mercredi 3 avril 2024

Etudes théologiques et religieuses

 

ÉTUDES THÉOLOGIQUES ET RELIGIEUSES

LA RENAISSANCE DISSIDENTE



L’étude des courants de la théologie par l’art de la Renaissance nous montre la vigueur et l’originalité des messages dissidents du XVe et du XVIe siècle. Herbert Stein-Schneider brosse ici une large fresque de l’époque et de sa spiritualité dissidente, héritée du Moyen Age. Cette présentation servira d’introduction à son analyse hérésiologique du Retable d’Issenheim.

Il est fort regrettable que si peu de théologiens soient aussi historiens de l’art. Il est tout aussi regrettable que si peu d’historiens de l’art soient aussi théologiens. Mais il est plus regrettable encore que si peu de théologiens et d’historiens de l’art aient utilisé, dans leur analyse des œuvres d’art du XVe et du XVIe siècle, la science de l’hérésiologie, qui est l’étude de la dissidence religieuse du Moyen Age et de la Renaissance.

Car cette époque était dominée, plus qu’aucune autre de notre histoire de l’art, par des questions théologiques, par des problèmes religieux et par des dissidences spirituelles. Le monde de cette époque s’exprimait essentiellement en termes théologiques, mais il n’était pas toujours d’accord avec la manière dont l’Eglise administrait un monde de plus en plus ouvert aux idées réformatrices. Il est vrai que relative¬ ment peu de documents de ces dissidences nous sont parvenus. Mais une des preuves les plus sûres de leur impact considérable reste le travail acharné de l’Inquisition, qui cherchait à anéantir, systématique¬ ment, les documents dissidents en même temps que leurs auteurs.

Toutefois, vers la fin du XVe siècle, l’efficacité de l'Inquisition diminue. Les délations qui lui fournissent ses victimes se font moins nombreuses. Ses activités ne sont plus soutenues par toutes les couches de la population. Les municipalités se voient menacées par l’élimination de leur élite intellectuelle et commerciale. La population des Flandres, où l’Inquisition est arrivée seulement dans les fourgons des Habsbourg en 1477, y voit une machination politique d’un occupant mal venu. Un peu partout aussi l’opposition, pendant longtemps clandestine et souterraine, relève la tête. Les grandes revendications, présentées par des prédicateurs qui demandent une réforme, se répandent rapidement grâce à l’imprimerie bon marché. Le sort, souvent tragique, de ces hommes qui représentent la conscience collective, est suivi et discuté âprement partout en Europe. Savonarole est, parmi eux, le plus connu. La mort mystérieuse du jeune Pic de La Mirandole, sauvé du bûcher seulement par une intervention des Medici, ne demeure pas inaperçue.

Quand Martin Luther rompt avec l’Eglise en 1520, en brûlant la bulle qui énumère ses erreurs, les vagues de la dissidence, si longtemps retenues, déferlent. Les couvents se vident, des villes entières se joignent à la Réforme. Il ne s’agit pas, ici, d’une conversion subite et soudaine. L’opposition gronde depuis fort longtemps. La résistance courageuse de Luther et l’appui que lui accordent les princes sont seulement l’étincelle qui met le feu aux poudres. La Révolte des Paysans de 1525, que Luther désavoue pour des raisons politiques, force la main à de nombreux dissidents. Leur prise de position contre les seigneurs ecclésiastiques devient un signe distinctif de leur révolte contre une Eglise établie impliquée dans la vie politique. Le peintre Grünewald est un de ceux qui prennent parti contre l’Eglise de Rome.

L’exemple florentin

La ville de Florence a montré la route de la dissidence organisée depuis bien longtemps déjà. En fait, depuis la Révolte des Patarins en 1073. Mais la Renaissance, avec sa glasnost de la pensée et de la réflexion théologique, en fait le centre le plus important d’Europe. Ficino, le grand ami de Lorenzo de Medici, découvre Platon et cherche la congruence entre la pensée du grand Athénien et celle du grand Galiléen. Ses ennemis sont les conservateurs, dont fait partie la propre femme de Lorenzo, qui est une Orsini de Rome. Elle y voit une conjuration païenne. Pic de La Mirandole investit les millions gagnés par la Condotta dans la recherche théologique. Savonarole, en sa révolte spiritualiste, prêche la destruction des richesses trop visibles, des jeux et des instruments de musique, la fin de la pollution de l’Eglise et un gouvernement démocratique pour la ville de Florence.


