’est-à-dire sans passer par l’octroi.

Comment s’y prennent-ils ? Ils sont si rusés et si habiles, qu’ils ne se sont jamais fait prendre.

Les archéologues de l’époque ont cherché à découvrir les souterrains  secrets reliant les deux communes. Aucun délit flagrant n’a jamais pu être établi. Les soupçons n’en avaient pas moins beau jeu ! Certes, entre voisins on ne s’est pas battu, mais on s’est accusé réciproquement avec commentaires à l’appui

Comment liquider ces différends ?

Par deux fois, en 1810 et 1818, la Ville de Troyes en appelle au Conseil d’Etat. Par deux fois, faute de preuves, la demande est déboutée et les Saviniens continuent impunément à faire la nique aux gabelous.

C’est ainsi que le gros village s’est dressé victorieux contre l’opulente Ville de Troyes !

L’indignation troyenne, surtout localisée dans les sphères municipales, ne fit que croître au cours des années et les dirigeants de la Ville aux octrois se sont lamentés de leur impuissance.

On en resta là pendant plus d’un demi-siècle.

 Il en est de  même avec la commune de Saint-Martin-ès-Vignes, qui favorise la fraude fiscale sur une échelle démesurée. En effet, cette commune est enclavée dans le territoire troyen. Les agents de l’octroi, trop peu nombreux, et liés par des règlements limitatifs, restent impuissants. A la faveur de cette situation, nombre de Troyens, « de ceux que l’on dit malins », possèdent une maison de campagne sur Saint-Martin. Ils en profitent pour rentrer en ville avec des paniers remplis et des poches rebondies, en narguant les gabelous à la faveur des ténèbres ou des embarras de voitures, et cela en plus de la contrebande perpétrée par les habitants de Saint-Martin eux-mêmes. La lutte dure 46 ans, puis cette commune est annexée par Troyes.









Lilith ou le Paradis perdu

 


Lilith et les mythes de la création

Le thème de Lilith est absent de la Bible  canonique. Considérée comme la première femme d’Adam, son origine remonte au panthéon de la mythologie suméro-babylonienne.

Le livre de la Genèse propose deux récits de la création de la femme. Dans le premier, l'homme et la femme sont créés (sans être nommés) : « Dieu créa l’homme [l’humain] à son image ; il le créa à l’image de Dieu, il les créa mâle et femelle » (Genèse 1 :27). Dans le second, où elle trouve son nom d'Eve, la femme est conçue à partir d’une côte prise sur le corps d’Adam. (Genèse 2 :21).


La Vierge assise, couronnée par l'Enfant et foulant aux pieds une sirène
Second quart du XIVe siècle Marbre – musée du Louvre


La sirène évoque le Tentateur ou peut représenter Lilith, première épouse mythique d'Adam

 


Très tôt, les rabbins ont tenté de résoudre la contradiction entre ces deux passages. Reprenant certaines légendes sémites,  la tradition juive a  vu la preuve de l’existence d’une « autre première femme ».  Elle n’est pas nommée. Elle devient Lilith dans le Zohar.

Le thème de Lilith est absent de la Bible  canonique

Dans différentes versions de la Bible (Bible TOB, Bible de Jérusalem, Bible Darby et celle d'André Chouraqui) le terme se trouve pour désigner un « être nocturne » dans le texte d’Isaïe 34:14. Le mot hébreu a été traduit diversement par “ orfraie ” (Od), “ spectre de la nuit ” (Sg), “ engoulevent ” (MN) et “ sirène ” (Fi ; Sa), tandis que d’autres versions préfèrent simplement le transcrire “ Lilith ”.  « Les animaux du désert y rencontreront les chiens sauvages, Et les boucs s'y appelleront les uns les autres; Là le spectre de la nuit aura sa demeure, Et trouvera son lieu de repos. » Esaie 34 :10  (Louis Segond-1910).



Le symbolisme de Lilith s’est introduit dans les églises de la chrétienté, et à Paris on peut le voir à l’entrée est de la cathédrale Notre-Dame de Paris. De nombreux biblistes cherchent à démontrer que le terme hébreu est un mot emprunté au sumérien et à l’akkadien anciens, et qu’il dérive du nom donné dans la mythologie à un démon femelle de l’air (Lilitou). Le mythe de Lilith remonte au panthéon de la mythologie suméro-babylonienne.

Ce mot hébreu (lilith) dérive d’une racine qui désigne “ toute sorte de torsion ou d’objet tordu ”, tout comme le mot hébreu layil (ou laylah), qui signifie nuit, évoque quelque chose qui “ s’enroule autour de ou enveloppe la terre ”. Cette étymologie de lilith désignerait l’engoulevent parce qu’il est un oiseau actif de nuit et aussi qu’il se distingue par son vol impétueux, sinueux et tournoyant quand il chasse les papillons de nuit, les coléoptères ou autres insectes volant la nuit. 

Son origine remonte au panthéon de la mythologie suméro-babylonienne, qui mentionne la démone Lamashtu. Elle se rapproche surtout de Lilitû, commère du démon mâle Lilû dans la tradition sumérienne. 

Quels que soient les exégètes, Lilith est toujours décrite ou perçue comme une maîtresse femme qui a un fort ascendant sur Adam et un appétit sexuel insatiable. « La fille de Satan, la grande femme de l’ombre, cette Lilith qu’on nomme Isis au bout du Nil », écrivait Victor Hugo.

Lilith : Mythe, Histoire et Interprétations

Introduction

Lilith est une figure fascinante qui traverse les mythes et les croyances depuis des millénaires. Tantôt décrite comme un démon, tantôt comme la première femme d’Adam, elle incarne la rébellion et l’indépendance féminine. Son histoire, issue de traditions mésopotamiennes et juives, a évolué au fil du temps pour devenir un symbole puissant dans la culture moderne.

Origines mésopotamiennes

Lilith trouve ses racines dans la mythologie mésopotamienne, où elle est associée aux esprits du vent et aux démons de la nuit. Son nom dériverait de l’akkadien Lilītu, qui désigne des entités féminines liées aux tempêtes et à la stérilité. Elle apparaît dans des textes anciens comme l’Épopée de Gilgamesh, où elle est chassée d’un arbre sacré par le héros.

Lilith dans la tradition juive

Dans la tradition juive médiévale, Lilith est décrite comme la première épouse d’Adam, créée en même temps que lui et non à partir de sa côte, contrairement à Ève. Refusant de se soumettre à Adam, elle quitte le jardin d’Éden et devient une figure démoniaque. Selon certaines légendes, elle s’installe près de la mer Rouge et engendre des créatures surnaturelles2.

Interprétations modernes

Lilith est aujourd’hui un symbole de liberté et d’émancipation féminine. Elle est souvent représentée comme une femme forte, refusant les normes patriarcales. Son image est reprise dans la littérature, l’art et même le féminisme contemporain.

Lilith trouve ses premières traces dans la mythologie mésopotamienne, notamment à travers des textes sumériens, akkadiens et babyloniens. Son nom dériverait de Lilītu, un terme akkadien désignant des esprits démoniaques féminins associés aux vents et à la nuit.

Origines mésopotamiennes

Dans les croyances mésopotamiennes, Lilith est souvent liée aux entités surnaturelles qui perturbent l’ordre du monde, en particulier aux démons nocturnes. On retrouve son influence dans les textes sumériens, où elle apparaît sous diverses formes. Elle est souvent associée à la stérilité, aux maladies et à l’enlèvement des nourrissons, des traits communs à de nombreuses divinités et esprits maléfiques de cette époque.

Un des textes qui mentionne indirectement Lilith est l’Épopée de Gilgamesh. Selon certaines interprétations, elle serait liée à un démon nommé Lilītu, qui habite un arbre sacré et est chassé par la déesse Inanna. Cet épisode illustre son rôle comme une créature sauvage et insoumise.

 Interprétations et évolution

Dans ces récits anciens, Lilith n’a pas encore le rôle de première femme d’Adam comme dans la tradition juive, mais elle est déjà perçue comme une entité féminine indépendante et dangereuse. Son image évoluera au fil des siècles pour devenir un démon plus clairement identifié dans les traditions hébraïques.

Son association avec les vents et la nuit renforce son caractère insaisissable et mystérieux, ce qui explique pourquoi elle a traversé les âges comme une figure emblématique du pouvoir et de la rébellion féminine.

Comparaisons avec d'autres figures mythologiques

Lamia (Grèce antique) : Comme Lilith, Lamia est une créature féminine associée à la séduction et à la menace envers les enfants. Dans la mythologie grecque, elle était une reine transformée en démon après avoir perdu ses enfants, et elle devint une figure terrifiante qui dévorait les enfants des autres.

Kikimora (Slavonie) : Dans le folklore slave, Kikimora est un esprit féminin qui hante les maisons et peut être bienveillante ou malveillante selon les circonstances. Comme Lilith, elle est souvent liée à la nuit et aux mystères.

Succubes (Tradition chrétienne médiévale) : Lilith est parfois comparée aux succubes, des démons féminins qui séduisent les hommes dans leur sommeil. Cette association renforce son image de femme fatale et insoumise.

Hécate (Grèce antique) : Bien que Hécate soit une déesse et non un démon, elle partage avec Lilith son lien avec la nuit, la magie et l’indépendance. Elle est souvent représentée comme une figure puissante et mystérieuse.

Lilith se distingue par son évolution à travers les âges, passant d’un démon nocturne à un symbole de rébellion et de liberté féminine. Son mythe continue d’inspirer et de se transformer selon les interprétations modernes.

"Lilith ou le Paradis perdu" pourrait faire référence à une interprétation du mythe de Lilith en lien avec la chute d'Adam et Ève, ou à une œuvre inspirée du poème épique Le Paradis perdu de John Milton. Ce poème, publié en 1667, raconte la chute de Satan et la tentation d'Adam et Ève, menant à leur expulsion du jardin d'Éden1.

Lilith, souvent considérée comme la première femme d'Adam dans certaines traditions, est parfois associée à la rébellion et à l'indépendance, ce qui pourrait la rapprocher du thème du Paradis perdu. Si tu fais référence à une œuvre spécifique ou à une interprétation particulière, je serais ravi d'en discuter plus en détail !

En psychologie clinique, Lilith est parfois utilisée comme un archétype représentant des aspects de la psyché liés à l’indépendance, la rébellion et la féminité puissante. Son mythe est souvent interprété sous l’angle de la psychanalyse et des dynamiques inconscientes.

