mardi 2 avril 2024

Le retable d’Issenheim à Colmar

Retable d'Issenheim par Matthias Grünewald XVIe siècle

Ce retable a été réalisé entre 1512 et 1516 par Matthias Grünewald pour les panneaux peints et Nicolas de Haguenau pour la partie sculptée. Les deux artistes répondaient à une commande du précepteur du couvent des Antonins d’Issenheim près de Colmar (alors en Allemagne). Composé de 11 panneaux, le retable représente la vie du Christ et celle de saint Antoine l'Ermite (patron de l'ordre des Antonins). La vocation de cet ordre était de soigner les malades atteints du feu sacré ou feu de saint Antoine, une maladie qui, en provoquant un rétrécissement des vaisseaux sanguins, engendrait une nécrose des membres. Les Antonins venaient en aide aux malades en les soignants notamment avec des baumes et breuvages à base de plantes.

Le retable est constitué de 11 panneaux de panneaux en tilleul, qui s’articulent autour d'une caisse centrale où prennent place des sculptures. Les volets, qui représentent un épisode différent de la vie du Christ : l’Annonciation, la Crucifixion, la Lamentation et la Résurrection étaient ouverts au gré des périodes liturgiques durant le culte et  lors des fêtes correspondantes. Pendant les jours ordinaires, c'est la Crucifixion qui était donnée à voir aux malades. Une œuvre peinte au réalisme morbide mais avec des figures fantastiques, à la fois lumineuse, sombre et truffée de symboles.

Un halo en forme de cœur, centré sur l’un des personnages, capte les influences célestes présentes en divers lieux du retable. Mais, en y regardant de plus près, Matthias Grünewald nous livre un message troublant sur l'Eglise et son côté obscur...

Le polyptyque fermé

Première ouverture : les panneaux centraux sont ouverts ; pédrelle* peinte enlevée

Seconde ouverture


* pédrelle : La prédelle est la partie inférieure d'un retable polyptyque, développée horizontalement, qui sert de support aux panneaux principaux, et où figurent une série de petits sujets en relation avec le thème principal. Elle peut être composée d'une seule planche en longueur, ou de plusieurs éléments.

LE RETABLE D’ISSENHEIM  ET SON MESSAGE DISSIDENT

I. La Vierge aux immondices

1. Des symboles moqueurs

Notre enquête au sujet du message dissident du Retable d’Issenheim commence avec deux constatations tant soit peu étranges :

• Que faire avec une viola de gamba au visage moqueur et au sourire narquois qui vous tire la langue au beau milieu du Concert des anges de la Nativité du Retable ?

• Que faire avec un pot de chambre malodorant, dont la place était même à cette époque sous le lit, et qui répand sa puanteur fort intentionnelle au beau milieu de la pièce, aux pieds de la Vierge ?

Le symbolisme médiéval nous apprend en effet que rien, dans un tableau, n’est laissé au hasard, que tout a sa signification, positive ou négative. Que penser donc de ce visage de caricature insolent et de cette mauvaise odeur qui semble contaminer la Vierge et l’Enfant sur la droite de notre panneau ? Que signifient ces messages moqueurs et insolents dans la Nativité de Notre Seigneur ?

Insolents dans la Nativité de Notre Seigneur ?

La viola de gamba semble en effet être en train de se moquer de quelque chose ou de quelqu’un : elle semble en fait se moquer de nous, du spectateur, innocent et benêt. Elle a l’air de considérer que nous sommes des dupes auxquelles on peut raconter n’importe quoi, sans provoquer la moindre réaction et le moindre soupçon. Car ce n’est pas seulement la viole de gambe qui est étrange dans ce tableau. Tout l’orchestre angélique et le chœur céleste sont étrangement négatifs et caricaturaux, avec leurs plumes diaboliques et leurs visages tristes, contraires à la louange que les musiciens célestes devraient exprimer.

2. Un orchestre mal accordé

Les musiciens de la partie gauche du panneau de la Nativité sont tout sauf un orchestre et un chœur de louange. Car même si l’on peut admettre que l’ange du premier plan tient son archet de la manière dont on avait l’habitude de le tenir à l’époque, les deux autres anges musiciens ne le tiennent pas du tout d’une manière orthodoxe et capable de produire un son adéquat. En plus de cela les trois anges regardent chacun dans une direction différente, ce qui ne leur permet certes pas de jouer ensemble. Leur musique semble être cacophonique

En plus-de cela, le chœur des anges, qui est supposé exprimer une joie céleste, n’est pas seulement composé de visages moroses, mais surtout d’anges dont les bouches sont closes à double tour. Les anges du chœur ne chantent pas. Leurs bouches sont cousues.

