Montchevreuil, ancienne grange de Mores
A côté de la route qui conduit de Troyes à Chaource,
au centre de la forêt d’Aumont, s’élève un vieux manoir seigneurial.
En 1151, l’illustre abbé de Clairvaux saint Bernard,
reçoit en don des chanoines de Saint-Denis de Reims, le droit qu’ils possédent
de présenter un curé pour desservir la paroisse de Mores (jadis village près de
Bar-sur-Seine, sur les bords de l’Ource), et, trouvant cet endroit convenable
pour l’établissement d’une abbaye, il y installe des religieux de Clairvaux.
La dotation de la nouvelle communauté ne se fait pas
attendre : tous les hauts personnages des environs, les seigneurs de
Bar-sur-Seine, de Briel, de Chacenay, de Chappes, de Chervey, de Magnant et de
beaucoup d’autres, répondant à l’appel du saint abbé, s’empressent de lui
offrir des terres, des bois, des prés et des vignes.
Le comte de Champagne Henri Le Libéral, figure aussi
au nombre des bienfaiteurs de cette abbaye. Dès l’année 1170, il donne une
maison sise à Troyes, faubourg Croncels. En 1171, il complète ses largesses par
l’abandon d’un canton de sa forêt d’Isle, portant le nom de Montchevreuil.
Voici quelques extraits de la donation : « Nous
Henri, comte palatin, avons donné à Dieu et à la maison de Mores (jadis village
près de Bar-sur-Seine, sur les bords de l’Ource), dans nos bois d’Isle, dans
l’endroit qu’on nomme Montchevreuil, une terre pour bâtir une grange avec 300
arpents de terre, et, pour la cultiver, les frères de la dite maison ne
pourront avoir que 2 charrues. Il leur sera permis d’avoir 500 brebis et 200
porcs, des bœufs, des vaches, de quelqu’âge que ce soit, sans qu’ils puissent y
mêler des chèvres. Nous leur permettons aussi d’avoir des chevaux, pour
charroyer et faire leurs ouvrages. J’ai abandonné aussi au même endroit, aux
frères, 60 arpents de prés, des pâtures et le pacage. Je consens aussi qu’ils
aient tout l’usage des bois tant pour la construction de leurs maisons que pour
leur chauffage… Afin que cette donation demeure ferme et stable, j’y ai fait
apposer le sceau de mes armes…».
Telle est l’origine du domaine de
Montchevreuil.
De nouveaux
dons viennent successivement accroître l’importance de cette terre. La comtesse
Blanche donne en 1206, l’étang de Montchevreuil, et l’abbé de Mores, en
témoignage de reconnaissance, déclare que cette illustre Princesse ou son fils,
pourront faire pêcher dans cet étang pour leurs besoins, quand bon leur
semblera, mais à la condition de ne pas le mettre à sec.
En 1223, Thibaut IV donne à la grange de
Montchevreuil le droit d’usage dans la forêt de Jeugny et le droit de passage
et de pâturage dans l’étendue du finage de Chaource et de plusieurs finages
voisins. Pour que les moines n’abusent pas de ce droit de couper du bois dans
les usages de Jeugny, il décide « qu’ils ne pourront y vendre ni donner la
tuile fabriquée dans leur tuilerie de Montchevreuil ».
Comme nous l’avons vu dans la donation, le comte
Henri détache de son domaine 30 arpents de terre, pour les donner à l’abbaye.
Le surplus de ce territoire qui consiste en bois, demeure la propriété des
comtes de Champagne jusqu’à l’époque où il est en même temps que tous leurs
biens, incorporé à la couronne de France. Il passe ensuite à la Maison de
Bourgogne, en vertu de « la reconnaissance de 3333 livres de rente assise sur
les châtellenies de Vilmaur, Chaource, Isle, Vauchassis et Payns, qui est
souscrite au profit d’Eudes IV, duc de Bourgogne, par le roi de France Philippe
VI de Valois, lors de son avènement au trône en 1293 ».
En 1527, l’abbaye de Mores doit contribuer à la
délivrance des enfants de François 1er et, pour réunir les fonds nécessaires au
paiement de cette nouvelle imposition, elle doit aliéner la grange de
Montchevreuil. Deux amateurs se présentent : Guillaume Hennequin, bourgeois de
Troyes, et Louis de Vienne, écuyer, sieur de Presle, bailli et gruyer du
marquisat d’Isle. Ce dernier prend Montchevreuil en emphytéose perpétuelle,
s’engageant à payer, outre un prix « une fois donné, une rente annuelle et
perpétuelle de 5 sols par arpent et 1 denier de censive. Il doit, de plus,
faire construire à ses frais une maison d’habitation, des granges et d’autres
bâtiments de ferme ». Il semble que les religieux n’exploitaient plus ces
terres depuis 25 ou 30 ans, car elles sont en friches au moment de la vente.
