mercredi 31 juillet 2024

Le parler troyen au XVIIIe siècle

 

Le langage troyen du XVIIIe

Il y a de cela deux siècles, l’historien Pierre Grosley* se penchait sur l’étude du troyen, un des parles du dialecte champenois, qu’il jugeait déjà en voie de disparition. Bien avant lui, un savant juif, le Rabbin Rachi, avait également émaillé ses textes de mots du dialecte.

Au XIXe et tout au long du XXe siècle, des maitres d’école, des instituteurs, des curés de village, des érudits locaux ont noté les mots, les phrases qui leur paraissait étranges, patois, voire argotique ; et chacun s’est plu à dire que ces façons de parler n’étaient plus que l’apanage es vieux du temps…

Pourtant, malgré les « raisons d’État » qui firent du français une langue unique et obligatoire, malgré les interdits, les blâmes, les sévices parfois, prodigués par l’enseignement officiel du début du siècle, le CHAMPEIGNAT n’est pas totalement disparu et reparait, par bribes, dans le langage populaire.

Aujourd’hui, le législateur reconnait le droit à l’existence des parlers régionaux. Les sachant, pour beaucoup moribonds, le risque n’est pas grand. Mâ, qui qui sait ? Si com eun coquatris, lou champeignat i fro’m eun cul-berciau et eun pie-d’ney ai ceuss-là qui l’creyot encrotté ! ?....




LE PARLER TROYEN

Grosley ne distingue pas la langue écrite et prononciation orale, ce qui rend ses propos assez souvent confus. Ses références au latin n’arrangent rien puisqu’on ne le prononçait pas à cette époque, comme on le prononce aujourd’hui dans une articulation dite « restituée ». Ce n’est pas la place ici de distinguer langue, dialecte, patois, parler. Disons simplement ceci :

Primitivement on parlait en Gaule le gaulois, dialecte celtique.

La langue française est avant tout l’héritière directe du latin importé en Gaule par les conquérants romains du premier siècle avant Jésus Christ. Mais, attention ! il s’agit du latin vulgaire ou latin de la conversation, langue orale fort différente de celle que l’on connait par les écrivains latins. Ce latin va, peu à peu remplacer le Gaulois (on considère qu’à la fini du IVe siècle, plus personne ne parlait Gaulois), se transformer lentement, insensiblement, si  bien que, pour certains, la question « quand a-t-on cessé de parler latin pour parler français ? » n’a proprement aucun sens, le français n’étant, comme les autres langues romanes, qu’un dialecte médiéval et moderne du latin.

A partir du Ve siècle, après les invasions des Germains, le Gallo-roman (latin parlé en Gaule) va se scinder peu à peu en trois langues : on appelle communément la langue du Nord, Langue d’Oïl, celle du sud, Langue d’Oc ou Provençal ou Occitan, celle de la région de Lyon et la Savoie, le Franco-Provençal.

La langue d’Oïl se différenciera en plusieurs dialectes : Picard, Normand, Lorrain, etc… et, évidemment Champenois. Le parler troyen est une variante de ce dialecte champenois.


La dictée champenoise 

Le samedi 25 juin 2005 s’est déroulée la première dictée champenoise à la Villa Bissinger. Les participants se sont confrontés à l’originalité du vocabulaire et des expressions champenoises. Les meilleurs dont votre serviteur, ont été récompensés.

 

La Houssée (1)

 

Racroquillé (2) sous la haulée (3) depuis trois quarts d’heure, Vincent prenait des allures de rabouille-mortier (4). Plutôt grivouri (5) et secqueron (6) de nature, il était acrampi (7) et renait la hochotte (8) en se préservant de l’averse. Il baboignait (9) à l’avance d’avoir se dévarpouiller (10) après cette broussée (11). Il lui fallait maintenant déhotter (12), et ça dégaillait (13) déjà dans les soquettes (14). Son burot (15) à versiot (16) s’était rempli d’eau tout seul pour une fois ! il lui fallait se raveindre (17) en coupant par la sente (18) ballée (19). Il passa la radrotte (20) sur ses chaussures engaudrées (21) qui glageottaient (22) dans les bloutes (23) détrempées, ramoya (24) ses outils, fourgeigna (25) dans sa poche pour en sortir une ferloque (26) et s’essuyer les surjettes (27) en s’haspouillant (28).