Parler d’une belle musique angélique et d’un chœur de louange est donc une gageure qui ne correspond pas à la réalité de ce chœur dont la musique est fort suspecte de ne pas être céleste. Plutôt que symphonique.

3. Un jubé bizarre

Le jubé dans lequel Grünewald a placé ses musiciens étranges est, lui aussi, incongru et bizarre. Il rappelle, avec ses excroissances bulbaires, les constructions de Bosch dans le Jardin des Délices. Il est d’un gothique excessif, d’un style fantaisiste légèrement outrancier.


Mais il est bizarre pour d’autres raisons aussi. Car dans beaucoup d’églises le tympan au-dessus de la porte caractérise l’édifice : le Christ en gloire, en sa mandorle, est le symbole le plus fréquemment utilisé. Seulement ici le tympan représente un élément négatif, qui n’a rien à faire avec le Christ. Nous y voyons en effet deux hommes barbus, l’un assis, l’autre à genoux devant lui. Le personnage assis semble vouloir bénir le barbu à ses pieds, de sa main droite, après avoir tâté la main étendue de l’homme à genoux. Or, une seule histoire biblique est applicable à cette scène : celle du chapitre 27 de la Genèse, le drame de la bénédiction usurpée par Jacob, quand celui-ci prend la place de son frère aîné, Esaü, pour lui voler la bénédiction et le droit d’aînesse. C’est une des histoires les plus sombres de l’Ecriture, un scandale et un mensonge éhonté de la part de celui qui deviendra, par la suite, Israël, dont le peuple élu porte le nom. L’usurpateur a ensuite besoin de se repentir et de lutter avec l’ange au gué du Jabbok, pour obtenir la bénédiction véritable. Mais pour le moment, la bénédiction, usurpée, constitue une fraude.

Un troisième élément, étrange et négatif, a besoin d’être élucidé lui aussi. Il s’agit en effet du baldaquin qui est tendu au-dessus des têtes des anges non chanteurs. Un tel morceau d’étoffe se dit, en Mittelhoch-deutsch rhénan, Kram. Or, le mot Kram désigne aussi les langes d’une femme en couches, que Grünewald a représentés dans l’étoffe déchirée et sale dans laquelle Marie tient son fils Jésus. D’autres Krams de ce genre couvrent le lit de la Vierge et les hanches du Crucifié. Mais le Kram est aussi une bâche, celle qui couvre le stand de foire du Kramer, le marchand ambulant des foires, allusion à peine voilée au nom de l’Inquisiteur Heinrich Kramer, l’auteur du

Marteau des sorcières publié en Rhénanie en 1485. Hieronymus Bosch, le compatriote et contemporain de Grünewald, se moque de Kramer à maintes reprises par des Krams nombreux dans ses tableaux. Ce baldaquin, tendu au-dessus de l’orchestre mal accordé, semble donc contribuer à cette caricature d’une assemblée «angélique » intention¬ nellement négative.


4. Un pot de chambre malodorant

Il est vrai que la Nativité de Grünewald ne comprend ni Joseph, ni la crèche, ni le bœuf et l’âne gris de la tradition florentine. Pas plus qu’il ne contient les ruines coutumières des panneaux italiens. Le Retable contient, par contre, des éléments que l’on a toujours caractérisés de «réalistes » et qui constituent les éléments d’une femme en couches. Nous y trouvons en effet quatre objets apparemment fort réalistes : un lit pour donner naissance ; un pot de chambre pour faire ses besoins ; un baquet pour baigner l’enfant et une cruche pour amener l’eau du bain.

Tous ces éléments se trouvent au centre du premier plan du tableau, entre le chœur des anges et les pieds de la Vierge.

Toutefois, deux de ces éléments de ce «tableau de genre » posent un certain nombre de questions quant au «réalisme » de cette chambre de couches.

Le pot de chambre que nous trouvons au centre du premier plan a quelque chose d’incongru. Il est certain, en effet, que même à cette époque l’on avait l’habitude de cacher ce vase nocturne sous le lit au lieu de l’exposer, avec tout son contenu et sa puanteur, au beau milieu de la pièce. Un pot de chambre, entreposé à cet endroit, comportait nécessairement le danger que l’on puisse buter dedans et renverser tout son contenu malodorant.

Le deuxième objet qui n’est pas à sa place est la cruche en verre fin qui devait pouvoir servir à amener de l’eau chaude pour le bain de l’enfant. Or, cette cruche est non seulement en verre, ce qui la ferait éclater au contact de l’eau chaude ; elle est aussi nantie d’un goulot des plus élégants qui permettrait de verser seulement quelques gouttes à la fois dans le large baquet. C’est une cruche singulièrement inadaptée à la tâche qui semble vouloir lui incomber dans cette chambre de couches.