La réaction ne se fait pas attendre. C’est la fermeture de l’Académie Platonicienne par la veuve de Lorenzo. En 1485 deux dominicains, Heinrich Kramer et Jakob Sprenger, publient le Marteau des sorcières, le manuel du parfait Inquisiteur. Ils y définissent comme hérétique «toute personne dont la moindre opinion dévie du chemin et del’enseignement de l’Eglise Catholique ». Les 900 propositions théologiques de Pic sont rejetées par la Curie pour des raisons futiles. Un Borgia succède à Innocent VIII dans une élection scandaleuse. L’Europe entière suit avec un intérêt passionné l’ascension et finalement la défaite de Savonarole par la main du pape — un Borgia — qui s’est allié aux Sforza et aux Medici. Le bûcher de la Piazza della Signoria fait réaliser à de nombreux chrétiens la misère d’une Eglise dominée par des hommes sans principes et sans les moindres scrupules.

Il est sans doute possible que tous ces événements n’aient exercé aucune influence sur les artistes et sur les mécènes de l'art qui leur proposaient les sujets de leurs tableaux. Mais il est difficile de s’imaginer que les hommes qui exprimaient par les images le tempérament du temps, aient été des spectateurs, uniquement et exclusivement. Il reste difficile à imaginer que certains d’entre eux n’aient pas participé aux discussions passionnées et aux idées nouvelles de ce siècle, que le nouvel art de l’imprimerie par lettres mobiles répand avec célérité et à un prix abordable. Il reste difficile de penser que les peintres et artistes de ce siècle nouveau n’aient pas exprimé ces idées par des symboles et par des allusions peintes, qui seraient pour nous un écho de cette époque fervente et novatrice.

Les dissidents

Qui sont ces dissidents ? Leur origine remonte loin dans le temps et se confond avec les efforts, souvent désespérés de la part de l’Eglise, de se réformer elle-même.

Grégoire VII, le grand pape réformateur, est à l’origine des premières formes de cette dissidence, qui ne cesse de se manifester à travers les siècles. Intransigeant à l’extrême, il veut en finir, une fois pour toutes, avec les évêques simoniaques et les prêtres concubins — les évêques qui ont acheté leur charge et les prêtres mariés. Mais voyant sa réforme mise en péril dès le début de son pontificat, il fait appel, en 1073, au peuple chrétien auquel il confie la tâche de se révolter contre eux pour les ramener dans le droit chemin. Ce geste qui ressemble à celui de l’apprenti sorcier, déclenche l’action révolutionnaire des Patarins (les guenillards) de Milan et de Florence. Ils chassent leurs évêques et commencent à constituer une Eglise parallèle que les successeurs de Grégoire, moins radicaux que lui, réprouvent. Mais les Patarins refusent de rentrer dans les rangs. Se croyant trahis, ils consolident leur position. En 1173 la ville de Florence est mise au ban de l’Eglise (privée des sacrements) «à cause des Patarins » selon la chronique de la ville. Ils créent une hiérarchie d’hommes sans reproche dans le domaine moral et spirituel. Comme l’Eglise leur refuse les sacrements, l’imposition de la main droite, qui signifie la transmission du Saint Esprit, selon Actes 13/3, devient leur signe du Salut par l’Esprit, ainsi transmis aux fidèles.

Cette Eglise parallèle est tolérée pendant longtemps : sa première condamnation officielle date du concile de Vérone de 1184, donc plus de 100 ans après sa fondation. Elle est influencée, dans son développe¬ ment, par deux mouvements qui lui parviennent de deux points opposés de la rose des vents.

De l’est leur parvient la prédication ultra-spiritualiste et manichéenne des Bogomiles. Le lieu d’origine de cette pensée est la Bulgarie et la Dalmatie. Ces «bougres » sont nettement docétistes et totalement anti-matérialistes.