Le vieux manoir que nous voyons sur la reproduction,
a dû être construit par un descendant de Vienne, vers 1631. Cette habitation
donne une idée de ce qu’étaient, en ce temps là, les demeures des gentilshommes
campagnards. Pour se mettre à l’abri d’une surprise, et pour pouvoir résister
au moins temporairement aux bandes de brigands qui couraient la campagne, ils
entouraient leurs maisons de fossés larges et profonds. Pour leur donner
l’aspect des anciennes forteresses féodales, ils les flanquaient, dans les
angles, de petites tourelles surmontées de toits aigus sur lesquels, usant de
leur privilège, ils n’oubliaient jamais de placer des girouettes en bannières
et en pennon, indices de leurs droits seigneuriaux. A l’intérieur des fossés,
ils réservaient une petite pièce qu’ils surmontaient d’un clocher miniature : «
c’était leur chapelle domestique, dans laquelle, un prêtre du voisinage venait
officier de temps à autre ». Montchevreuil a gardé ses tourelles et sa chapelle
avec son clocher, mais il n’a plus ses fossés qui ont été comblés depuis plus
de deux siècles.
Aujourd'hui propriété privée.
Description architecture :
Montchevreuil (Les Loges-Margueron) D444 en direction de
Chaource venant de Troyes, a été l’une
des deux granges les plus éloignées de Mores. Hors de la sphère barséquanaise, son milieu et ses
aptitudes étaient différents. De fait, située en plein cœur de la forêt de
Chaource, elle dut représenter une opportunité intéressante non seulement pour
l’exploitation du bois (dont l’abbaye ne manquait pas par ailleurs) mais plus
encore pour l’élevage, la forêt étant un espace de pâturage et de pacage de première
importance.
C’est le comte de Champagne Henri Ier le Libéral qui
serait à l’origine de cette grange, en cédant un canton entier de forêt en
1171, comme le relate la copie de l’acte perdu suivant : « Moi Henri, comte
palatin, fais savoir à tous présent et à venir que j’ai donné à Dieu et à la
maison de Mores dans mes bois d’Isle, au lieu nommé Montchevreuil (Mons
caprarium), une terre pour bâtir une grange avec trois cents jugères de terre
et, pour la cultiver, les frères de la dite maison ne pourront avoir que deux
charrues. Il leur sera permis d’avoir cinq cents moutons et deux cents porcs,
des bœufs, des vaches, de quelque âge que ce soit, sans qu’ils puissent y mêler
les chèvres. (…) J’ai donné aussi au même endroit, aux dits frères, soixante
arpents de prés ; je leur ai aussi accordé les pâtures et le pacage, et tout
l’usage des bois tant pour la construction que pour le chauffage dans la limite
d’une demi-lieue autour de leur grange (…) ». Pour conséquente qu’elle fût,
cette donation fut augmentée en 1183 par Simon de Lantages de droits d’usages
étendus dans ses bois d’Ervy [-le-Châtel] et de Lantages, sous le sceau de
l’évêque de Langres Manassès de Bar [-sur-Seine], et avec l’assentiment de
barons locaux et de moines de Molesme (d’après Louis Le Clert,
"Montchevreuil", Annuaire administratif et statistique du département
de l'Aube, 1893, p. 134-142 et "Deux chartes de l’abbaye de Mores",
Mémoires de la Société d'agriculture, sciences et arts du département de
l'Aube, t. LVII, 1893, p. 97-99). En 1206, le domaine reçut de la comtesse de
Champagne l’étang éponyme. En 1223 encore, Thibaut IV vient augmenter l’aire de
droits d’usages et pâturage de Montchevreuil en l’étendant à tout le bois de
Jeugny, aux finages de Chaource et plusieurs autres contigus. On apprend par le
même acte qu’une tuilerie existe alors dans la grange, mais le comte en
interdit la commercialisation des tuiles (sans doute déjà développée) (Arbois
de Jubainville, Hist. comtes Champ., 1863, cat. n°1608, p. 211).
Ces quelques actes sont significatifs. Les
orientations économiques de la grange de Montchevreuil sont clairement énoncées
dès avant sa création : l’activité pastorale sera dominante en milieu forestier
et au-delà, la clairière formera l’espace cultural et, enfin, le milieu incitera
à en exploiter les ressources (bois d’œuvre, étangs de pisciculture, argile
tuilière) pour les besoins de l’abbaye tout d’abord, selon les opportunités
commerciales ensuite.
Mores fut contrainte d’aliéner sa grange vers
1527-30 pour s’acquitter d’un impôt royal exceptionnel. Louis de Vienne, bailli
et gruyer du marquisat d’Isle, s’en porta acquéreur en 1608 (A. Roserot, Dict.
hist. Champ. mérid., p. 931) à charge d’y élever de nouveaux bâtiments tant
d’habitation que d’exploitation. Car à cette date, le domaine était dit « en
friches » et nécessitait d’être remis en état. L’ancienne grange était alors
divisée en deux fermes : le Grand et le Petit Montchevreuil, s’étendant
respectivement sur 212 et 57 arpents.
Rien ne subsiste aujourd’hui de la période
monastique, seulement le manoir que l’acquéreur fit construire au Grand
Montchevreuil et qu’il entoura de fossés. Cet édifice à pan de bois et
remplissage de brique (aujourd'hui sous enduit) comporte un rez-de-chaussée
faiblement surélevé sur son assise de brique, surmonté de deux étages —carré
puis sous comble éclairé par une rangée de 3 lucarnes à l'est—. Le toit de
tuiles plates à pans brisés intègre pour ses parties les plus pentues une
couverture d'ardoise. Les pignons sont flanqués d'une tourelle d'escalier, de
section carrée au sud (dans œuvre, à l'angle sud-est), et ronde au nord
(hors-œuvre).