Ainsi le pot de chambre et la cruche si peu réalistes semblent vouloir indiquer que ces objets ne sont aucunement réalistes, mais plutôt symboliques des personnages aux pieds desquels ils se trouvent : le pot de chambre aux pieds de la Vierge, qui tient l’enfant dans ses Krams sales et troués, et la cruche vénitienne aux pieds d’une Marie céleste, enceinte du Christ, une apparition juste au-dessus de la cruche en verre de Venise. Le pot de chambre, avec son contenu d’immondices, semble être un symbole négatif. La cruche en verre, par contre, remplie d’une eau pure et limpide, semble représenter un symbole positif.

5. Le symbole du vrai baptême ?

Ces deux objets symboliques entourent un troisième objet, qui semble avoir, lui aussi, une signification symbolique. Car cette cuve, large et ronde, joue un rôle particulièrement intéressant dans l’iconographie de la fin du Moyen Age.

Nous devons nous souvenir en effet que le baptême des enfants était fort peu populaire en Italie au cours des XIe et XIIe siècles. Les chrétiens de cette époque pensaient que le baptême effaçait, comme celui de Jean-Baptiste, tous les péchés commis. Ils essayaient donc de se faire baptiser le plus tard possible, sur le lit de mort, de préférence, comme l’avait fait autrefois l’Empereur Constantin lui-même. Les immenses baptistères de l’Italie du nord et les cuves baptismales à l’avenant pour adultes en témoignent. L’Eglise, elle, était contre cet abus du baptême. Pour inciter les masses à faire baptiser leurs enfants (contrairement au baptême de Jésus, qui reçut le sien à l’âge de trente ans environ) elle demandait aux artistes de représenter, dans leur iconographie officielle, un «baptême » de Jésus au moment de sa naissance. Les artistes ajoutèrent donc, comme par exemple Duccio, une cuve en bois dans laquelle on trempait Jésus au moment de sa naissance, transformant le premier bain de Jésus en une sorte de baptême symbolique.

Nous devons savoir aussi que les Patarins de Florence ne reconnaissaient pas de baptême d’eau. Leur «sacrement » était le baptême de l’Esprit, communiqué par l’imposition de la main droite. Leur liturgie comportait un objet rond, un discum placé devant le postulant, qui pouvait prendre la forme d’une table, d’un tableau rond ou d’un objet rond quelconque. Selon la version occitane, ce discum était couvert d’une nappe blanche.

Cette cuve « baptismale » ronde du premier plan, que couvre précisément une nappe blanche, pourrait donc avoir une signification double : celle du baptême d’eau, qu’elle refuse selon la présence du pot de chambre malodorant au niveau de la cuve. Elle aurait une signification positive, celle du baptême de l’esprit, signifiée par la rondeur de la cuve et par l’étoffe pure, mais surtout par la cruche en verre précieux à l’eau transparente placée juste au-dessus du discum liturgique, et signifiant la mission céleste de cette cuve si centrale dans le Retable au premier plan de la Nativité.

6. Le symbolisme florentin en Rhénanie

Le discum comme symbole patarin n’est pas inconnu en Flandres à l’époque de Grünewald. Il fait son apparition tout particulièrement dans l’œuvre du peintre Hieronymus Bosch, qui est non seulement un contemporain mais aussi un compatriote de Grünewald.

 Hieronymus Bosch fut le seul peintre flamand (suivi seulement par Bruegel en ce domaine) à donner la forme ronde à quelques-uns de ses tableaux les plus importants et qui se rapportent directement à la Liturgie patarine de Florence.

Dans le premier, le Stein Schneiden* qui est conservé au Prado, Bosch a représenté directement la cérémonie de l’imposition de la main droite comme elle est requise selon la liturgie trouvée à la Laurentienne de Florence en 1938. Le personnage en robe d’une confrérie lève la main droite en direction de la postulante.

Il tient dans la main gauche précisément une cruche apparemment pleine, qui contraste avec celle, visiblement vide, du docteur bidon qui essaye d’endoctriner un pauvre bourgeois en lui enlevant une pierre dans une procédure que l’on appellerait aujourd’hui un lavage de cerveau. La postulante se tient elle-même devant un discum qui est ici une table ronde et porte, selon cette même liturgie, une Bible sur la tête.

* L’extraction de la pierre de la folie

Le second discum peint par Hieronymus Bosch se trouve également au Prado et constitue le corollaire du premier. Il représente, sous la forme des Sept péchés capitaux, les promesses de renoncement que le postulant devait faire au moment de l’imposition des mains et qui sont énumérées dans la Liturgie patarine de Florence.