De l’ouest leur parvient une influence radicalement bibliciste. Le nord de la France fournit aux Patarins un fondamentalisme outrancier, qui prend à la lettre toutes les paroles du Christ, en particulier celles concernant la pauvreté. Saint Bernard, l’ennemi juré de la scolastique qu’il combat en la personne d’Abélard, représente le biblicisme ortho¬ doxe. Pierre de Bruys, Henri de Lausanne et Valdo de Lyon sont les prédicateurs dissidents. Giovanni Bernardone, le futur saint François, les rejoint pendant un temps, mais se soumet aux exigences de Rome. Le Livre des Deux Principes, le texte théologique trouvé à Florence en 1938, n’a pas moins de 400 citations bibliques dans son texte !

Leur méthode d’exégèse est celle de Bernard ; mais leurs résultats sont nettement plus radicaux. Ils exigent des réformes et en particulier la prédication des laïcs, mais l’Eglise refuse. Ils continuent cette prédication évangélique, malgré la première forme de l’Inquisition qu’institue le concile de Vérone en 1184. La deuxième Inquisition, celle de 1229, est infiniment plus sévère. Le concile de Toulouse défend simplement et absolument la lecture de la Bible, même en latin, par des laïcs.

Malgré tout cela, la dissidence a la vie longue, incroyablement longue. Les disciples de Valdo, après huit siècles de persécutions sévères et de génocide systématique ont, aujourd’hui, pignon sur Piazza Cavour, à quelques centaines de mètres seulement du Vatican à Rome. Les Vaudois sont d’ailleurs aussi les ancêtres des Hussites de Bohême et des Piétistes de Herrenhut. Leur expérience montre d’une manière probante qu’une dissidence bien organisée et crue avec ferveur peut survivre dans la clandestinité non seulement pendant quelques années, mais pendant des siècles. Huit siècles, cela commence à compter. Les Vaudois, eux, étaient d’à peine quelques décennies plus jeunes que les Patarins.

 

En Occitanie, les diocèses parallèles sont organisés vers 1167 après l’échec du Colloque de Lombers. Ce mouvement, connu sous le nom de «Cathare », tombe victime de la lutte politique entre le roi de France et les Comtes de Toulouse. Innocent III en profite pour lancer une Croisade contre les dissidents d’Occitanie. Dominique, mais surtout son Ordre qui est chargé de l’Inquisition, fait le reste. La prise de Montségur et la mort sur le bûcher de plus de 200 «Parfaits » signifie la fin des Albigeois comme mouvement organisé. Les dernières poches de résistance se joignent à la Réforme, mais de nombreuses traditions subsistent. L’exclamation occitane pecaire est le dernier reste du melhorier (confession des péchés) cathare ; et en 1980 une paysanne de la région de Montségur remarque, lors d’un baptême, que «le nom de Dominique ne se donne pas dans nos régions ».

En Italie, par contre, les luttes entre Gibelins et Guelfes, tout comme les rivalités farouches entre les villes et à l’intérieur des localités même, permirent aux Patarins de se faire protéger par les Impériaux contre les partisans du pape et de trouver des alliés puissants en la Banque Lombarde.

La banque patarine de florence

La survie des Patarins de Florence est rendue possible par un élément inattendu et en somme assez étrange pour un mouvement anti-matérialiste : son alliance avec la Banque Lombarde.

Ici encore, les bonnes intentions de l’Eglise de Rome constituent les causes de cette alliance peu naturelle. L’Eglise proclame, en effet, une première Croisade en Terre Sainte en 1095. Tout le monde s’attend à une promenade militaire et les chevaliers empruntent aux marchands des sommes considérables à des taux élevés. Mais la campagne s’embourbe et les dettes montent. Jérusalem ne sera prise en effet, qu’en 1099. C’est pour sauver les Croisés de la banqueroute et pour maintenir l’effort militaire, que le concile du Latran de 1097 décrète un moratoire sur tout prêt à intérêt, que l’Eglise interdit. Les intérêts perçus doivent être rendus. Les contrevenants seront automatiquement exclus des sacrements. Si les sommes gagnées illégalement ne sont pas restituées, le prêteur ne peut être enterré en terre consacrée. Ce décret signifiait, en autant de mots, la fin de tout système bancaire chrétien en Occident. Il menaçait, si les décrets étaient appliqués à la lettre (comme ils le furent en France), l’expansion de tout commerce et la prospérité des villes au profit des féodaux des campagnes, promettant une stagnation économique pendant des siècles à venir.