Lilith et la psychanalyse

Carl Jung et l’archétype de l’ombre : Lilith peut être vue comme une manifestation de l’ombre dans la théorie jungienne, représentant les aspects refoulés de la personnalité, notamment les désirs de liberté et d’émancipation.

Sigmund Freud et la sexualité : Certains psychanalystes ont rapproché Lilith des figures féminines associées à la séduction et à la transgression des normes sociales, en lien avec les pulsions inconscientes.

Lilith et la psychologie moderne

Féminisme et empowerment : Lilith est souvent utilisée comme un symbole de la libération féminine, représentant la femme qui refuse de se soumettre aux attentes patriarcales.

Thérapie et symbolisme : Dans certaines approches thérapeutiques, Lilith peut être un outil pour explorer les conflits internes liés à l’identité, la sexualité et l’autonomie.

Lilith est souvent perçue comme un symbole de rébellion et d’indépendance, ce qui en fait une figure inspirante pour divers mouvements féministes et LGBTQ+. Son refus de se soumettre à Adam dans certaines traditions en fait une icône de la liberté et de l’émancipation.

Dans certains cercles, Lilith est associée à la liberté sexuelle et à l’affirmation de soi, ce qui peut résonner avec des personnes qui revendiquent leur identité en dehors des normes patriarcales. Elle est parfois vue comme une figure de résistance contre les rôles de genre imposés, et donc comme un symbole pour les lesbiennes et les femmes queer qui revendiquent leur autonomie.


Sigmund Freud n’a pas directement écrit sur Lilith, mais son mythe peut être analysé à travers certains concepts psychanalytiques qu’il a développés. Lilith, en tant que figure de rébellion et d’indépendance féminine, peut-être rapprochée des théories freudiennes sur la sexualité, le refoulement et l’inconscient.

Cependant, Jacques Lacan, qui a prolongé et transformé la psychanalyse freudienne, a évoqué Lilith dans ses séminaires. Il l’a associée à la question du troisième sexe et à la jouissance féminine2. Lilith est parfois interprétée comme une figure de l’ombre dans la théorie jungienne ou comme une représentation des désirs refoulés dans la psychanalyse moderne.

Lilith, la savante des jouissances

« Il n’y a pas de rapport sexuel. » Lacan l’a répété jusqu’à la fin.

Dans la cinquième leçon de son séminaire La Topologie et le Temps, il ajoute : « Je suis plutôt embêté de ce que je vous ai annoncé la dernière fois, à savoir qu’il faut un troisième sexe. » « C’est ce qui est évoqué dans la doublure d’Ève, à savoir Lilith. » « Ce troisième sexe ne peut pas subsister en présence des deux autres. Il y a un forçage qui s’appelle l’initiation. La psychanalyse est une anti-initiation. L’initiation, c’est ce par quoi on s’élève au Phallus. C’est pas commode de savoir ce qui est initiation ou pas. Mais enfin l’orientation générale, c’est que le Phallus on l’intègre. Il faut qu’en l’absence d’initiation, on soit homme ou on soit femme. Bon.»

Il n’est vraiment pas commode ni facile de distinguer ce qui est initiation de ce qui ne l’est pas. Dans la deuxième leçon du séminaire Les Non-dupes errent, Lacan affirme que l’initiation se présente comme une approche qui se réalise avec toutes sortes de détours où ce qui est révélé, c’est quelque chose qui concerne strictement la jouissance du corps. Il y a une science du corps et l’initiation ne peut se définir autrement. C’est une science qui se véhicule depuis le fin fond des temps et qui défie le temps. Là il y a transmission, là elle est fluide. Il s’agit d’une « signification occulte ». Lacan va  relire en ces termes le tourment de Freud au sujet de l’occultisme. Or, ce qui est occulté selon Lacan, c’est le Lustgewinn, le gain de Lust, le plus-de-jouir qui est caché par la forme du discours lui-même. Mais ce qui est caché n’a rien à faire avec la forme du discours, c’est ailleurs.

C’est en effet un plus-de-jouir immédiat asservi au but d’utilité qui résulte de certaines décisions intellectuelles qui sont des préparations à la manipulation ou des communications faites pour la manipulation de l’autre. C’est là le premier degré de la signification occulte si bien reconnaissable dans la dialectique du Maître.

Un deuxième degré de signification cachée, dit-il, c’est le sens sexuel dans l’interprétation des rêves que Freud appelait « le fait de fantasmer ». C’est un sens sexuel qui, pour autant qu’il soit déchiffré, bouche ce trou avec sa nature même de langage. C’est justement dans ce point-là que se justifie que le Réel se définisse de l’Impossible. En suivant cette piste extraordinaire, j’ai tenté de m’orienter dans la question de l’initiation.

Par rapport à la manipulation dialectique dans la logique des intentions des mondes possibles je me suis intéressée, autant qu’il me fut possible d’y entrer, à l’initiation maçonnique telle qu’est pratiquée en Italie désormais loin de l’esprit de Giacomo Casanova. Ce type d’initiation a pour objectif d’obtenir un acte évident et volontaire de soumission qui est le moyen par lequel un initié change d’état. C’est un acte. « C’est un acte constitutif par lequel l’initié ne sera jamais plus comme avant », dit le Grand Maître de la loge du Grand Orient d’Italie.

Il s’agit d’un philosophe académicien d’inspiration kantienne.

L’initié sera un fidèle, un franc-maçon et il le sera pour toujours. Après l’endoctrinement par les textes secrets et réservés et après avoir passé avec succès une série d’épreuves de courage, on lui bande les yeux pour qu’il jure obédience absolue et qu’il garantisse à son Maître, en la présence de témoins encapuchonnés, qu’il ne dévoilera à personne les textes et les pratiques secrètes. Dès le XVIIIe siècle, l’initié pénètre ainsi dans la société des frères illuminés, s’élevant à un état de supériorité sur les autres que lui garantit cette sacralité. Il comptera sur son Maître de qui il recevra des ordres incontestables qu’il devra exécuter pour solder sa dette. La franc-maçonnerie affirme parmi ses principes que « l’humanité est partagée entre les êtres supérieurs, les Illuminés et les « cellules organiques sacrifiables » au projet du Grand Architecte de l’Univers, l’Œil transcendant qui voit tout, dont les francs-maçons ne sont que les maçons, les constructeurs.

Le forçage, dans le cas présent, je le lis comme le fait de s’ériger en détenteur d’une connaissance secrète et réservée et en gardien de la sagesse, dans le sens de sapientia. C’est une place d’exception qui repose sur la jouissance de la possession de cette connaissance et de cette sapientia qui dépasse les lois du langage, dont une fondamentale – nous apprend la psychanalyse – c’est l’élévation du phallus à la fonction de signifiant des différences. Il s’agit des fondements de l’humain.

La conséquence de l’élévation à une place d’exception porte à l’homogénéisation des différences subjectives et à l’écrasement de leur savoir. Les initiés sont appelés à être inscrits sous un idéal de sagesse et d’harmonie qui les affilie avec une dette inextinguible. Les francs-maçons peuvent non seulement avoir des croyances religieuses ou des idéologies différentes, mais ils peuvent également être des politiciens d’état qui se font la guerre. Cette pratique se transforme en un code univoque de procédures. Le signifiant devient un signe – signum – émis pour se faire reconnaître de l’autre et un signe reçu pour reconnaître l’autre. C’est une communication. Certains gestes des mains ou certaines postures corporelles peuvent aussi être des signes de communication. Leurs actions sociales ou politiques sont des messages à imposer aux masses comme des événements prévus et déterminés par le Grand Architecte de l’Univers.

C’est également là, la logique du néolibéralisme capitaliste, dans lequel ce sont les lois du marché financier qui en deviennent occultes. Marché pour lequel, dans cette évidente jouissance du calcul de l’utile qui est devenue une application mathématique, les conséquences sont plus encore incalculables dans ses résultats qui ne sont pas sous l’ordre de la nécessité. On en arrive au massacre. Il s’agit, en ce cas, d’une manipulation perverse et c’est clairement l’une des raisons fondamentales pour lesquelles Lacan dit que la psychanalyse est une anti-initiation. « Anti », non pas dans le sens de « contre », mais dans le sens d’« opposé ». Elle œuvre en sens contraire, à l’envers.

Avec la jouissance de fantasmer l’impossible du rapport sexuel, j’en reviens à la cinquième leçon du séminaire. L’élévation au Phallus, Lacan la situe du côté de l’Autre, du côté féminin. Il évoque dans la doublure d’Ève, Lilith. Dans l’évolution de cet originaire mythe mésopotamien, je reconnais le conte de la genèse de l’inscription du langage par la nomination divine, symbolique. En fait ce mythe a été intégré dans l’ancien judaïsme biblique puis dans le texte biblique chrétien, l’Ancien Testament dans lesquels Lilith est présentée comme la femme rivale d’Ève et l’antithèse de la Vierge Marie dans le Nouveau Testament.

Cette doublure, je l’ai imaginée comme étant le doublage, l’addoppio en italien, d’unir deux fils pour n’en faire qu’un. Avec l’addoppio, c’est un terme spécifique dans l’art du tissage, on obtient de deux fils ou de deux cordes, une étoffe qui les intègre. Pour donner plus de consistance au tissage, il faut au moins trois fils ; pour donner de l’épaisseur à un tissu doublé, double face, il en faut au moins quatre pour que les couleurs de l’endroit et de l’envers se distinguent bien les unes des autres. Cette distinction des couleurs a pour but de définir deux images différentes. L’un de ces quatre fils est celui de la couleur visible sur les deux endroits, sur les deux côtés car c’est le fil qui continue et qui passe d’un côté à l’autre du tissu. Si j’adopte cette étoffe comme le support des deux versions, des deux images des endroits du féminin, alors on voit l’endroit qui se réfère au S (de grand A barré) par la symbolisation du manque opérée du phallus. Et l’autre endroit du manque non pas symbolisé qui se réfère au S (de A non barré), complet. Alors, du coté de l’intégration ratée du phallus, le Réel et l’Imaginaire sont indépendants de sa fonction de symboliser le manque. Il est donc possible que ça cesse de s’écrire parce que sa fonction ne s’est pas inscrite. Cette version est tissée par le fil du continu qui est de la même matérialité littérale qui anime le dire « et non » d’Ève lorsque ça se renverse, quand elle se révolte en Lilith et qu’aucun homme ne peut la satisfaire. En fait, la pratique nous exerce à lire l’alternance des deux possibilités dans la diachronie du dire. Pour Ève c’est le mouvement de l’alternance du « et oui et non » à la fonction phallique, dans le cas de l’endroit de Lilith, l’animation réelle se lève de l’Autre écriture qui ne cesse pas de ne pas s’écrire et qui peut cesser de ne pas s’écrire en tant qu’impossible. Alors ce qui est possible ou non possible, ça dépend seulement des limites réelles du corps propre ou de l’autre, au-delà de la référence aux développements de la science moderne. C’est ainsi, à mon avis, que se réalise l’imaginaire de la bisexualité et de la complétude. Et c’est là ce que j’entends de la dimension du bord, source des lamentations et de l’insatisfaction des jeunes lorsqu’ils viennent dire qu’ils ont choisi de devenir homosexuel ou bisexuel ou qu’ils veulent se suicider parce que ils sont libres de décider et de choisir. Libérés de la loi du manque. Enfin, « où est-il écrit qu’ils ne peuvent pas décider ça ? » C’est la demande.