Quant au troisième discum peint par Bosch, il se trouve au Musée Boymans à Rotterdam. Nous y voyons le portrait typique et facilement reconnaissable d’un Patarin, caractérisé par ses guenilles et le trou traditionnel du pantalon au genou droit. Ce personnage, qui semble représenter saint Roch qui fut, selon toute vraisemblance, un Patarin sanctifié par l’Eglise qui mourut à Montpellier en 1327, est ici aussi suivi par son chien indispensable. Le Patarin en question est en train de laisser derrière lui les ruines d’un monde sale et frelaté, pour se diriger vers une porte à claire-voie qui semble signifier la vie éternelle après la libération de l’âme du tombeau, selon Vanastasis des mosaïques byzantines de Saint-Marc à Venise, dont le Patarin assume la position dans le tableau de Bosch.

Puisque tous ces tableaux de Bosch datent d’avant la mise en chantier du Retable d’Issenheim, il est fort vraisemblable que Grünewald ait connu le symbolisme secret de Bosch, qu’il exprime d’ailleurs aussi, comme nous le verrons, dans ses nombreux Krams et par certains démons de la Tentation de Saint Antoine, auxquels nous aurons à revenir par la suite.

7. Une Vierge toute négative

Toutefois, le symbolisme du pot de chambre et de la cruche transparente ne semble pas s’appliquer exclusivement à la cuve.

• Le pot de chambre rempli d’immondices et de saletés se trouve aussi aux pieds de la Vierge et de l’Enfant sur la partie droite du panneau. Ces deux personnages sont, nous le verrons, comme contaminés par le symbole qui se trouve à leurs pieds et qui nous en dit long au sujet de ce que Grünewald et ses commanditaires pensaient de cette Vierge humaine.

• La cruche transparente, remplie de l’eau la plus pure se trouve, par contre, sous les pieds d’une autre Vierge, céleste et pure, en train d’être couronnée par des anges qui lui apportent sceptre et couronne. Cette Vierge céleste est cependant encore enceinte de Jésus. Elle représente un « mystère » non expliqué jusqu’à maintenant, mais fort simple en réalité, dont nous aurons à nous occuper par la suite.

En fait, à regarder de plus près la partie droite de notre panneau de la « Nativité », nous pouvons nous apercevoir que la Vierge et l’Enfant sont comme noyés dans un grand nombre d’autres symboles négatifs et dénigreurs.

Le premier signe négatif qui nous frappe, sont les langes de l’Enfant, qui constituent un contraste saisissant avec les vêtements rutilants de la Vierge. Ces langes (Kram), dont d’autres exemplaires se trouvent sur le lit aux pieds de la Vierge et sur les hanches du Christ crucifié, sont non seulement déchirés, décousus et pleins de trous. Ils sont aussi sales. A gauche, la pointe de ces langes du Christ est d’ailleurs répétée sur un autre Kram, une bâche entre les mains du Démon mourant de la Tentation de Saint Antoine, dont nous aurons à nous occuper par la suite.

Un autre symbole négatif dans le panneau de la Vierge sont les nuages noirs qui s’interposent entre la Vierge et la lumière céleste du Père au-dessus d’elle. Personne ne semble avoir noté ces nuages menaçants au-dessus de Marie, qui semblent couper la communication entre elle et le Père de Lumière. Elle semble donc appartenir à un monde fort différent de cette lumière céleste qui se trouve au-dessus d’elle.

Un troisième symbole négatif nous est fourni par le jardin intime qui entoure la Vierge et dont tous les interprètes rêvent comme du symbole même de la spiritualité de Marie. Mais ce jardin intime, le «  hortus conclusus » du Moyen Age, contient deux symboles qui sont parmi les plus négatifs. Il est d’abord caractérisé par une porte de grange qui est le moyen d’accès de ce jardinet. Il semble que ce portail trop grand pourrait faire allusion à la «porte large de la perdition » contre laquelle Jésus nous met en garde dans Mt 7/13. Bien plus négatif encore est le figuier aux fruits verts et à la branche morte qui se trouve dans ce jardin. Il ne semble pas être l’arbre de Vie, comme le voudraient les interprètes traditionnels. Rien dans le récit de la Genèse ne nous indique que ce deuxième arbre du Paradis était un figuier. Et pourquoi l’arbre de la Vie aurait-il une branche morte ? Il nous rappelle bien plutôt le Figuier de Mt 21/19, maudit par Jésus parce qu’il ne portait pas de fruits lors de la saison des figues. La branche morte et les figues minuscules et vertes de cet arbre semblent indiquer cette malédiction spirituelle, prononcée par Jésus.

8. Un Enfant Jésus négatif

L’enfant Jésus et les symboles qui l’entourent semblent être tout aussi négatifs que ceux de sa mère. Sa taille semble en effet indiquer qu’il a déjà quelques mois d’âge au minimum. Mais la tête de l’enfant a toujours besoin d’être soutenue par la main de sa mère, ce qui indique un manque d’indépendance et de force personnelle.