Or la ville de Florence, loin de la mer et des routes commerciales, vit depuis longtemps de l’intérêt de son argent prêté. Ses marchands sont pour la plupart banquiers. Après l’édit de 1097, ils cachent leur profession sous des livres doubles (ceux de la banque Medici ne furent trouvés qu’en 1950) et sous le nom euphonique de l’arte del cambio. Mais personne n’est dupe en ce domaine et les banquiers florentins moins que quiconque. Ils savent parfaitement que leur profession leur ferme, selon l’Eglise de Rome, les portes du Salut.

 

Mais il y a, dans la ville de Florence, les Patarins ascétiques et puritains, sobres et vêtus sans la moindre recherche, parfois désignés comme «guenillards » par un trou au genou droit de leur pantalon. Ces religionnaires n’ont pas de féodaux à protéger. Ils habitent les villes dont la prospérité est une condition sine qua non de leur existence. En outre les Patarins savent aussi que Jésus lui-même mentionne les banquiers d’une manière positive dans la Parabole des Talents (Mt 25/27). Jésus en fait exige que le serviteur avec le seul Talent aille au moins le porter chez les banquiers pour rapporter des intérêts.

Ces Patarins déclarent donc que le métier de banquier ne peut être proscrit par l’Eglise chrétienne. Pour eux, le prêt à intérêt est parfaitement légal. Ils expriment cette idée par la formule non est peccatum accipere usuras, ce n’est pas un péché de prêter à intérêt.

De ce fait les banquiers lombards, florentins pour la plupart, se rallient à cette foi qui leur offre un salut que l’Eglise de Rome leur refuse. Les évêques dissidents et les Parfaits de Florence sont pour la plupart des étrangers. Mais la masse des croyants appartient à la bourgeoisie et à la banque florentine. En 1245, l’année après la destruction des Cathares à Montségur, un Inquisiteur imprudent du nom de Rugiero Calcagni se fait éjecter du Baptistère (le Duomo fut commencé par Arnolfo di Cambio seulement en 1296) et de la ville par la Condotta des familles dont il a découvert les accointances patarines. La liste des familles dissidentes, qui nous a été préservée, se lit comme le bottin mondain de la banque florentine. Les descendants de ces familles se retrouvent parmi les alliés et les amis des Medici lors de la montée en flèche de cette nouvelle banque. Les portraits de famille de la Chapelle Sassetti en témoignent.

Nombreux sont les documents concernant les Patarins de Florence. En 1938 le Père dominicain Antoine Dondaine découvre, dans la Bibliothèque Laurentienne de Florence toute une bibliothèque de traités théologiques et une Liturgie, qui nous renseignent par le menu sur les croyances des Patarins. Cette découverte confirme par ailleurs ce que nous savons sur les Patarins par des textes de l’Inquisition et par des documents occitans.

Les dissidents et la renaissance

Ce furent précisément ces banquiers dissidents, opposés par une tradition séculaire aux décrets de l’Eglise de Rome et exclus par elle du salut, qui devinrent les mécènes de l’art et les commanditaires de nombreux tableaux lors de l’éclosion de la Renaissance dans cette ville, après mais aussi déjà avant la chute de Constantinople en 1453. Il n’est donc aucunement étonnant de voir certains banquiers devenir les commanditaires de tableaux qui recèlent, par des symboles, des idées dissidentes. Un riche banquier comme Angelo Doni et quelques membres de la famille Medici semblent faire partie de ce groupe.

Certains peintres eux-mêmes ne semblent pas avoir attendu des commandes pour peindre des tableaux dans la tradition patarine, qui s’allie à merveille aux idées de Platon, si bien reçues à Florence dès le début de la Renaissance. Michelangelo Buonarroti est probablement le plus célèbre parmi eux. Son «Jugement Dernier » de a Chapelle Sixtine n’est pas une représentation de celui dont nous parlent les Evangiles dans Mt 25/31. Il décrit plutôt, et en détail, le récit de la punition et de la réincarnation que nous pouvons trouver dans le livre dixième de la République de Platon.