Ces adolescents sont les anges de la déception qui tombent sur la Terre Promise obéissant au Décalogue des « les dix bonnes raisons de se suicider » dicté sur les tables de pierre d’internet. Pour quelques-uns il s’agit de réaliser dans l’acte leur trait de distinction, d’être au-dessus des autres. Comme elle dit, par exemple : « être plus courageuse, plus habile de faire quelque chose que les autres ne font pas. C’est un plaisir auquel il est très difficile à renoncer ». C’est le Lustgewinn, le plaisir en plus dont parle Marta qui parle la langue des cinq femmes de sa famille.

Dans ce domaine du singulier, d’autres identifications encore sont possibles. La Vierge Marie, qui est l’antithèse de Lilith, y demeure également. Celle qui dit oui et toujours oui à l’Annonciation de l’archange Gabriel. Elle n’existe pas si elle n’est pas toute en fonction de la loi de son énoncé. Ceci c’est une des versions des mathèmes qui fait penser qu’existe Une qui peut s’élever au-dessus de la division des sexes et de la mort. À ce propos, j’ai pensé à ceux qui ont recours aux techniques de fertilisation les plus à la pointe, qui sont dans certains cas, à la recherche de la complétude qui franchit la division des sexes et les entraves des corps au prix de la perte du désir sexuel.

Pour rester dans l’évocation biblique, Lacan parle de l’arbre de la Genèse dans la scène du Péché originel – leçon XI du séminaire Les non-dupes errent.

Il utilise cette figure pour représenter la ramification des jouissances. La bifurcation du tronc ouvre le rameau de la jouissance de l’Autre et révèle le non-rapport entre les deux jouissances. Par conséquent, le rapport des corps, la jouissance de la chair, ne peut que passer à travers quelque chose qui est autre que le Symbolique. Et lalangue serait par rapport à la jouissance phallique, la tige de la jouissance qui jette ses racines dans le corps.

Dans le cas de l’élévation au Phallus, vient à se réaliser une position qui dépasse et parasite toute l’organisation de l’Arbre.

Dans la scène de la Bible, les parlants sont Dieu qui nomme et interdit l’Arbre, le phallus. Lilith en objecte la fonction, avec l’impudence de l’Une qui prime, parle à Ève pour la tenter.

Dans l’une des multiples ramifications mythiques, Lilith est reconnue comme étant la sœur envieuse de Dieu. Elle n’a pas été chassée du Paradis, elle bénéficie donc de l’immortalité, elle résiste au temps. Elle a par contre été répudiée par Adam dont elle fut la première femme, façonnée avec la même argile que Dieu avait utilisée pour le créer avant elle. La même forme de l’humain m’a fait penser à l’égalité qui réalise un incube infernal.

Incube, du latin in-cubare, signifie être sexuellement allongé au-dessus. Succube, sub-cubo, être sexuellement au-dessous. Adam l’a répudiée, car elle refusait de se soumettre à lui sexuellement.

Lilith est aussi la femme qui, au-delà du sema gâche le germe de l’homme, car ses enfants sont mort-nés. Elle envie donc Ève et sa descendance. La nuit, elle enlève ses enfants pour sucer leur sève.

Ainsi, au cours du temps, la tradition veut que l’on recommande aux filles d’Ève de ne jamais laisser les hommes seuls, surtout la nuit car ce sont des proies faciles pour Lilith.

Je veux vous citer une petite note anthropologique. Les Sinti et les Roms se proclament les descendants de Lilith et d’Adam. Des trois malédictions divines après qu’ils aient été chassés du Paradis, la seule dont ils peuvent s’affranchir est : « c’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain. » En effet, ils refusent de peiner sous le labeur.

Je finis par une note de couleur. À ce propos, je n’ai pas trouvé de meilleur support figuratif à associer à l’esquisse « du trois plus deux », esquisse peut-être du nœud généralisé, qui m’a sauté aux yeux dans la tresse à cinq fils qui s’emmêlent. La tresse avec laquelle Lacan termine sa cinquième leçon et qu’il ne reprendra plus. Je disais donc que je n’ai pas trouvé meilleur support figuratif que la fresque qu’a réalisée ce génie de Michelangelo Buonarroti sur la voûte de la chapelle Sixtine au Vatican. Je parle du tableau représentant la scène du Péché originel et le moment où Adam et Ève sont chassés du paradis terrestre. En l’observant, on remarque que Michelangelo a magistralement condensé dans la figure de Lilith la mythologie indo-européenne, dans laquelle Li-li-tu signifie étymologiquement patronne de l’air, le sifflement du vent dans la nuit du désert, être la femme de la nuit. Libre dans le désêtre. Cette mythologie est condensée avec la mythologie sumérienne dans laquelle c’est une créature monstrueuse, mi-femme/mi-bête. Et encore, les anciennes croyances païennes et juives selon lesquelles Lilith est la première femme d’Adam, jusqu’à arriver à la Bible de Jérusalem dans laquelle elle devient le serpent, la transformation luciférienne du Diable tentateur à qui la Vierge Marie écrasera la tête du pied. Dans la mythologie païenne, le serpent est le seul être vivant que Lilith ne réussit pas à charmer.

Michelangelo la représente enlacée à l’Arbre de la connaissance du bien et du mal. C’est elle qui l’a, la possède et elle s’y soutient. Elle offre une pomme, le fruit de l’Arbre à chacun d’eux, à ces deux êtres qui ne se regardent pas et qui, ensorcelés, la regardent, elle. Ils semblent tous les deux sous l’emprise d’un cauchemar commun, succubes d’un fantasme qui les regarde l’un et l’autre.

Je crois que l’on ne pourrait pas mieux représenter l’objet et l’Impossible. C’est ce que m’a suggéré Marc Darmon, que je remercie, à la journée d’étude à Naples.

C’était jadis le Paradis, c’est aujourd’hui la terre promise par la science des corps.

 Jacques Lacan évoque Lilith dans son séminaire La Topologie et le Temps, où il aborde la question du troisième sexe. Il la présente comme une figure qui dépasse la binarité homme-femme et qui incarne une forme de jouissance spécifique. Selon lui, Lilith est une "doublure d’Ève", une entité qui ne peut subsister en présence des deux autres sexes et qui est liée à l’initiation et au rapport au Phallus1.

Lacan relie également Lilith à la signification occulte et au plus-de-jouir, un concept qui touche à la jouissance du corps et aux mécanismes inconscients. Il s’intéresse à la manière dont Lilith représente une forme de jouissance qui échappe aux catégories classiques de la sexualité.

Lilith et le plus-de-jouir

Lacan distingue la jouissance ordinaire du plus-de-jouir, qui est une forme de jouissance excédentaire, souvent liée à la transgression et à l’interdit. Lilith, en tant que figure mythologique, incarne cette jouissance qui échappe aux normes établies. Elle représente une féminité qui ne se soumet pas aux règles patriarcales et qui revendique une liberté absolue, ce qui la place en dehors des structures classiques du désir1.

Lilith et le troisième sexe

Dans son séminaire La Topologie et le Temps, Lacan associe Lilith à la notion de troisième sexe, une entité qui ne s’inscrit ni dans la féminité traditionnelle ni dans la masculinité. Elle devient une figure qui dépasse la binarité et qui incarne une forme de jouissance spécifique, indépendante des catégories classiques du désir1.

Lilith et la jouissance féminine

Lacan explore également la jouissance féminine comme une jouissance qui échappe au langage et aux structures symboliques. Lilith, en tant que figure mythologique, peut être vue comme une représentation de cette jouissance qui ne peut être totalement saisie par le discours rationnel1. Elle incarne une forme de jouissance qui ne se laisse pas réduire aux normes sociales et qui reste insaisissable.

Du « Gain de plaisir » de Freud au « Plus-de-jouir » de Lacan

Dans la seconde séance des non dupes errent Lacan se réfère à un texte de Freud qui n’est pas facile à trouver. Son titre exact est « Quelques additifs à l’ensemble de l’interprétation des rêves »,  ajout qui date de 1925. Lacan s’y intéresse à ce qu’il nomme « les limites de l’interprétation ».

Au cours de cette séance des non dupes errent, il parle en effet de la mathématique freudienne et on peut mesurer que  ce qu’il pose comme strictement équivalent  à sa mathématique à lui, sa mathématique analytique, c’est la stricte équivalence entre ce que Freud appelle « gain de plaisir » et,  lui, « Plus de jouir ». Or ce que Freud définit comme ce gain de plaisir c’est ce qu’apporte le rêve en permettant au désir inconscient de se manifester comme retour du refoulé. Dans le rêve tout est permis… ou presque.

Voici le texte de Freud qui rendra celui de Lacan lumineux :

 « Nos activités intellectuelles tendent soit vers un but utilitaire, soit vers un gain immédiat de plaisir. Dans le premier cas, il s’agit de prendre des décisions d’ordre intellectuel, de se  préparer à agir ou de communiquer avec autrui; dans l’autre cas, nous appelons ces activités jouer ou fantasmer. L’utile, on le sait, n’est lui-même qu’une voie détournée pour atteindre une satisfaction porteuse de plaisir.