Le jouet que l’Enfant Jésus tient entre ses doigts est d’un augure encore plus mauvais. Car dans l’iconographie de la nativité les objets tenus par l’enfant ont une signification considérable depuis l’époque byzantine, quand Jésus bénissait avec trois doigts de la main droite et tenait un rouleau des Evangiles dans sa main gauche. Dans la tradition italienne les symboles devinrent une rose (Giotto) qui est un symbole du ciel, ou un chardonneret (Tiepolo) qui est un signe de la Passion du Christ. Mais dans la Nativité de Grünewald l’enfant Jésus joue avec un magnifique bracelet en or d’une grande valeur marchande. A y regarder de près les perles d’or forment même un petit abaque, dont les marchands se servaient pour faire leurs calculs d’argent. Son jouet a l’air de caractériser Jésus ici comme faisant partie du monde et de sa course, aux profits, comme certains dissidents pouvaient le dire de l’Eglise de cette époque.

Ainsi le pot de chambre aux pieds de Marie semble constituer un préfixe négatif, qui serait confirmé par les autres symboles contenus dans le panneau de la Nativité. Grünewald semble vouloir nous donner une caricature matérialiste de la Vierge et de l’Enfant. Sa Vierge ne semble pas être divine. Elle n’est pas glorieuse. Elle n’est pas inspirée par Dieu. Visiblement, Marie et son enfant sont la cible d’une critique théologique. Cette Vierge sans gloire, sans fruits, sans porte vers le Salut, sans rapport avec Dieu, est caractérisée, ici, par ses langes troués et sales et finalement par le pot de chambre fétide et malodorant, comme fausse, mauvaise et frauduleuse. Elle est, véritablement, une Vierge aux Immondices.

II. - Un docétisme marial ?

Tous ces signes négatifs qui entourent la Vierge posent une question importante : Pourquoi Grünewald refuse-t-il la Vierge et son Fils en les accusant de matérialisme et de stérilité spirituelle ? Comment une telle attitude pouvait-elle être la sienne, alors que partout ailleurs la popularité de la Vierge allait en croissant depuis déjà longtemps ? Pourrions-nous y voir une réaction contre la Vierge, telle qu’elle se produisit quelques années seulement plus tard dans la Réforme qui voyait en elle exclusivement Marie l’humble servante, et non pas la Médiatrice entre l’Eglise et le Christ, qu’elle était devenue au cours du Moyen Age ?

Il est indubitable que Grünewald critique la Vierge telle qu’elle était présentée alors par l’Eglise. Mais il est tout aussi certain que sa critique ne peut coïncider avec celle de la Réforme. Les langes troués et sales, le sol infertile sur lequel pousse la rose sans épines de Marie et le jardin de perdition, le mutisme et la cacophonie des anges semblent indiquer une critique qui se trouve exactement aux antipodes de celle de la Réforme. Grünewald semble se moquer de la Vierge tout ouvertement parce qu’il refuse une Vierge humaine et terrestre. Le peintre semble refuser la Vierge en tant qu’être humain, née sur cette terre et soumise à la corruption de la chair. La vraie Vierge Marie, véritablement Mère de Dieu, porteuse de la Parole Vivante et éternelle, serait, selon son message, une Vierge purement céleste, uniquement divine et totalement divorcée de toute matérialité et au-dessus de toute souillure terrestre. Sa critique semble réclamer, à sa place, une Vierge pure et uniquement divine.

1. Une Vierge céleste et pure

Or, cette Vierge pure et uniquement divine existe dans le Retable d’Issenheim et dans le panneau de la Nativité. Cette Nativité contient, en son véritable centre précisément, cette Vierge céleste et pure en opposition directe avec la Vierge matérielle et purement humaine, caractérisée par le pot de chambre. Elle est désignée comme céleste par la cruche de verre et son contenu pur et transparent, mais aussi par son nimbe immense d’une apparition divine.

Car Grünewald a représenté, dans la partie centrale de la Nativité, un personnage qui a éludé jusqu’à maintenant les essais d’interprétation de sa présence mystérieuse. Ce personnage est en effet, et sans aucun doute, la Vierge. Elle est caractérisée, par son nimbe, comme une apparition céleste, en train d’être couronnée par des anges. Mais contrairement à toutes les représentations de Marie, cette Vierge est clairement enceinte. Cette Vierge est entièrement divine, elle est une reine du ciel ; mais elle l’est non pas après sa dormition, comme le veut la théologie orthodoxe. Elle est reine céleste avant la naissance du Christ. Visiblement enceinte déjà du Verbe Eternel de Dieu, cette apparition semble indiquer que Marie va donner naissance au Christ non pas sur la terre matérielle, mais dans la pureté éternelle du ciel.