Quant au plafond de la Sixtine, il est tout ouvertement une illustra¬ tion du Grand Sermon de la Liturgie Patarine de Florence, qui nous est connue seulement depuis 1938. Cette liturgie cherche en effet à établir que la Création était foncièrement mauvaise, puisqu’elle fut accomplie par un «Principe Mauvais ». Un démiurge, sosie du Dieu Bon en colère, est mis en fuite dans la fresque représentant le quatrième jour de la Création.

Quant à la «création de l’homme », celle-ci ne représente certes pas l’insufflation de l’Esprit selon les récits de la Genèse. Elle décrit bien plutôt la création du «deuxième Adam » selon 1 Co 15/44. L’enfant, qui se trouve avec Marie sous le bras de Dieu (ils ressemblent comme deux gouttes d’eau au Christ et à la Vierge du Doni Tondo), est le Christ, le «deuxième Adam spirituel », sur lequel se pose le doigt du Dieu de la Création Bonne. L’homme de glaise, veule et sans Esprit, est clairement séparé de Dieu. Le Dieu de Michel-Ange, lui, ne semble rien avoir à faire avec cette créature du dieu mauvais, qu’il évite de toucher de son doigt divin.

Il est parfaitement évident que Michel-Ange n’a pas suivi, dans ses fresques de la Sixtine, les textes de l’Ecriture. Mais les soi-disant licences que prend Michel-Ange avec les récits bibliques ne sont pas des fantaisies pures. Elles représentent précisément les affirmations principales de la théologie dissidente de Florence, par laquelle notre peintre cherchait à contaminer les fresques romaines. Serait-il possible que Michel-Ange se soit vengé ainsi des Orsini romains qui fermèrent l’Académie Platonicienne de Florence en représetant sur ses fresques une théologie diamétralement opposée à celle de l’orthodoxie romaine ? Cette théologie dissidente qu’affirme Michel-Ange est docétiste puisqu’elle nous montre Marie au ciel ; elle est manichéenne dans sa démonstration d’une création radicalement mauvaise par un principe mauvais ; elle prêche la réincarnation patarino-platonicienne par son Jugement Dernier qui n’a strictement rien à faire avec celui des Evangiles décrit dans Mt 25. Toute la Chapelle Sixtine serait donc un canular théologique, le plus grand qui ait jamais été perpétré par un Florentin. Ses bagages, bouclés en permanence, lui auraient permis de se sauver à la moindre alerte.

Un autre élément patarin est, à Florence, la forme ronde et non fonctionnelle de certains tableaux que l’on désigne par le nom de «Tondi ». L’origine de ce format reste en effet mystérieuse si l’on ne connaît pas les instruments essentiels de la liturgie patarine de Florence. C’est en effet vers 1430 que nous trouvons les premiers tableaux ronds, dont le plus ancien est sans doute la Nativité de la Galerie Nationale de Washington, et que l’on pense avoir été peinte par Philippo Lippi et Fra Angelico. Ce tableau met en effet en scène non seulement des Mages qui regardent l’enfant Jésus avec une suspicion incongrue. Nous y trouvons aussi un Patarin en personne, avec un trou dans son pantalon au genou droit, qui donne le signe de l’imposition des mains. Deux autres «guenillards » montrent du doigt le bœuf et l’âne de la crèche dont la signification, selon le passage d’Es 1/3 est la rébellion du peuple de Dieu. D’autres éléments du tableau semblent indiquer un message docétiste, ainsi que celui de la réincarnation et du dualisme absolu de la porte large et du chemin étroit. Cette signification patarine nous fait penser que le tableau rond représente le discum de la liturgie de Florence, la table ou l’objet rond qui est placé devant le postulant lors de la cérémonie de l’imposition de la main droite. Cette imposition est en effet pratiquée, sur le Tondo de Washington, par le Patarin de droite et par saint Joseph, l’immaculé, à ses côtés.

Comme cette forme ronde était utilisée par un nombre de commanditaires haut placés, parmi lesquels se trouvait Angelo Doni, des peintres parfaitement orthodoxes imitèrent la forme aussi bien que le bœuf et l’âne et même les ruines de l’étable qui avaient, pour les Patarins docétistes, une signification strictement caricaturale. Un bon nombre de Tondi nous montre aussi un enfant Jésus avec son derrière clairement collé au sol, dont il ne peut se lever à cause d’une pesanteur apparemment trop matérielle.