Or, rêver est une activité du second type qui, vue sous l’angle de l’histoire du développement, est bien la plus originelle des deux. Il est fallacieux de dire que l’activité onirique applique ses efforts aux tâches imminentes de l’existence ou cherche à mener à bien les problèmes du travail diurne. Ce sont là les préoccupations de la pensée préconsciente. Quant au rêve, une telle intention utilitaire lui est tout aussi étrangère que celle de s’apprêter à communiquer avec autrui. Lorsque le rêve s’emploie à une tâche de l’existence, il la résout comme il convient à un désir irrationnel et non à une réflexion sensée. Une seule intention utilitaire, une seule fonction, ne peut être contestée au rêve : il doit prévenir les perturbations du sommeil. Le rêve peut être décrit comme un morceau d’activité fantasmatique au service de la sauvegarde du sommeil. »

Voici maintenant le texte de Lacan qui commente ce texte de Freud :

« Bon, enfin, unmittelbaren Lustgewinn, ça veut dire « un plus-de-jouir », là, immédiat. Dans le premier cas, hein, celui du but d’utilité, ce sont, (ces geistigen Tätigkeiten, ces opérations spirituelles) ce sont des décisions intellectuelles, des préparations à la manipulation, hein, Handlengun, ou des communications an andere aux autres », à savoir que l’on parle pour les – comme je viens de dire – pour les manipuler, comme vous dites. « Dans l’autre cas, nous appelons ça – nennen wir sie (sie, c’est à savoir les geistigen Tätigkeiten) Spielen und Phantasieren nous appelons ça des jeux et le fait de fantasmer. Bien sûr, qu’il dit, bekanntlich, n’est-ce pas, l’utile, c’est simplement aussi quand même un détour, ein Umweg, pour une satisfaction de jouissance ». Mais c’est pas en soi qu’elle est visée, n’est-ce pas. « Le rêver – il n’a pas dit le rêve – le fait de rêver est donc une activité de la seconde espèce », à savoir ce qu’il a défini par le unmittelbaren Lustgewinn. « Il est une erreur, irreführend, de dire que le rêver s’efforce à ces devoirs pressants toujours imminents de la vie commune, et cherche à mener à bonne fin le travail du jour, Tagesarbeit. De ça se soucie le penser préconscient : das vorbewusste Denken. Pour le rêve, cette utilisation, cette intention utile, n’est-ce pas, est tout à fait aussi étrangère que la mise en jeu, en oeuvre, la préparation, le fignolage, n’est-ce pas, d’une communication einer Mitteilung à un autre, an einen anderen». En quoi il a ceci de lacanien, notre cher Freud, n’est-ce pas, que, puisque tout ce qu’il vient de nous dire autour du rêve, c’est uniquement de la construction, du chiffrage, ce chiffrage qui est la dimension du langage n’a rien à faire avec la communication. Le rapport de l’homme au langage, lequel ne peut se… simplement, s’attaquer que sur la base de ceci : que le signifiant c’est un signe, qui ne s’adresse qu’à un autre signe; que le signifiant, c’est ce qui fait signe à un signe, et que c’est pour ça que c’est le signifiant. Ça n’a rien à faire avec la communication à quelqu’un d’autre, ça détermine un sujet, ça a pour effet un sujet. Et le sujet, c’est bien assez qu’il soit déterminé par ça, en tant que sujet, à savoir qu’il surgisse de quelque chose qui ne peut avoir sa justification qu’ailleurs. À ceci près que dans le rêve, on la voit, à savoir que l’opération du chiffrage, c’est fait pour la jouissance. À savoir que les choses sont faites pour que dans le chiffrage on y gagne ce quelque chose qui est l’essentiel du processus primaire, à savoir un Lustgewinn. C’est ça qui est dit là. Et puis ça continue. Et non seulement ça continue, mais ça appuie. Et ça montre bien en quoi, pour quoi le rêve fonctionne, c’est à savoir qu’il n’est fait et n’est fait en rien, et c’est pour ça qu’il fonctionne, pour ça il n’est fait en rien – « que pour le sommeil, den Schlaf verhüten, protéger ». Il protège le sommeil. Ce que Freud n’a dit, comme ça, qu’incidemment dans divers points, là il insiste. Je veux dire que la question qu’il introduit, c’est en quoi précisément ce qui du rêve dépend de l’inconscient, c’est-à-dire de la structure, de la structure du désir – ce qui du rêve pourrait bien incommoder le sommeil. »

 Selon mon amie Evelyne Bruant (aujourd’hui décédée) qui est une psychanalyste basée à Troyes, en France. Elle s'intéresse notamment aux questions de l'équilibre psychologique et de la confiance en soi, et elle travaille sur les troubles du comportement et de la personnalité1. Elle a également organisé des événements liés à la psychanalyse et à la psychopathologie clinique.

Le cas de la jeune homosexuelle vu par Freud, Lacan... et quelques autres: Journées d'étude de l'Association freudienne internationale

Ce livre explore le cas de la jeune homosexuelle analysé par Freud et comment Lacan, ainsi que d'autres psychanalystes, ont interprété ce cas au fil du temps. Il s'agit d'une étude approfondie sur l'homosexualité féminine et ses implications dans la psychanalyse.

  » Qui aime les femmes est hétérosexuel ! «

Avancée pour des raisons évidentes de structure, cette assertion de Lacan renouvelle les conceptions classiques sur l’homosexualité féminine.

Il ne s’agirait pas pour celle-ci en effet de forclore a priori la dimansion de l’altérité mais de montrer qu’une femme à la condition de renoncer au phallus comme référent pour ne plus en faire qu’un accessoire, un gadget, pourrait en triompher au point de faire croire au rapport sexuel.

Forme acccomplie de l’hystérie, dira Lacan ; plutôt que perversion ?

A nous de nous avancer sur un thème snobé ordinairement par la résistance à prendre en compte les ratages déclencheurs dans ce cas, du compte homme/femme.

En 1920, Freud publie un cas d’homosexualité féminine qui jusque-là, dit-il, « a été négligée par la recherche psychanalytique. » Il s’agit, au travers de ce cas, de dévoiler pour la première fois les mécanismes psychiques qui ont conduit une jeune fille à faire un choix d’objet homosexuel.

Qui est la « jeune homosexuelle » ?

Il s’agit d’une jeune fille de 18 ans, « belle et intelligente », issue de la haute bourgeoisie viennoise du début du XXe siècle. Elle provoque un scandale dans sa famille, et plus particulièrement pour son père, en poursuivant de ses assiduités amoureuses une « cocotte » de dix ans son aînée, bien connue dans Vienne, à la fois pour ses amours homosexuelles et ses multiples aventures hétérosexuelles.

La jeune fille, tout en reconnaissant parfaitement la mauvaise réputation de cette femme, la traite avec respect et la vénère amoureusement au point de ne plus se préoccuper que de sa passion amoureuse. Elle laisse tomber ses études et ses amis et elle passe l’essentiel de son temps à attendre cette femme pour lui faire la cour. Il y a, dans sa conduite, une provocation évidente qui met son père en rage. « C’est qu’elle n’avait aucun scrupule à se montrer publiquement dans les rues fréquentées en compagnie de sa bien-aimée suspecte et négligeait donc le point de vue de sa propre réputation, et que toutes les roueries, tous les faux-fuyants, tous les mensonges lui étaient bons pour organiser à l’insu de ses parents ses rencontres avec elle. »

Voilà donc clairement exprimé que la jeune fille fait tout ce qu’elle peut pour attiser le mécontentement de son père, qu’elle défie ainsi tranquillement, en menant fièrement et publiquement la relation amoureuse dans laquelle elle se montre en chevalier servant d’une femme de mauvaise réputation.

« Un jour, ce qui devait arriver dans ces circonstances arriva : le père rencontra sa fille dans la rue en compagnie de cette dame, qu’il connaissait déjà de vue. Il les croisa toutes deux en leur lançant un regard furieux qui ne présageait rien de bon. Immédiatement après la jeune fille s’arracha du bras de sa compagne, enjamba le parapet et se précipita sur la voie du chemin de fer urbain, qui passait en contrebas. »

Après cet événement tragique au cours duquel la jeune fille a mis réellement sa vie en jeu, les parents n’osent plus lui manifester aussi fermement leur désapprobation et la dame finit par se laisser toucher par des preuves d’amour aussi irréfutables.

Cependant, six mois plus tard, le père, ne pouvant décidément pas accepter l’homosexualité de sa fille, s’en remet à Freud et à la psychanalyse dans le but de la ramener dans le droit chemin du mariage et de la maternité.

 Freud ne se fait aucune illusion sur les résultats à attendre d’une telle « thérapie ». D’une part, dit-il, il est plutôt rare que le travail analytique conduise un sujet à changer l’orientation de sa sexualité. D’autre part, cette jeune fille avait accepté de rencontrer Freud à la demande de son père. Elle-même ne se plaignait de rien. Non seulement elle n’avait pas de demande particulière envers Freud, le psychanalyste, mais elle ne présentait pas non plus le moindre symptôme. Freud ajoute même qu’elle « n’avait jamais été névrosée ». Dans un tel contexte, il est bien difficile d’engager un travail analytique.

Cependant, Freud accepte de la recevoir et de commencer un travail d’investigation analytique. Il le fait, nous dit-il, sur la base de ce que la passion amoureuse de la jeune fille n’avait jamais trouvé à se réaliser sexuellement. Pour Freud, c’est un facteur déterminant. Dès lors qu’une jouissance a été rencontrée, le sujet cherchera à la retrouver. A contrario, tout, ici, était encore jouable puisque le sillon de la sexualité de la jeune fille n’avait pas encore été tracé « homosexuellement ». C’est la Dame qui s’était montrée plutôt froide, « elle l’exhortait, à chacune de leur rencontre à détourner d’elle et des femmes en général son inclination, et jusqu’à sa tentative de suicide, elle lui avait toujours opposé un ferme refus ».

Quant à la jeune fille, elle ne cessait de clamer « la pureté de son amour » et « son aversion physique à l’égard d’un commerce sexuel », en réponse aux questions de Freud. Ainsi, là où il semblait à Freud que « la jeune fille faisait de nécessité vertu », autrement dit, contre mauvaise fortune, bon cœur, la jeune fille ne cessait de lui répondre que, lorsqu’on aime, il ne s’agit pas de sexe. Or, n’était-ce pas là ce dont elle voulait faire la démonstration au père ? Et au-delà, à Freud qui, semble-t-il, resta plutôt dubitatif.

Les séances avec lui ne menèrent pas la jeune fille très loin, au dire de Freud lui-même. Cependant, il va publier ce cas d’analyse ratée et interrompue du fait de sa décision à lui car il permet de voir à l’œuvre les mécanismes qui ont conduit la jeune fille jusqu’à une position de femme aimant une autre femme.

La démarche de Freud dans l’élaboration de la théorie

Le cas de la jeune fille va, en effet, lui permettre de résoudre l’une des questions qui le préoccupaient à ce moment de son élaboration théorique.