Cette Vierge céleste et sa cruche pure semblent en fait diamétralement opposées à la Vierge humaine, dont le signe caractéristique est le pot de chambre malodorant. Son attribut de pureté absolue semble indiquer que, pour Grünewald, ce n’est pas la Vierge humaine et terrestre, mais seulement la Vierge divine et céleste qui peut être la mère du Verbe. Car, comme l’affirme la Liturgie patarine de Florence  en sa citation cruciale du passage de Jn 3/6, « ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’Esprit est Esprit ».

Ce que Grünewald semble donc vouloir affirmer par cette apparition céleste de la Vierge enceinte est le fait que la naissance du Christ, le Verbe Eternel de Dieu, ne peut avoir eu lieu ici sur la terre par une femme humaine, mais qu’elle doit avoir eu lieu au ciel, par une Vierge dont le corps n’aurait pas appartenu à ce monde pécheur et corrompu.

2. Le docétisme marial

Cette idée, d’après laquelle Marie aurait été d’abord un ange au ciel et Jésus de ce fait un être uniquement spirituel, n’est pas nouvelle. Elle est en fait fort ancienne, très bien connue des théologiens et attestée par un grand nombre de documents au cours de l’histoire de l’Eglise. Elle porte même un nom générique depuis les premiers temps quand Eusèbe de Césarée la classa parmi les dissidences. Il la comptait parmi les hérésies, un mot qui se traduit par  «  mauvais choix ». Il l’appelle docétisme.

Le docétisme, une variante du gnosticisme, qui fut une des premières dissidences chrétiennes, enseigne en effet que ni la Vierge ni le Christ ne pouvaient participer à ce monde corrompu de la chair. L’histoire des dogmes nous apprend que ces idées, avancées surtout par les Marcionites et les Manichéens au cours des premiers siècles, furent reprises au cours du Moyen Age par les Bogomiles spiritualistes, ensuite par les Patarins de Florence, et finalement, sous une forme moins radicale, par les Cathares occitans. Le docétisme connut un regain lors du XVIe siècle, où il fut repris par Menno Simons, le fondateur des Mennonites, et par le mystique allemand Jakob Boehme. On pourrait aussi parler d’une forme de docétisme en nos temps modernes, où une tendance docétiste est représentée par le dogme de l’immaculée Conception de Marie (la naissance de la Vierge sans péché) que proclama l’Eglise catholique au milieu du XIXe siècle.

Ce qui nous intéresse ici ce sont, évidemment, les documents bogomiles et florentins, dans lesquels il est question de la nature uniquement spirituelle et surnaturelle de la Vierge, de la naissance du Christ sans péché et de son existence spirituelle et seulement temporairement humaine.

Le texte bogomile se trouve dans un livre appelé Interrogatio Johannis , qui fut apporté en Italie et par la suite en France par l’évêque Nazaire au XIIe siècle. S’appuyant sur le passage de Jn 3/6 cité ci-dessus, l’auteur, qui fait parler le Christ à la manière d’un ouvrage apocryphe, nous apprend que « Pater meus... mittit ante me angelum suum qui vocabatur Maria, mater mea, et ego, descendens per auditum introivi et exivi » (Mon Père... envoya devant moi son ange du nom de Marie, ma mère. Je descendis et j’entrai par son oreille, par laquelle je sortis également)

Dans un procès-verbal de l’Inquisition de Cesena, en Italie, l’Inquisiteur Jacques Capellis nous dit que, selon les dissidents Patarins, ni Marie ni Jésus « vera habuerunt corpora, sed quasi aerea et spiritualia corpora sibi vindicaverunt » (n’avaient un corps véritable, mais seulement un corps céleste et spirituel, qui leur étaient propre) .

Un autre document de l’Inquisition, qui constitue le procès-verbal d’une interrogation d’un Patarin originaire de Florence ou de sa région, nous apprend que les dissidents florentins croient que « caro et anima Mariae virginis et caro et anima Jesu Christi non fuerunt creata sub coelo, sed in coelo, et quod fuerunt sanctissima et quod nulla corruptio fuit in eis » (que la chair et l’âme de Marie et la chair et l’âme de Jésus-Christ ne furent pas créés sur la terre, mais au ciel. C’est à cause de cela qu’ils demeurèrent parfaitement saints et ne connurent aucun péché).