La dissidence en Allemagne

En Allemagne et dans les Flandres, où les idées florentines ont pu se répandre grâce aux nombreuses filiales des banques lombardes, la dissidence est surtout docétiste, mais aussi manichéenne. On y oppose le monde radicalement mauvais à un idéal spirituel absolu. Pour atteindre le salut, l’homme épris des choses spirituelles doit quitter le monde matériel pour atteindre la vérité spirituelle. Le Tondo (d’influence florentine) du Fils Prodigue de Hieronymus Bosch qui nous montre un Patarin, reconnaissable à son genou droit dénudé, fuyant le monde mauvais, semble en être le paradigme. Bosch, tout comme Grünewald, prêche un Christ et une Vierge purement spirituels et docétistes.

Les documents de la Dissidence en Allemagne don: la plupart remonte au XVIe siècle, sont eux aussi largement docétistes et strictement dualistes.

Menno Simons, le fondateur des Mennonites, propose dans son premier ouvrage dogmatique une christologie spiritualiste et docétiste.

Hendrik Niclaes, fondateur de la secte familiste, est nettement dualiste dans le sens du Fils Prodigue de Bosch. Son spiritualisme est, lui aussi, outrancier. Il rejette le mariage et tout matérialisme humain à l’image des Patarins de Florence. Ses ouvrages furent imprimés, clan¬ destinement, par Christophe Plantin à Anvers entre 1550 et 1562. Dans l’un d’entre eux, qui porte le titre de Terra pads (terre de paix) il décrit le voyage de ce «Fils Prodigue » qui part de ce monde matériel et perverti vers le monde spirituel de la paix et de l’amour divin. Dans ce livre, Niclaes compare ce monde à un désert hivernal, le Pays du nord ; il en parle comme d’une Tour de Babel où l’homme reste prisonnier d’une étrange lumière. Dans ce monde tout le monde se régale avec des jeux sans rime ni raison. Il compare l’Eglise établie à des guides aveugles qui guident d’autres aveugles vers les fossés inexorables (l’Evangile selon Luc ne connaît d’ailleurs qu’un seul guide et un seul aveugle). Deux fous farceurs, un roi usurpateur et un faux prophète se partagent le pouvoir dans ce pays de l’Obscurité et de l’Ignorance. Pour échapper à ce monde mauvais il faut passer par la porte étroite qui se trouve du côté du soleil levant pour ensuite surmonter un grand nombre d’obstacles. Le but du voyage est le pays de la paix qui correspond à la secte de la «Famille de l’amour divin » dont Niclaes fut le fondateur et le prophète. Dans ce pèlerinage la croix du Christ est seulement un compas symbolique et non pas la source d’un salut objectif. La hiérarchie prophétique des Familistes est totalement séparée et indépendante de celle des Eglises établies, dont le culte est, selon Niclaes, un «non-service » de Dieu.

Pieter Bruegel l’Ancien, contemporain et concitoyen de Plantin et ami d’un ami de Niclaes, semble avoir illustré jusque dans les moindres détails le message familiste. Il représente le Pays de l’Ignorance avec ses «Chasseurs dans la neige », les «Tours de Babel », ses «Jeux d’enfants » et dans le « Jour Sombre ». Il peint les « Aveugles guidant les Aveugles » selon le texte de Niclaes et non pas selon celui des Evangiles. Sa « Lutte du Carnaval et du Carême » met en scène le roi usurpateur et le faux prophète. Il exprime sa haine du mariage et de la boisson dans les soi-disant scènes paysannes, qui sont en réalité des caricatures acerbes de la vie matérielle et végétative.