Sa hantise était d’Hahoter (29) dans la côte avec sa barrottée (30) de porte-moyères (31). Il n’avait pas la réputation d’un arcansier (32), ni celle d’un arganier (33), d’un fougnousse (34), ou d’un blaisot (35) un peu flaque ma bouire (36). Fouignac (37), peut-être, certainement pas faignant ou fouffetier (38) ! Er’sinner (39) ses maumûrs (40) n’était pas son quotidien. Décidément, après l’orage, son après-midi tournait en bérouin (41) d’andouille !

En chemin, une rabeutelée (42) de gamins jouait à cul cul là là (43) dans la boue. Leurs cris lui brouainaient (44) dans les oreilles. « Ils me rendront derne (45) », pensa-t-il en s’empiergeant (46) dans les hocques (47) abandonnés sur la têtière (48). C’en était trop : un cumario (49) ébarnouflant (50) l’envoya valdinguer (51) dans les censureaux (52) avec les otiorhynques (53). On aurait dit un épantiau (54) emberlificoté (55) dans ses egluyures (56). Alors, pour se réchoupiller (57), il tira une chelinchelotte (58) de sa gourde en couinant comme un greigne-dents (59) en direction des teignons (60) : « Je m’eurvengerai ».

 

1 La Houssée : averse orageuse ;

2 Racroquillé : synonyme de recroquevillé ;

3 La Haulée : averse de courte durée ;

4 Rabouille-mortier : Homme mal propre qui ramasse de la boue ;

5 Gribouri : Individu petit ;

6 Secqueron : Maigre, sec en parlant d’une personne ;

7 Acrampi : Etre engourdi d’être resté longtemps dans la même position ;

8 Hochotte : tremblement, besoin de remuer ;

9 Baboigner : grogner ;

10 Dévarpouiller : nettoyer avec peine ;                

11 Broussé :Averse abondante mais de courte durée ;

12 Déhotter : en finir avec le travail, une affaire ;

13 Dégailler : se dit de la terre grasse ;

14 Soquette : mauvaise vigne ;

15 Burot : petit réservoir en zinc contenant de l’eau et qui s’accrochait à la ceinture ;

16 Versiot : pierre à affuter les faulx (il s’accrochait aussi à la ceinture) ;

17 Raveindre : se tirer d’un obstacle ;

18 Sente : sentier qui sépare deux parcelles de vignes ;

19 Baller : piétiner un terrain ;

20 Radrotte : serpette usagée, morceau de bois qui sert à nettoyer les outils ;

21 Engaudrer : salir, tacher de boue ;

22 Glageotter : ça glageotte quand en marchant sur la terre mouillée l’eau monte sur les souliers ;

23 Bloutes : mottes de terre ;

24 Ramoyer : ramasser, rassemble ;

25 fourgeigner : fouiller en bouleversant les choses ;