Ces textes expriment clairement le message que Grünewald semble vouloir communiquer par le pot de chambre et par la cruche céleste, et plus particulièrement par les symboles négatifs entourant Marie. Mais il va plus loin que cela. Il montre aussi l’aspect positif du message docétiste. Il place en effet au centre de sa Nativité cette Vierge céleste, enceinte du Christ et caractérisée par la cruche. Elle est cet «Ange nommé Marie », qui donna naissance, au ciel, à un Christ parfaitement divin et éternel, sans passer par la souillure de la chair. Le message ainsi exprimé est purement docétiste. Grünewald semble refuser Marie, la matérielle, la Vierge aux Immondices, en faveur de la Vierge, reine céleste, choisie par Dieu. C’est elle, l’ange Marie, qui doit donner naissance au ciel au Fils de Dieu, le Verbe Eternel, sans péché et sans l’aide de la chair.

Il est évident qu’un tel message ne peut recevoir l’approbation de l’Eglise chrétienne, qu’elle soit catholique ou protestante. Car l’Eglise de Rome comme celles issues de la Réforme considèrent comme une des pierres angulaires de leur foi l’affirmation de l’Incarnation du Christ, sa venue dans la chair. Marie, elle, doit assurer, dans cette incarnation, le lien avec la chair humaine dans laquelle le Christ est descendu. Cette affirmation de base est d’ailleurs la raison pour laquelle les interprètes, qui voient en Grünewald un peintre orthodoxe, ne pouvaient comprendre la signification de cette Vierge enceinte au ciel, qui contredit tout évidemment ce que les deux Eglises enseignent au sujet de Marie.

Seul un dissident docétiste pouvait affirmer cette nature totalement spirituelle de Marie. Grünewald semble avoir été un dissident de ce genre.


III. - Une christologie docétiste ?

1. Marie et le Verbe Eternel

La mariologie docétiste, telle qu’elle nous apparaît dans la Nativité de Grünewald, entraîne aussi des conséquences inéluctables pour la christologie. Si Marie n’a pas de nature humaine, Jésus non plus ne peut en avoir à son tour. Or, n’étant pas humain, Jésus ne peut mourir sur la croix ; le Verbe éternel de Dieu ne peut mourir une mort humaine. Et il ne peut pas ressusciter non plus, puisqu’il n’est pas mort pour commencer. Une mariologie docétiste entraîne donc inévitablement une christologie docétiste, spiritualiste et monophysite.

Ainsi plusieurs questions se posent : premièrement, qui est réellement mort sur la croix à la place du Christ, qui ne pouvait y mourir ? Deuxièmement, comment la Rédemption a-t-elle été accomplie, puisque le Nouveau Testament affirme que nous sommes sauvés par la mort du Christ ? Et finalement, quel a été le rôle du sang versé sur la croix, qui fut, selon les affirmations des Evangiles, le moyen par lequel Christ racheta les pécheurs ?

Les textes patarins et cathares sont très clairs à ce sujet. Nous avons déjà vu un certain nombre de documents italiens et florentins, selon lesquels ni Marie ni Jésus ne possédaient un corps humain véritable. Nous pouvons ajouter à cela un texte cathare qui affirme que Jésus ne fut pas vraiment crucifié, mais échappa à la mort puisque, comme le dit Guillaume Autier, le Fils de Dieu ne peut mourir. Le texte en question fut recueilli de la bouche d’un dissident de ce nom par l’Inquisiteur Jacques Fournier, le futur Benoît XII, en l’an 1313 à Pamiers. Guillaume s’exprime en effet ainsi quand il essaye de définir la christologie : « Deinde postquam (Christum) irriserant et terruerant, posuerunt eum in cruce et eum vulnaverunt et multas plagas ei imposerunt. Quibus factis ipse, sine morte media, quia Filius Dei mori non poterat, ascendit ad patrem » (Ensuite ils se moquèrent de lui, le maltraitèrent, le mirent en croix, le blessèrent et lui infligèrent un grand nombre de plaies.

Après cela Jésus monta au ciel auprès du Père, sans passer par la mort, puisque le Fils de Dieu ne peut mourir) .

Un document qui énumère les erreurs des Patarins et qui est conservé à Venise définit ainsi leur christologie : « Item negant Christi humanitatem et dicunt eum habuisse corpus phantasticum et aereum. Item dicunt beatam Mariam angelum, non hominem extitisse. Item dicunt quod Christus non vere passus et mortuus fuerit. Item nec vere resurrexit » (Ils nient également que le Christ ait possédé une nature humaine, et affirment que son corps aurait été surhumain et spirituel. Ils affirment également que la Vierge Marie a été un ange, sans caractéristique humaine. Ils disent aussi que le Christ ne souffrit ni ne mourut véritablement, qu’il ne ressuscita point).