Bruegel semble aussi représenter, dans certains de ses tableaux, des tendances docétistes, comme par exemple dans sa caricature malveillante de la Nativité de Londres et dans le Portement de la Croix où l’agneau du Sacrifice se trouve sous les pieds de Simon de Cyrène et non pas sous ceux du Christ. Cette scène de la substitution est d’ailleurs observée avec acuité par le «Patarin » de Bosch au premier plan. Un personnage aux contours florentins est aussi en train de chuchoter dans l’oreille de Simon dans des Portements de la Croix de Jérôme Bosch et de Grünewald, indiquant que ces peintres connaissaient un secret au sujet de la mission de Simon que ni les Ecritures ni les traditions chrétiennes n’avaient pu nous transmettre. Un Florentin est d’ailleurs aussi en train de chuchoter un secret dans l’oreille de Joseph dans la Nativité par ailleurs si caricaturale de Bruegel. L’âne, que la Bible compte parmi les cognoscenti, est en train de braire désespérément dans une autre Nativité de Bruegel. Une large table, pleine d’immondices, caractérise la grisaille de « La Dormition de la Vierge », commanditée par le dissident notoire Ortelius, chez ce même peintre.

La méthode hérésiologique

Toutes ces scènes mystérieuses, les messagers dont aucune mention n’est faite dans les Evangiles, et les symboles négatifs qui entourent le Christ et la Vierge, ont besoin d’explications. Elles pourraient nous être données par les textes hérésiologiques et par les idées dissidentes qu’ils contiennent et qui sont, aujourd’hui, à notre disposition, grâce aux études de l’hérésiologie moderne. L’hérésiologie ancienne fut celle des procès-verbaux et des summae de l’Inquisition, dont le seul but était de dépister et d’éliminer les dissidents, avec des autodafés qui devaient comprendre, à l’occasion, des œuvres d’art de l’époque. Que les Espagnols en aient sauvé un grand nombre est dû seulement à l’ignorance de leurs sbires.

Ce que nous pouvons appeler hérésiologie moderne fut fondé au milieu du XIXe siècle par Charles Schmidt, Professeur à la Faculté de Théologie de Strasbourg. Elle fut étayée considérablement par la publication, en 1890, d’un large volume de textes dissidents, en latin pour la plupart, par Ignaz von Dôllinger à Munich. L’hérésiologie devint d’une importance considérable pour l’histoire de l’art par la découverte, en 1938, d’une bibliothèque patarine dans la Laurentienne de Florence. Ces textes dissidents avaient échappé à la destruction grâce à une formule d’invocation trinitaire à la première page du manuscrit. Des livres importants au sujet des hérésies médiévales ont paru en France tout comme en Allemagne depuis la deuxième Guerre, Deux revues hérésiologiques sont publiées en France. La plus ancienne est les Cahiers dEtudes Cathares, dont le début date des années 40. Sa rivale, la revue Heresis, est de quarante ans plus jeune. La summa des connaissances hérésiologiques se trouve dans les deux volumes de Jean Duvernoy. Les Cahiers ont publié en 1985 des textes hérésiologiques du XVIe siècle. Des articles sur l’interprétation hérésiologique de certaines peintures de la Renaissance (Bosch et Bruegel) ont paru dans la Gazette des Beaux-Arts à Paris en 1985 et 1986.

Le premier historien de l’art à appuyer son interprétation des tableaux d’un peintre rhénan sur un document dissident fut cependant Wilhelm Fraenger dans son livre Das tausendjàhrige Reich des Hieronymus Bosch qui date de 1947. Malheureusement Fraenger rattache sa preuve hérésiologique à un seul texte extrêmement bref et tant soit peu farfelu d’un procès en hérésie à Cambrai en 1411, ce qui l’oblige à chercher ses «preuves » dans la littérature allemande du XIXe siècle. Ses citations de Goethe et de Novalis sont de ce fait des erreurs d’aiguillage. Aujourd’hui, quarante ans après, les collections importantes de textes hérésiologiques, particulièrement ceux de Florence, et notre connaissance détaillée des croyances dissidentes, nous permettent de procéder à des analyses infiniment plus vraisemblables et sûres selon des documents considérablement plus légitimes.

Toutefois, la raison pour laquelle les historiens de l’art n’ont pas tourné, depuis longtemps déjà, leur attention vers les possibilités d’une analyse hérésiologique, semble être le fait que nous savons relativement peu de choses sur la vie privée des artistes de la Renaissance. Aucun contemporain ne les accuse d’avoir appartenu à une dissidence. Aucun d’entre eux, à notre connaissance au moins, ne périt sur un bûcher. Aucune carte de membre d’un mouvement hétérodoxe ne fut trouvée dans les bagages et dans les effets de peintres de la Renaissance. Les historiens de l’art assument donc qu’ils furent tous de la plus parfaite orthodoxie et ils les interprètent dans ce sens, sans exception aucune.