Dans son travail de l’année précédente, « “Un enfant est battu”, contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles », Freud avait abouti à une conclusion surprenante : le troisième temps du fantasme « on bat un enfant » montre que « la fille a renoncé à son sexe » et « qu’elle est elle-même devenue un garçon  ».

Affirmer, comme le fait Freud, que la fille, à l’issue de l’Œdipe, serait devenue un garçon, est un sacré paradoxe ! Freud, pourtant, ne renonce pas à sa démonstration – bien qu’elle implique une telle conséquence pour la fille –, tant il est certain d’être bien orienté par rapport à la logique inconsciente qu’il cherche à mettre en évidence. S’il y a paradoxe, cela tient à l’état de l’avancée de la découverte. Il faut donc continuer d’élaborer pour trouver la réponse.

 Il est tout à fait passionnant de suivre Freud dans sa démarche, car que fait-il ? Il part de sa conclusion précédente pour poser une autre question. Il ne remet pas en cause la logique de son raisonnement, mais l’état actuel des connaissances quant à la sexualité féminine. Et c’est ce qui va lui permettre de faire le pas suivant. Puisque c’est à un changement de sexe qu’aboutit le fantasme féminin, changement qui s’opposerait radicalement à la féminité que les filles sont censées faire reconnaître par le père dans l’Œdipe, la question que Freud se pose est la suivante : comment font la majorité des filles pour échapper à la masculinité qui semble les attendre à la sortie de l’Œdipe ?

La clinique de l’homosexualité féminine va lui en offrir la réponse et va lui permettre de résoudre plusieurs questions qui restaient obscures, soit, d’abord, le lien entre la position œdipienne de la fille, au départ, et l’identification dite « masculine » au père, à l’arrivée. La jeune homosexuelle va lui apprendre que cette identification se fait par régression du choix d’objet à l’identification, lorsque l’objet, parce qu’il a déçu, est abandonné comme objet d’amour. Freud y voit l’un des facteurs particuliers qui pousseraient la jeune fille vers l’homosexualité. Cependant, dit-il, « Nous ne voulons pas dire que toute jeune fille chez qui l’aspiration amoureuse provenant de la position œdipienne des années de la puberté connaît une telle déception doive pour autant succomber nécessairement à l’homosexualité. D’autres sortes de réaction à ce traumatisme seront au contraire fréquentes . » Comme celle de se tourner vers un homme et d’entrer ainsi dans la vie amoureuse, mais aussi, parfois, de chuter définitivement de la scène phallique du désir ou encore de camper sur une revendication d’amoureuse blessée, comme la clinique nous l’enseigne.

De plus, une autre dimension surgit à l’arrière-plan du cheminement de la jeune fille, et qui passe, pour la première fois, dans le savoir analytique. Car le cas de la jeune homosexuelle démontre aussi que sa position sexuelle, par-delà le rapport œdipien au père et la déconvenue à laquelle il l’a conduite, s’appuie fortement sur une fixation amoureuse antérieure, que Freud (re)découvre ici et dont il voit l’importance pour la première fois : une fixation primaire de la fille à la mère, qui se montre capable de prendre le relais de l’amour lorsque le lien œdipien au père fait naufrage à la suite de la déception occasionnée par la naissance de son plus jeune frère.

Le dévoilement du complexe d’Œdipe féminin

La révélation de ce savoir va ultérieurement, de 1923 à 1932, imposer à Freud de reconsidérer l’amour œdipien de la fille pour le père, en tant qu’il ne fait que recouvrir, avec plus ou moins de succès, un amour bien plus ancien et bien plus violent qui lie indéfectiblement la fille à la mère.

Dans les deux grands textes de 1931 et 1932, sur la sexualité féminine, Freud se met au travail de percer à jour l’opacité qui recouvre ce lien premier de la fille à la mère, parce que l’on ne comprendra rien aux femme, dit-il, si l’on ne reconsidère pas tout ce qui précède leur entrée dans l’Œdipe et risque de l’empêcher ou de le perturber. Il faut donc en savoir plus sur la qualité, l’intensité, et la durée insoupçonnée de cet amour pour lequel Freud va inventer un terme, celui de Mutterbindung, montrant par là que la « liaison » dont il s’agit est, certes, amoureuse, mais pas seulement. En effet, le terme de Bindung (liaison), s’il traverse toute l’œuvre de Freud, définit d’abord la liaison pulsionnelle : c’est ce qui fixe et canalise l’énergie pulsionnelle entre Eros et Thanatos. Le terme de Mutterbindung forgé par Freud rend compte de ce que le rapport originaire à la mère est tout entier sous le primat de la demande de l’Autre dont répond la pulsion. C’est pourquoi s’y produisent des fixations de jouissance, autrement dit des modes de jouir que le sujet subit bien plus qu’il ne les choisit, mais qui déterminent durablement sa sexualité. Ainsi, avec ce terme, Freud nous indique que, dans ce lien originaire du sujet à l’Autre, il ne s’agit pas seulement d’amour mais aussi et d’abord de jouissance.

Mais, il y a plus, car avec ces deux termes forgés spécialement pour la sexualité féminine, Freud rend compte d’une qualité particulière de la relation que la fille entretient avec ce qui lui sert de Grand Autre : exclusivité et passion. On peut dire qu’elle entretient une « liaison » passionnelle avec la non-castration de l’Autre, qu’elle se voue passionnément à maintenir dans ce statut idéal. S’il y a cet attachement inoubliable et quasi indéfectible de la fille pour cette mère comme premier Autre de la demande, cela ne tient donc pas à une reconnaissance – justement impossible – du corps féminin, mais, au contraire, au fait que, la mère étant constituée phalliquement par cet amour, le narcissisme y trouve sa première assise dans le même temps où la castration féminine est déniée.

Peut-être Freud, en 1931, au moment de forger ces deux termes, pensait-il, entre autres, à sa jeune patiente de 1919. Car ce cas, dans sa particularité, ne témoigne-t-il pas, exemplairement, d’une Mutterbindung impossible suivie d’une Vaterbindung tout aussi foudroyante ?

En tout cas, grâce à elle, Freud dégageait pour la première fois et dès 1919 – donc bien avant d’examiner les particularités du complexe d’Œdipe féminin – le double enracinement de la sexualité féminine, d’une part, dans ce qui subsiste du lien originaire à la mère au travers de l’Œdipe, produisant des fixations de jouissance le plus souvent ravageantes pour la fille, et, d’autre part, dans le rapport œdipien au père dont le ratage plonge la fille dans une forme de déception amoureuse où persiste la demande d’amour.

On notera donc que, lorsqu’il s’est agi de celle des femmes, l’homosexualité est apparue d’emblée comme un questionnement exemplaire de l’amour et de la féminité.

Si deux des principaux mécanismes que Freud découvre ici à l’œuvre et dont il pense qu’ils sont à l’origine de l’homosexualité féminine – le lien originaire de la fille à la mère et l’identification au père comme solution à la déception inhérente à l’Œdipe féminin – sont de ceux qu’il reconnaîtra ultérieurement comme jalonnant le parcours de la fille vers la féminité, sans pour autant augurer d’un choix d’objet homosexuel, on peut dire que la présentation de ce cas et l’élaboration théorique qui s’ensuit représentent, de fait, le premier grand texte de Freud sur la sexualité féminine. Ainsi, est-il tout à fait remarquable que l’analyse de ce cas d’homosexualité féminine aura, la première, mis Freud sur la voie des mécanismes complexes de la sexualité féminine.

 La logique du cas

Freud, dans son texte, donne encore une série d’éléments biographiques nécessaires à la compréhension du cas :

L’intérêt de la jeune-fille pour des femmes « mûres mais encore dans la jeunesse », « des mères », s’était clairement manifesté à la suite d’un événement familial « d’une très grande importance pour la compréhension du cas » : une nouvelle grossesse de la mère et la naissance d’un troisième frère alors qu’elle avait environ seize ans. Cet intérêt, au caractère sexuel indéniable, lui avait valu alors les foudres de son père et des réprimandes « vivement ressenties » par la jeune fille. À ces occasions, elle avait donc appris comment contrarier à coup sûr son père.

Le père nous est présenté comme un bon père de famille, à la fois exigeant et aimant envers ses enfants. Cependant, sa conduite envers sa fille est déterminée, trop souvent, par le caprice de sa femme dont il est encore très amoureux et qu’il tient à ménager car elle « avait été névrosée pendant plusieurs années ». Il ne s’agit donc pas de la contrarier, elle ! Mais c’est un homme qui ne néglige pas les membres de sa famille, et pas plus sa fille comme va le démontrer la façon soutenue dont il s’occupera d’elle lorsque qu’elle le défie.

Quant à la mère, Freud nous la présente avant tout comme une femme séductrice et veillant jalousement sur ses hommes : « C’est une femme encore dans la jeunesse » et qui n’a pas « renoncé à la prétention de plaire. » Et Freud va même jusqu’à dire que pour « cette femme encore dans la jeunesse, sa fille soudainement épanouie était une concurrence gênante » si bien qu’elle « veillait jalousement à ce qu’elle restât éloignée du père. » C’est pourquoi, elle n’avait pas vu, au départ, d’un aussi mauvais oeil que le père l’orientation homosexuelle de sa fille. Elle s’en était même fait, au début, la confidente bienveillante. Ce n’est que par peur du scandale qu’elle s’était ralliée à la position de son mari.

Freud souligne également que cette femme « névrosée » « traitait ses enfants d’une manière fort inégale, était particulièrement dure avec sa file et d’une tendresse outrée avec ses trois garçons, dont le plus jeune, né sur le tard, n’avait pas encore 3 ans » Et il ajoute que, contre toute attente, non seulement la jeune fille ne semblait pas en vouloir à cette mère, mais semblait, elle aussi tout comme le père, la protéger de tout reproche en se tenant « dans une réserve dont il n’était pas question dans le cas du père ».

Freud va articuler la présentation du cas autour de deux questions principales :

Comment comprendre le renversement complet de la position de la jeune fille après qu’elle soit tombée de haut dans sa croyance au père, à la naissance de son plus jeune frère ? Elle était, juste avant cet évènement, dans une position normalement œdipienne si l’on ose dire où, identifiée à la mère, elle avait pris son père comme objet d’amour. Rappelons qu’à cette date Freud n’a pas encore remis sur le chantier sa théorie de l’Œdipe et qu’il pense l’Œdipe de la fille dans une symétrie parfaite avec celui du garçon. Cela donnait le père pris comme objet d’amour et la mère, comme pôle de l’identification idéale. Comment comprendre que cette position ait pu déboucher sur une identification dite par Freud « masculine » qu’elle soutient en aimant une femme comme un homme pourrait l’aimer, inversant aussi bien l’identification que le choix d’objet ? C’est la question théorique qu’il faut résoudre.