26 Ferloque : chiffon, guenille ;

27 Surjettes : moustaches ;

28 Haspouiller : secouer rudement ;

29 Hahter : rester embourbé avec un attelage dans un mauvais chemin ;

30 Barrottée : contenu d’un tombereau ;

31 Porte-moyères : fiche de fer munie d’un crochet servant à établir les dépôts d’échalas pendant l’hiver ;

32 Arcansier : homme maladroit ;

33 Arganier : mauvais ouvrier ;

34 Fougnousse : fouffetier (bricoleur en mauvaise état) ;

35 Blaisot : individu inintelligent, simple d’esprit ;

36 Flaque ma bouire : Benêt ;

37 Fouignac : de fouine, malin, rusé ;

38 Fouffetier : fougnousse ;

39 Er’sinner : supprimer des raisins, travail déshonorant ;

40 Maumûrs : raisins non mûrs ;

41 Bérouin : se dit d’un grand projet qui n’aboutit à rien ;

42 Rabeutelée : Une grande quantité ;

43 Cul cul là là : jeux d’enfants qui consiste à glisser sur la glace en s’abaissant sur les jambes ;

44 Brouainer : bourdonner dans les oreilles ;

45 Derne : vertige qui se produit quand on a tourné sur soi-même (être derne) ;

46 Empierger : être pris par les jambes ;

47 Hocques : racine de vignes française ;

48 Têtière : partie haute d’une vigne de coteau ;

49 Cumario : pirouette qu’on exécute en faisant passer les jambes dessus la tête ;

50 Ebarnouflant : étonner, surprendre ;

51 Valdinguer : être projeté ;

52 Censureaux : rigoles produites par l’eau d’un orage dans le sol d’une vigne en pente ;

53 Otiorhynques : coupe bourgeon ;

54 Epantiau : épouvantail ;

55 Emberlificoter : embrouiller, emmêlé ;

56 Egluyures : peigner de la paille de seigle pour en faire des glues. Déchets de ce travail ;

57 Réchoupiller : rendre de la vigueur ;

58 Chelinchelotte : une goutte d’eau de vie ;

59 Greigne-dents : Monsieur à l’abord peu aimable ;

60 Teignons : enfant, personne désagréable.

 

Le retour du père


La mère était au rasibut d'un sou. Elle avait toujours été bouillée avec le directeur de la monnaie! Une défrolée de nervaillons nahochait autour de la table du dîner. Les moins nareux broquignaient une tantimolle aux balosses. Les autres, pialeux et maincheleux, pluchottaient déjà un patapomme. Ni la soupe au poturon et aux ortries, ni le greumelet mal démeutit ne les tentaient. Un bon queugneu de pain à la caliberta, voilà ce qu'ils gaignaient!

En bout de table, le gouyou bayait aux corneilles. D'habitude, il avait une gouritte à n'en plus pouvoir thiller! Houssu et fouignac comme pas deux, il fourgonnait dans son nez en permanence, et raquillonnait en patoyant. Tout juste bon pour le tras-tras! Il en avait assez de se faire aspouiller à brasse-corps comme une chie-clair, et savait cahourder plus souvent qu'à son tour. Alors, la mère lui filait une taugnée en l'haspouillant pour le conrer, et il faisait pageo en raboutonnant son pagniau. La sanriée de gamins ne mouffetait plus!

Après avoir démeurgégné la canfouine, la cloussée de marmots disparaissait en attendant le père, un ancien cul de place emburelucoqué par la dédaine qu'il avalait à tire-larigot. Il buquait à chaque pas derrière son calendeau de boitier, dont même le carcanier ne voulait pas! Alors, il débrêlait sa charrette derrière les bat-flanc en se dévarpouillant les bamboches. Bonsoir, la mère, lançait-il à la cantonade!

Voilà! C'est l'apogée final de cette échappatoire préparée pour vous divertir

 Correction

• Rasibut d'un sou : A un sou près

• Bouillée avec le directeur de la monnaie : Etre gêné financièrement

• Défrolée : Grande quantité, bande

• Nervaillon : Personne nerveuse

• Nahocher : Remuer

• Nareux : Personne difficile

• Broquigner : Grignotter

• Tantimolle : Crêpes, gâteau

• Balosses : Prunes communes

• Pialeux : Qui crie

• Maincheleux : Qui remue sans arrêt

• Pluchotter :Eplucher, choisir en mangeant

• Patapomme : Un chausson aux pommes

• Poturon : Potiron

• Greumelet : Bouillie de farine et de lait

• Démeutir : Ouvrir une motte de terre

• Queugneu : Un gros morceau de pain

• Caliberta : Confiture de famille, avec peu de sucre, faite avec des joyaux ou damas violets