Mathis Grünewald, peintre dissident

Or, avec Mathis Grünewald les faits se présentent tout différemment. Nous avons les preuves, parfaitement documentées, qu’il appartenait à une dissidence et qu’il était en profond désaccord avec Rome. Ayant terminé le Retable d’Issenheim en 1516, il semble avoir appartenu de bonne heure à un mouvement réformateur. Nous savons qu’il se compromit publiquement en 1525 dans une révolte anti-romaine, ce qui lui coûta son emploi lucratif et sa maison. Après cela il erra de ville en ville pour cause religieuse, jusqu’à sa mort en 1528.

Nous possédons, en fait, ce qui équivaut à une carte de membre dans un mouvement dissident, puisque ses bagages contenaient, au moment de sa mort, une demi-douzaine de livres hérétiques, dont des sermons de Martin Luther. Mais ses bagages contenaient aussi deux rosaires, ce qui semble plutôt étrange pour un luthérien convaincu et engagé. Leur présence semble indiquer que Grünewald s’était sans doute agrégé au mouvement luthérien, puisqu’il lui permettait d’exprimer son opposition à l’Eglise de Rome ; mais qu’il gardait, comme beaucoup de ses contemporains, certaines réserves envers le mouvement nouveau. Ces rosaires semblent impliquer qu’il faisait partie avant de se joindre aux luthériens, d’un mouvement plus mystique et spiritualiste que ne l’était la nouvelle Réforme. Une telle appartenance expliquerait les affirmations théologiques du Retable d’Issenheim, qui sont très peu congruentes avec les affirmations luthériennes des années 1520.

Or, voir en Mathis Grünewald un dissident — ce qu’il était — n’est donc nullement faire violence à un parangon de l’orthodoxie, que tous les interprètes du Retable ont fait de lui jusqu’à maintenant. Appliquer à son œuvre les principes de l’analyse hérésiologique semble en fait plus justifié que de voir en lui le peintre parfait d’une orthodoxie sans failles et sans macules, comme on disait à cette époque.

La découverte de ce message dissident dans le Retable d’Issenheim et dans deux autres de ses œuvres peintes ne doit en aucun cas dévaloriser ou diminuer la valeur de cette œuvre si puissante, spirituelle¬ ment. Car le Retable recèle un message profondément spirituel et positif, même si nos Eglises aujourd’hui pensent différemment. Un siècle infiniment plus tolérant que le sien devrait donner la possibilité à Grünewald de proclamer ouvertement son message, ce qu’il ne put faire autrement il y a 450 ans, que par des panneaux à clef.

Ce tableau à clef nous fera en effet découvrir le génie de Grünewald : son humour, son imagination débordante, ses symboles à triple sens tout comme son courage et son engagement profond : il sut exprimer l’inexprimable en un temps où la visite d’un seul Inquisiteur averti aurait pu lui coûter la vie. Son Retable aurait alors abouti, comme bois d’allumage, dans les cuisines du couvent. Ce courage, en effet, est admirable.

Grünewald, tout comme Pieter Bruegel, mérite donc cette épitaphe que nous trouvons, écrite de la main du géographe dissident Abraham Ortelius, dans son album amicorum de 1560 : «multa pinxit, hic Brugelius, quae pingi non possunt... in omnibus ejus operious intelligetur plus semper quam pingitur ». (Bruegel peignit beaucoup de choses que l’on ne peut habituellement exprimer par la peinture... Dans chacune de ses œuvres on doit aller au-delà de la simple image pour comprendre le sens de sa peinture).

Grünewald, lui aussi, a peint l’inexprimable. Lui aussi a donné à sa peinture une dimension spirituelle qui constitue le message véritable de cet artiste. C’est cette dimension, au delà d’une compréhension facile, qui rend cette œuvre à clef si profonde, si exceptionnelle et si significa¬ tive pour son temps et pour le nôtre.

 

 

 Stein-Schneider

 

 

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