 Qu’est-ce qu’elle réalise avec le passage à l’acte suicidaire ?

De la « normalité œdipienne » de la jeune fille

La biographie de la prime enfance de la jeune fille présente une normalité œdipienne sans faille, selon Freud, et il n’en ressort qu’un seul élément important : « la comparaison des organes génitaux de son frère [le grand] avec les siens propres » lui aurait fait beaucoup d’effet, note-t-il, au point de lui faire préférer ce frère à son père, comme objet d’amour. Est-ce Freud qui lui arrache l’aveu de cette scène on ne peut plus « freudienne » ou bien est-ce la jeune file qui l’exprime à Freud sur le même mode où elle lui laissera espérer un mariage avec un jeune homme qui la courtise ? Pour lui faire plaisir et avoir la paix.

En tout cas, Freud rapporte la scène cruciale où la jeune fille est confrontée pour la première fois à la différence des sexes, et où la comparaison avec l’organe du frère fait d’elle un être « manquant », cet être qui n’a pas l’objet essentiellement désirable, l’objet voulu par le désir maternel. Cependant, il semble que plutôt que de seulement s’en désoler, elle fait du frère, porteur du phallus, l’homme désirable qui va même se substituer au père sur le chemin qui mène à la féminité. Voilà donc l’exemple d’un complexe de castration, en apparence, rondement mené et plutôt bien négocié, sous le primat du phallus, conformément à ce que Freud posera ultérieurement, en 1923, comme principe organisationnel de la sexualité infantile des deux sexes.

Et Freud de considérer que « la jeune fille n’avait jamais été névrosée », contrairement à sa mère, voire même qu’elle n’apporta pas dans l’analyse le moindre symptôme hystérique .

Jusqu’à 13 ou 14 ans, la jeune fille avait eu un développement non seulement normal, selon Freud, mais dont tout faisait penser qu’il s’orientait très bien, c’est-à-dire vers… la maternité, mais une maternité qui se passerait fort bien de l’homme.

La mère-version de la jeune homosexuelle

Ainsi, elle pouponnait avec beaucoup de tendresse un petit garçon de trois ans rencontré dans un square, ce qui fait dire à Freud : « On peut conclure de cet incident qu’elle était alors dominée par un puissant désir d’être mère elle-même et d’avoir un enfant. » Pour Freud, il ne fait pas de doute que cela signe son orientation œdipienne et qu’il s’agit donc d’un enfant du père, conformément à la structure du désir féminin.

Cependant, posons-nous une question – que Freud ne se pose pas, car, à cette date, son élaboration théorique ne le lui permet pas –, celle de ce qui se satisfait chez la jeune fille, dans ce pouponnage ostentatoire qui semble, lui, avoir reçu l’approbation des deux familles, aussi bien des parents de l’enfant que de ceux de la jeune-fille.

 « Le désir d’avoir un enfant, un enfant de sexe masculin, souligne Freud, devint pour elle clairement conscient ; qu’il devait être un enfant de son père et fait à son image, son conscient ne devait pas le savoir. »

Il distingue ainsi le désir conscient d’avoir un enfant qui se réalise dans le pouponnage et le désir oedipien qui, lui, ne concerne pas un objet réel – la fille sait bien que le père ne lui donnera pas un enfant réel –, mais est plutôt attendu symboliquement comme signe de l’amour du père. Il doit, comme désir incestueux, rester inconscient. Elle est donc à ce moment-là très fortement fixée à l’amour du père duquel elle attend le soutien pour sa féminité, qu’elle ne trouve pas du côté de sa mère, bien plus qu’un dédommagement pour le phallus qu’elle n’a pas. Sur ce versant-là, il s’agit bien plus d’une demande d’être que celle d’avoir.

Quant au désir conscient d’avoir un enfant, on peut dire qu’à ce moment conjoncturel, la jeune fille le satisfait sur deux plans à la fois en pouponnant le petit garçon rencontré : d’une part, en jouant à la mère, elle se trouve idéalement mais imaginairement identifiée au sexe féminin par l’emblème de la maternité et c’est dans cette position imaginaire qu’elle est soutenue, approuvée et encouragée par son entourage. D’autre part, avec ce fils qui lui est donné au travers du petit garçon, s’accomplit réellement la promesse de don du père de l’Œdipe : « Je te donnerai un fils à la place du phallus qui te manque », qui lui permet de se soutenir comme sujet désirant. Elle satisfait ainsi aussi bien le plan de l’être que celui de l’avoir. Ce faisant, elle détient réellement l’objet qui peut combler son manque et elle jouit tranquillement du phallus dérobé, sous le regard bienveillant des familles réunies.

Ainsi, la satisfaction réelle qu’elle obtient dans le maternage de l’enfant, à partir d’un montage fantasmatique, témoigne d’un premier « acting out » qui n’est pas perçu comme tel, ni par la famille, ni par Freud, tout empêtré qu’il est, à cette époque de sa compréhension, dans la symétrie de l’Œdipe des filles avec celui des garçons.

Pourtant, 14 ans, c’est l’âge où les adolescentes, généralement, s’intéressent aux garçons plutôt qu’aux bébés ! Pas notre jeune fille qui, Freud le remarque bien, ne peut se soutenir narcissiquement que dans une identification imaginaire à la mère idéale. C’est ainsi, par la maternité – et non dans la rencontre avec l’autre sexe qui, rappelons-le, lui est interdite par le désir maternel – qu’elle peut s’identifier à son sexe, d’autant plus qu’elle y est confortée par le regard satisfait de ses parents. C’est le regard des parents ici, et notamment celui du père, qui, en autorisant la scène qui se joue sous leurs yeux « grand fermés », la rend imaginairement réelle : elle devient, dans le regard de l’Autre, un modèle de mère, prémisse à sa condition future de femme.

On pourrait dire qu’à défaut de pouvoir approcher l’homme-père que la mère tient à se garder, elle se sert du regard bienveillant du père, lorsqu’elle pouponne, pour se soutenir dans le rapport entre femmes. Mais c’est une solution qui ne lui laisse comme unique horizon que celui de jouer à la poupée avec un enfant réel, celui de rester fille éternellement. Tourner en femme lui reste interdit. Car cela supposerait qu’elle ait pu faire choir sa mère de sa position idéale, pour se confronter, à partir de son manque, au désir du père. Cela supposerait qu’elle ait pu reconnaître que l’Autre n’est pas tout. Or, la castration de l’Autre, c’est ce dont elle ne veut pas, elle ne peut pas entrer dans cette dimension où l’Autre manque à être garant de l’ordre établi.

C’est pourquoi, aussi bien, elle ne peut pas s’autoriser à détester sa mère, même partiellement. Sur le versant de l’amour maternel, elle est, inconsciemment, en délicatesse, coupable de ne pas l’aimer autant que le père sait l’aimer et coupable de ne pas avoir ce qu’il faut pour se faire aimer de la mère – comme elle aime ses fils – au point de s’être « désistée » des hommes en sa faveur, comme nous le verrons plus loin.

Ainsi, en pouponnant l’enfant du parc, elle joue la scène où se dit ce que c’est qu’être femme pour elle, et cela tout en restant une « bonne fille » qui ne contrarie pas encore son père, ni surtout cette mère fragile autant qu’exigeante qui ne désire pas qu’elle tourne en femme. Elle trouve, de cette façon, un équilibre narcissique, certes précaire, mais grâce auquel elle ne court pas le risque de venir occuper la place « fort peu naturelle » d’objet cause du désir d’un homme.

C’est aussi bien la scène qu’elle rejouera à Freud dans ces rêves qu’il ne rapporte qu’indirectement pour dire qu’ils lui mentaient autant que la jeune fille. Nous touchons là la limite de ce que Freud était capable d’entendre dans cette cure. Car la vérité qui se livre dans ces rêves, à l’insu de la jeune fille et de l’analyste, n’est-elle pas de l’ordre d’un immense appel au père pour qu’il voie enfin ce qui se trame sous ses yeux : le ravage de la féminité de sa fille empêtrée dans son rapport à une mère qui ne veut pas qu’elle devienne femme ? À la différence de la scène du pouponnage qui montre le rabattement obligé de la féminité sur la maternité du fait du consentement de la jeune fille au désir de la mère de rester l’unique femme, les rêves les distinguent l’une de l’autre et témoignent d’un désir d’être femme d’un homme avant que d’être mère.

Ainsi, avec ces rêves en tant qu’ils sont des rêves de transfert, en appelait-elle à Freud, l’analyste, pour qu’il la délivre de la loi maternelle, là où son père avait échoué à le faire et, de plus, l’avait trahie dans son attente œdipienne. Mais Freud ne l’entend pas, cette vérité, car son écoute s’est prise aux provocations que la jeune fille ne manque pas de lui adresser, comme elle le faisait avec son père, et il n’entend pas l’appel que son comportement dissimule autant qu’il met Freud au défi d’y répondre. Il ne la supporte plus « lorsqu’elle transféra sur moi, dit-il, le radical refus de l’homme par lequel elle était dominée depuis que son père l’avait déçue ». Ce comportement lui est si insupportable qu’il hésite un instant à le qualifier de transfert avant de déclarer qu’il ne pouvait que mettre la cure en impasse, ce qui justifie pour lui d’y mettre immédiatement un terme avec la consigne de la reprendre avec une femme. Il reste donc définitivement sourd et aveugle à l’appel de la jeune fille au point de penser qu’une femme ferait mieux l’affaire que lui et il la laisse tomber à son tour, répétant aveuglément le traumatisme du « niederkommen » qu’elle a déjà acté dans le passage à l’acte suicidaire.

La « crise » œdipienne et le passage à l’homosexualité

C’est la position de repli narcissique trouvée dans le pouponnage qui vole en éclat lorsque la brutale réalité déloge la jeune fille de son identification imaginaire à la mère idéale : avec la naissance du petit frère, c’est sa propre mère qui est consacrée à nouveau dans cette position, elle qui reçoit du père l’enfant de son désir.

Tombant de cette identification et sous l’effet de la trahison du père, cette naissance la fait tomber de haut, dans une sorte de catastrophe psychique avant que cela ne la jette dans les bras… d’une mère. C’est ainsi qu’elle se récupère comme sujet dans cette chute abyssale ; à ce moment-là, son amour pour le phallus l’a sauvée de la mélancolisation, il a été plus fort que la jouissance de la perte, en quelque sorte.