• Gaigner : Regarder de travers, être curieux

• Gouyou : Gamin, apprenti

• Gouritte : La tête, la figure mais aussi parole abondante

• Thiller : Etre à bout de souffle

• Houssu : Hérissé, hirsute, mal soigné

• Fouignac : Malin, rusé

• Fourgonner : Fouiller

• Raquillonner : Faire des efforts bruyants pour cracher

• Patoyer : Remuer sans arrêt

• Tras-tras : Tâches malpropres

• Aspouiller : Secouer

• Brasse corps : A bras le corps

• Chie-clair : Enfant chétif, maligre

• Cahourder : Tenir tête

• Taugnée : Volée de coups

• Haspouiller : Secouer rudement

• Conrer : Corriger

• Pageo : S'avouer vaincu

• Raboutonner : Reboutonner

• Pagniau : Panet de la chemise

• Sanriée : Ensemble des enfants d'une famille

• Mouffeter : Bouger, remuer, réagir

• Démeurgégner : Ranger, débarrasser une pièce

• Canfouine : Maison mal tenue

• Cloussée : Couvée de poulets

• Cul de place : Ouvrier mal coté et qui, pour cette raison n'était pas loué à la place

• Emburelucoquer : La tête pleine d'alcool

• Dédaine : Eau de vie de marc

• Buquer : Butter, faire un faux pas, trébucher

• Calendeau : Vieux cheval

• Carcanier : Acheteur de vieux chevaux

• Débrêler : desserrer la corde qui maintient la charge d'une voiture

• Dévarpouiller : Nettoyer avec peine

• Bamboches : Savate

 

*Pierre Jean Grosley est né à Troyes, selon lui le 18 novembre 1718, ou selon sa déclaration de naissance le 21 novembre 1718, il y mourut à 67 ans, le 4 novembre 1785.

Fils d’avocat, il le devint lui-même à Troyes, après des études au Collège de l’Oratoire, puis à Paris. Plus que plaider, il aimait écrire et voyager et connut ainsi toute l’Europe de son temps. Membre associé de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, il confondait sans cesse les genres, mêlant le gai et le sérieux, le noble et le burlesque… de sorte qu’aucune de ses compositions, moitié érudites, moitié plaisanteries, n’a pu trouver place dans nos Mémoires (Dacier). Il fondera même à Troyes une Académie pour rire, dont il publiait régulièrement les « Mémoires » !

Son œuvre est multiple : Mémoire de… l’Académie de Troyes, en cinq volumes de 1744 à l’An X, Supplément aux Antiquités ecclésiastiques de Troyes en 1750, Vie de Monsieur Grosley par lui-même édité en 1787, Mémoires pour l’Histoire de Troyes édité en 1811, Les Ephémérides Troyennes, etc…

Les Ephémérides Troyennes, desquelles est extrait le Vocabulaire Troyen base de cette étude, sont de petits almanachs au format in 12 (120x65mm) publiés de 1757 à 1768. Ils existent en éditions brochées ou soigneusement reliées. Celle de la Bibliothèque municipale de Troyes est en maroquin bordeaux avec fleurons de coins à l’or fin.

Véritables almanachs de poche aux multiples rubriques, elles nous permettent, aujourd’hui de connaitre la vie troyenne du XVIIIe siècle.

A titre d’exemple, voici un extrait du contenu des Ephémérides Troyennes de 1761 :

- Jubé de St Etienne (Vignette de page de garde)

- Table des Ephémérides déjà parues (et sans doute destinée à inciter le lecteur à se procurer les ouvrages précédents !) : Précis de l’Histoire de Troyes, années 1757, 1758 et 1759, Mémoire sur la manière de secourir les noyés 1758, Sur le blanc de Troyes 1759, Sur la navigation de la Seine, Les monuments des Comtes 1760…

- Fêtes et calendriers de l’année

- Curiosités et singularités de la ville de Troyes : la Cathédrale, les Églises.

- Situation de la Ville de Troyes et caractère des Troyens.

- Vocabulaire Troyen (pages 75 à 124)

- Vie d’Urbain IV

- Liste des Évêques de Troyes

- Vie administrative et religieuse de la ville et du Diocèse (curés, officiers, mairies, conseils, paroisses…)

- La Poste de Troyes


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