Freud note dans un raccourci saisissant ce qui en découle : « La jeune fille se change en homme et prend la mère à la place du père comme objet d’amour. » La position de départ est donc totalement inversée. Le petit garçon lui devient immédiatement indifférent et elle commence alors à s’énamourer de « femmes mûres mais encore dans la jeunesse », série de femmes qui culmine avec son amour pour la « Dame », et qui sont toutes des « substituts de la mère », ainsi que le matériel provenant des rêves put le montrer, nous dit Freud.

Qu’il faut distinguer l’identification sexuée du choix d’objet

Freud va démonter point par point le paradoxe qui aboutit à une inversion complète des pôles d’identification et de choix d’objet de la jeune fille, l’objet aimé devenant objet d’identification (le père) et l’objet d’identification devenant l’objet aimé (la mère). Ceci va le conduire à analyser séparément et indépendamment l’un de l’autre ce qui détermine l’identité sexuelle d’un sujet et ce qui détermine son choix d’objet.

Il produit ainsi une avancée théorique, encore souvent méconnue aujourd’hui, qui a de grandes incidences cliniques dans la pratique analytique.

Il établit, dans le texte, un clivage entre la question du choix d’objet et celle de la position sexuelle « que la littérature de l’homosexualité a coutume de ne pas séparer assez nettement, comme si la décision sur l’un des points était liée de manière nécessaire à l’autre. L’expérience montre pourtant le contraire, dit-il : un homme présentant d’une manière prépondérante des caractères masculins, et qui montre aussi le type masculin de la vie amoureuse, peut cependant être un inverti du point de vue de l’objet, et n’aimer que des hommes au lieu de femmes. Un homme dans le caractère duquel les traits féminins l’emportent d’une manière aveuglante, qui va jusqu’à se comporter comme une femme dans l’amour, devrait être aiguillé par cette position féminine vers l’objet d’amour masculin ; or, le plus souvent, il ne présente pas d’inversion du point de vue de l’objet, aimant hétérosexuellement.

La même chose vaut pour les femmes : chez elles non plus caractère sexuel psychique et choix d’objet ne sont pas unis par une relation fixe de coïncidence... On a affaire à trois séries de caractères :qui, jusqu’à un certain point, varient indépendamment les uns des autres et sont susceptibles, chez les différents individus, de permutations diverses ».

 Autrement dit, quand on a considéré l’identité sexuelle d’un sujet, on n’a encore rien dit concernant son choix d’objet sexuel. Ce sont deux facteurs différents qu’il faut d’abord prendre en compte séparément avant de les articuler l’un à l’autre.

Par exemple, on peut très bien remarquer qu’un homme s’est identifié au père d’exception – et on peut ainsi dire à coup sûr qu’il est du côté masculin quant à son identification sexuelle –, mais ça n’empêche pas qu’on ne puisse rien en déduire concernant son choix d’objet. À partir de cette identification au père d’exception, il peut tout aussi bien aimer les femmes comme ce père les a aimées (pour autant qu’elles détiennent un trait qui lui permette d’évoquer ce père-là) qu’aimer les hommes comme ce père l’a aimé lui-même.

Ainsi, la clinique de l’homosexualité, au-delà des préjugés, continue-t-elle à nous démontrer combien, dans une cure, il est important de considérer séparément ce qui concerne l’identité sexuelle d’un sujet et ce qui concerne son choix d’objet, soit-il hétérosexuel ou homosexuel.

La reprise de l’amour et l’identification au père de la jeune homosexuelle

La naissance de son plus jeune frère a cette valeur traumatique pour la jeune fille parce qu’elle-même se soutenait comme sujet désirant par son identification imaginaire à celle qui aurait un enfant du père. C’est pourquoi la grossesse de la mère représente une trahison du père.

Elle est trahie par ce père qui non seulement donne à une autre l’enfant de ses vœux, mais ignore, de la sorte, ce qu’aimer veut dire. Et, sous l’effet de la déception, elle s’identifie au père... pour aimer comme un père doit aimer. Elle s’identifie au père et reprend sa fonction là où il n’a pas été à la hauteur de son attente. Elle s’identifie à un père qui aime comme relève de l’amour, pour soutenir sa fonction, celle où un père digne de ce nom sait aimer une fille comme elle mérite de l’être, c’est-à-dire pour ce qui lui manque, le phallus.

Freud remarque qu’elle s’identifie au père selon un mécanisme qu’il met au jour pour la première fois, dans lequel le choix de l’objet, lorsqu’il doit être abandonné, régresse jusqu’à l’identification. Mais ce qui est là tout à fait remarquable, c’est qu’avec ce cas, Freud montre que sous l’effet de la déception – et la déception est toujours au rendez-vous dans l’Œdipe féminin ainsi qu’il finira par le découvrir en 1925, laissant entière la question de son issue –, la fille laisse tomber ses objets plutôt qu’elle y renonce.

Cependant, si elle laisse tomber son père comme objet d’amour, c’est parce qu’elle a le sentiment que c’est lui qui l’a laissée tomber. Et cette perte d’amour a pour elle une valeur castratrice qu’il s’agit de masquer au plus vite, car cela la renvoie à une valeur négative de son être-femme : celle de n’être rien pour le désir de l’Autre, ce dont elle a déjà eu le « vécu », à défaut de l’expérience, dans le rapport à la mère.

L’identification au père est alors une conséquence de l’amour œdipien bafoué, dans une sorte de sauvegarde de l’être féminin qu’elle remet précieusement à l’autre femme. Il ne s’agit donc ni de s’identifier idéalement au père pour sortir de l’Œdipe, comme le fait le garçon, ni d’une identification prise au titre d’une position masculine correspondant au phallicisme originaire de la fille, ni d’une identification « au type masculin de l’amour », comme le pense Freud alors, embarrassé par l’idée que l’homosexualité féminine s’élève nécessairement sur un fort « complexe de masculinité » chez une fille. Il s’agit d’une identification au père devenue nécessaire pour soutenir et préserver les conditions mêmes de l’amour. Elle s’identifie au père pour aimer comme un père doit aimer, pour relever l’amour du père là où cet amour s’est révélé n’être pas à la hauteur et trompeur. D’où la sorte de défi envers le père que comporte son amour exalté pour une femme connue pour sa mauvaise réputation, et qu’elle traite sur le mode de l’amour courtois, faisant comme le chevalier à l’endroit de sa « Dame », lorsqu’il renonce à en jouir pour mieux la chanter et l’élever à la dignité de la merveille intouchable.

Ce que la fille démontre ici à son père, c’est la façon dont on peut aimer quelqu’un, non pas seulement pour ce qu’il a, mais justement pour ce qu’il n’a pas, le phallus, qu’elle attendait symboliquement de son père, comme objet de don, et qu’elle sait bien ne pas trouver réellement chez la Dame puisqu’elle sait où il se trouve, chez ce père qui vient d’en faire la démonstration en donnant à la mère l’enfant de son désir.

Le but inconscient poursuivi par la jeune fille est donc une sorte de démonstration à l’égard de son père. Elle lui montre quel genre d’amour il aurait dû lui témoigner et elle le met au défi d’être à sa hauteur, de l’aimer aussi parfaitement qu’elle-même aime sa « Dame », cette femme déchue, mais dont la déchéance vaut noblesse à ses yeux, et qui mérite d’être aimée non pas pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle n’est pas.

Ainsi, dans ce moment de désastre venant du dédit de l’Autre, ce moment particulier où « tout ce qui était condition devient perdition », selon la belle formule lacanienne, l’acte de la jeune fille consiste dans une « reprise » de l’amour, des conditions de possibilité de l’amour. Elle prend ainsi sur elle tout le poids du souhait féminin, qu’il y en ait au-moins-Un… à savoir et à donner les signes de l’amour. Elle le reprend sur le mode de l’au-moins-Une qu’elle incarnera en aimant, sur le mode courtois, c’est-à-dire sans rien exiger d’elles, des, puis une seule, femmes « coquettes au sens ordinaire du mot ». Occuper la place de l’exception en se parant des gants de l’amour galant soutient le rapport nécessaire du désir féminin au phallus tout en se passant de l’homme. Ce faisant, elle démontre au père, comme à Freud, que l’exception ne peut advenir que dans l’ordre de la contingence qui est par excellence la loi de l’amour. L’exception relève d’un dire. Et qu’il faut savoir soutenir. C’est à cela qu’elle se voue, en acte, ce qui ne manque pas de les irriter l’un et l’autre tant il s’agit bien ici de faire, d’une théorie de l’amour, une pratique.

Et Freud remarque bien la façon figée qu’elle a de camper sur cette position où elle se sait invincible et qui fait que tout autre savoir ne l’intéresse pas le moins du monde, qu’il vienne du maître ou d’ailleurs. « L’analysée était très coopérante du point de vue intellectuel, écrit Freud, mais sans se départir de sa tranquillité d’âme. Un jour que je lui expliquais un point de théorie particulièrement important et qui la concernait de près, elle me fit cette répartie sur un ton inimitable : “Ah ! Mais c’est très intéressant !” – telle une dame du monde que l’on promène dans un musée et qui considère avec son face-à-main des objets qui lui sont parfaitement indifférents . »

 Au-delà du défi au savoir du maître, tellement insipide pour elle puisqu’il ne saura jamais ce que veut la femme, il semble bien que la jeune homosexuelle se soit définitivement figée dans cette position où elle a promené toute sa vie, derrière un face-à-main démodé, son regard vide sur les choses, indifférente aux évènements du XXe siècle qu’elle a pourtant vécu de bout en bout. Comme si, après l’instant du défi, le temps de la couardise s’était définitivement installé remettant à jamais celui de comprendre et empêchant ainsi toute possibilité de coupure dans la fixité de sa névrose.

L’identification à l’objet

Cependant, son comportement vise aussi quelque chose du côté de la mère, ce que démontre le passage à l’acte suicidaire.

« C’est dans de tout autres régions de l’explication que conduit l’analyse de la tentative de suicide, que je dois considérer comme une tentative sérieuse... Un jour, elle alla se promener avec elle (la dame) dans un quartier et à une heure où une rencontre avec son père sortant du bureau n’était pas invraisemblable. Effectivement le père les croisa et jeta un regard furieux à sa fille et à sa compagne qu’il connaissait déjà de vue. Quelques instants plus tard elle se précipitait sur la voie du chemin de fer urbain. »

Deux faits précis semblent précipiter le passage à l’acte : d’abord, le regard méprisant du père qui fait chuter la jeune fille de l’identification à l’au-moins-Une qu’elle soutenait autant qu’elle s’y soutenait. Ce regard lui montre son imposture et la fait tomber de la scène fantasmatique qu’elle s’était construite pour lui faire rencontrer le rien qu’elle est pour le désir de l’Autre.

Ensuite, la courtisane, par ses reproches, vire du côté paternel. Elle, qui occupait jusque là la place d’objet d’amour, comme substitut de la mère, prend tout à coup le rôle paternel au moment même où la jeune fille, confrontée au regard de mépris de son père, ne peut plus soutenir son identification. Elle ne trouve, dès lors, pas d’autre issue que de réaliser en acte l’éjection où elle est acculée sur le plan symbolique. Ce qu’elle fait.

Ce faisant, elle réussit, remarque Freud, à récupérer quelque chose de son désir : son acte est à la fois « un accomplissement de punition (autopunition) et un accomplissement de désir ».

Le désir qu’elle accomplit est le désir le plus profond, celui dont la déception avait marqué son changement de position, à savoir le désir d’avoir un enfant de son père, car elle « tombait » maintenant par la faute du père (tomber aussi bien au niveau de la faute que de la chute réelle). Ce faisant, elle « accouchait » de lui tout aussi bien puisque le verbe allemand « niederkommen » par lequel elle nomme son acte signifie aussi bien « tomber » qu’« accoucher ». C’est donc dans l’équivoque signifiante que gît la clé de l’acte auquel elle s’est trouvée acculée.

La réalisation de punition s’appuie, elle, sur l’identification avec celle qui accouche, c’est-à-dire avec la mère. Freud fait une remarque lourde de conséquences sur le plan clinique et qui mériterait d’être méditée : « Peut-être personne ne trouve l’énergie psychique pour se tuer si premièrement il ne tue pas du même coup un objet avec lequel il s’est identifié, et deuxièmement ne retourne par là contre lui-même un désir de mort qui était dirigé contre une autre personne. »

Ainsi, en se suicidant, la jeune fille punit aussi la mère à qui elle se retrouve momentanément identifiée, cette mère qui aurait dû mourir en accouchant de cet enfant dont elle (la fille) avait été privée. C’est en quoi « cet accomplissement de punition lui-même devient à son tour un accomplissement de désir ».

Il ne faut pas confondre l’amour préœdipien de la fille pour la mère et le mécanisme de désistement propre à l’homosexualité

Reste néanmoins à comprendre pourquoi c’est la mère qui vient en tant qu’objet d’amour à la place du père au moment même où, logiquement, la jeune fille devrait la haïr comme une rivale qui a triomphé. Qu’est-ce qui fait qu’elle devient homosexuelle, plutôt, par exemple, que de prendre un amant ? C’est une question que Lacan se pose.

Freud va mettre en évidence deux facteurs différents, qu’il s’agit de bien distinguer l’un de l’autre :

Il va d’abord découvrir que derrière la position œdipienne de la jeune fille, se cache une fixation infantile à la mère de la prime enfance, présente dans un certain nombre de traits de la jeune fille : un amour excessif pour une institutrice particulièrement sévère, « substitut maternel évident », et un « complexe de masculinité » fortement accentué.

Freud fait également de ces traits des prémices à son homosexualité ultérieure, en insistant sur le fait que ces souvenirs étaient parfaitement conscients pour la jeune fille, alors que l’ensemble de la position œdipienne envers le père était toujours resté inconscient.

Il en déduit alors que cette fixation infantile à la mère est la cause la plus fondamentale de son homosexualité.

Mais cette fixation infantile de la fille pour la mère, que Freud découvre ici pour la première fois, est ce qu’il va ensuite, à partir des années 1925, généraliser comme « relation préœdipienne » de la fille à la mère, premier amour qui concerne tous les êtres humains et donc toutes les femmes. Or, toutes les femmes, malgré cet amour originaire pour la mère, ne deviennent pas homosexuelles.

Quel est donc le mécanisme particulier qui a conduit la jeune fille à l’homosexualité à partir de cette relation primordiale ? Qu’est-ce qui fait que le premier amour a été, de nouveau, réveillé, au point de faire se tourner sa libido vers la mère plutôt que vers un homme ?

Freud avance que le choix d’objet de la jeune fille est réglé par un mécanisme très particulier qu’il désigne du terme de « désistement ».

« La mère appréciait elle-même encore d’être fêtée et courtisée par les hommes. En devenant homosexuelle, en cédant les hommes à sa mère, pour ainsi dire en se “désistant”, la jeune fille enlevait de son chemin un obstacle porteur de faute / dette (Schuld) et qui lui avait valu jusque là la malveillance de sa mère. »

À ma connaissance, il ne reviendra jamais sur ce mécanisme qu’il dévoile ici comme condition de l’homosexualité. Mais, Hélène Deutsch, dans le texte sur l’homosexualité féminine qu’elle publie en 1932, y insiste également parce qu’elle l’a rencontré dans sa clinique. L’un comme l’autre montrent que le ressort de ce désistement est la culpabilité et la dette qui lie la fille à la mère, la contraignant ainsi à l’homosexualité.

Cependant, le terme utilisé par Freud, et traduit en français par « désistement » par D. Guérineau, n’est pas Verzichtleistung, qui signifie bien « désistement » en allemand. C’est d’ailleurs le terme employé par Hélène Deutsch dans son texte de 1932.

Freud, lui, utilise un autre terme qui nous permet d’aller bien plus loin, le terme Auswich, du verbe Ausweichen : quitter sa place en se mettant hors de, en se « virant de là » ; dans le dictionnaire : esquiver, éviter.

Freud ajoute alors une longue note incluant la présentation de cas cliniques car, dit-il, jusqu’à présent, ce mécanisme n’avait pas été trouvé « parmi les causes de l’homosexualité comme dans le mécanisme de la fixation de la libido ». À la fin de cette note, il distingue de Ausweichen, le mécanisme psychique qui conduit à « admettre la concurrence » (Aufnahme) . La version psychologisante du traducteur rate la distinction conceptuelle que Freud opère en distinguant Ausweichen de Aufnahme. Car « Aufnahme », c’est justement le terme qu’il utilisera en 1923 pour désigner le mécanisme propre à l’identification : prendre dans le moi un trait de l’objet renoncé. Il ne s’agit pas tant alors « d’admettre la concurrence » que de prendre dans le moi un trait, celui qui permettrait d’entrer en rivalité avec la mère. Or, prendre un trait de l’objet (ici, maternel), qui placerait la fille en position d’objet pour le désir du père et donc en concurrence avec la mère, supposerait qu’elle ait renoncé à aimer et à jouir de cet objet. Cela produit ce que Lacan appelle un « virement » de la jouissance. C’est justement ce qui est impossible à la jeune homosexuelle, faute de s’autoriser à destituer la mère de sa position d’idéal. Remarquons que, ce faisant, la jeune fille se range, du coup, sous la bannière du père qui se montrait faible avec sa femme, lui passant ses caprices pour ne pas la contrarier, notamment lorsqu’elle l’empêchait d’approcher sa fille.

En distinguant les deux termes, Freud montre explicitement l’esquive subjective dont il est question dans le désistement : le sujet se vire de là où le virement de la jouissance aurait pu l’installer comme sujet. Dès lors, le sujet – qui doit néanmoins jouer sa partie – est un sujet out, « hors jeu ». C’est dans le « Aus » que s’indique la place du sujet. Elle s’est, comme sujet, éjectée de la scène où une femme séduit un homme et est séduite par lui.

Renonçant, en faveur de la mère, à se faire la cause du désir d’un homme, la jeune homosexuelle se retrouve, comme femme, identifiée à l’objet laissé tombé. C’est aussi ce qui sera ultérieurement mis en scène dans le passage à l’acte suicidaire. Au moment où le regard du père l’annule dans son défi comme sujet du désir et la renvoie à la misère de sa condition dans le rapport à la mère, elle se réalise comme objet laissé-tombé dans une véritable sortie de la scène, dans une privation définitive où elle se fait aussi bien objet de la perte.

 Quand la relation au père s’effondre, la livrant sans recours à la jouissance de l’Autre, faire de la mère un choix d’objet, outre qu’elle va pouvoir ainsi indéfiniment payer à la mère sa dette de fille, lui permet surtout de dénier qu’il y a une perte narcissique. C’est ce qu’elle refusera jusqu’au bout, préférant se faire elle-même objet de la perte que de consentir à se laisser diviser par l’objet.

L’issue qui lui reste alors, comme le remarque Freud, est de « ranimer l’ancien amour pour la mère et d’apporter une surcompensation à l’hostilité qu’elle lui vouait à ce moment là ». Cet ancien amour pour la mère, pour la mère phallique, ne l’oublions jamais, est alors d’autant plus solide qu’il nourrit le narcissisme de la fille, celle qui aime pouvant s’identifier à son objet, colmatant ainsi la séparation des plans entre l’identification sexuée et le choix de l’objet.

Cependant, si c’est bien l’ancien amour pour la mère qui fait retour chez la jeune fille après la déception occasionnée par le père, cet ancien amour ne revient que transformé par le passage par l’Œdipe. En cela, et contrairement à ce que dit Freud dans ce texte, il n’est pas « la continuation directe non modifiée, d’une fixation infantile à la mère ».

C’est pourquoi, en 1932, dans son dernier grand texte sur la féminité, après avoir élaboré les particularités de l’Œdipe féminin, Freud reprendra l’exemple de la jeune homosexuelle pour corriger ce qu’il avait écrit en 1919 et qui avait donné lieu, chez ses disciples femmes notamment, à la théorisation, infondée structuralement, d’une homosexualité féminine primaire.

En 1932, dans la 33e Conférence d’introduction à la psychanalyse, il écrit : « L’expérience analytique nous apprend certes que l’homosexualité féminine continue rarement, ou jamais, la masculinité infantile en droite ligne. Il semble que dans ce cas aussi les petites filles prennent pendant un temps leur père pour objet et se mettent dans une situation œdipienne. Mais ensuite elles sont poussées, du fait des déceptions inévitables causées par leur père, à régresser vers leur masculinité d’antan »

Ainsi, l’homosexualité, quand elle est féminine, est-elle toujours secondaire et l’hypothèse d’une homosexualité primaire constitutive de la féminité se trouve structuralement invalidée par Freud lui-même.

 




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