Qui mourut donc sur la croix, à la place du Christ ? Certains textes patarins mentionnent un malfaiteur, d’autres pensent à Simon de Cyrène. C’est leur réponse à la première question. La réponse des Patarins à la deuxième question est que la Rédemption n’était pas accomplie sur la croix d’une manière objective, mais qu’elle est accomplie d’une manière subjective par le don du Saint Esprit, que l’imposition des mains transmet aux fidèles. Le sang du Christ enfin ne joue aucun rôle chez les Patarins, puisque le sacrement de la Sainte Cène n’est pas célébré dans cette église dissidente. La légende du Graal, que l’on a associée au mouvement patarino-cathare, n’est en réalité qu’une légende à laquelle les auteurs allemands ont attaché le nom de Montsalvach, que d’aucuns ont identifié avec Montségur, la forteresse cathare qui tomba entre les mains des Croisés de France en 1244.

Cette même question se pose donc aussi pour Grünewald et le message de son Retable d’Issenheim. Ayant noté que le docétisme marial entraîne aussi un docétisme christologique, la question se pose si, vraiment, le Retable d’Issenheim recèle aussi des affirmations spiritualistes au sujet du Christ. Est-ce que Grünewald aurait pu nier la mort sur la croix du Fils de Dieu, pour y représenter un corps humain mort et putride, dépourvu de l’Esprit et de la Vie divine ? Ou est-ce que le message du Retable est véritablement celui de la souffrance rédemptrice selon lequel le Christ aurait porté nos péchés sur la croix et aurait souffert à notre place une mort atroce, comme l’affirment les jansénistes dont le Crucifié de Grünewald prend la forme ? Il est vrai que tous les interprètes de Grünewald pensent que Mathis fut uni janséniste avant la lettre, ce qui ferait de lui un dissident du XVIIe siècle. Mais il se peut aussi que Grünewald soit un dissident du XVIe siècle ; qu’il soit docétiste, comme le furent en ce siècle-là les dissidents Simons et Niclaes. Il se peut que le corps affreux sur la croix ne soit pas celui du Christ souffrant, mais celui d’un Christ mort, qui serait alors non pas le symbole de la Rédemption mais la démonstration de l’Eglise morte et abandonnée par Dieu et par son Esprit, selon cette dernière parole du Christ mourant : «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

3. Le Centurion, témoin docétiste

Pour pouvoir donner une réponse à ces questions et pour clarifier la pensée de Grünewald, nous devons nous référer à deux inscriptions sur deux tableaux de la Crucifixion de notre peintre, dont l’un se trouve à la Pinacothèque de Munich et l’autre sur le panneau central du Retable d’Issenheim.

Le premier tableau, celui de la Pinacothèque, ressemble en plusieurs points à celui du Retable d’Issenheim. Nous y trouvons en effet Jean, le disciple que Jésus aimait, entouré de trois femmes (deux seulement à Issenheim) : la composition est de ce fait plus dégagée. A notre droite, cependant, nous trouvons non pas Jean Baptiste, mais un autre témoin, celui-là historique, de la Crucifixion : le Centurion qui fut, selon nos textes, le premier païen à confesser la divinité du Christ. Tout comme dans le Retable d’Issenheim, cependant, Grünewald ne s’est pas contenté de représenter le témoin facilement reconnaissable en son uniforme romain. Il a inscrit, expressément, un passage de l’Ecriture qui exprime ce témoignage.

Dans la Crucifixion de Munich, Grünewald a inscrit, en effet, à côté de la main levée du Centurion, qui nous donne ainsi l’impression qu’il est en train de transmettre le Saint Esprit par l’imposition de sa main droite, les paroles que le Centurion prononça selon Mt 27/54 à cette occasion : « Vere, Filius Dei erat iste » (En vérité, celui-ci était le Fils de Dieu).

Toutefois, la question se pose : Pourquoi Grünewald a-t-il reproduit ici un texte que tout le monde connaissait, et qu’aucun autre peintre n’ajouta jamais, par écrit, à son tableau dont le sens était parfaitement clair à ses contemporains, infiniment mieux versés dans les Ecritures que notre propre génération ? La réponse la plus plausible semble être que Grünewald voulait attirer l’attention des spectateurs sur la signification de ce texte et sur certains détails de celui-ci que même les chrétiens de cette époque n’avaient pas l’habitude de comprendre dans ce sens. Car, à vrai dire, ce texte de Mt 27 peut avoir une signification très différente de celle que l’on lui attribue d’habitude dans l’Eglise catholique ou protestante. Il peut en effet être une preuve capitale dans la démonstration de la vérité du docétisme christologique par les Evangiles eux-mêmes.

Pour comprendre, en effet, ce texte comme la preuve de la doctrine docétiste, il suffit de lire le texte attentivement et en détail selon les règles grammaticales. Car le passage de la Vulgate que cite Grünewald ici, ne dit pas : « vere, filius Dei est iste » (celui-ci est le Fils de Dieu), mais expressément : « vere, filius Dei erat iste » (celui-ci était le Fils de Dieu). Dans le texte, en effet, le verbe auxiliaire est au passé, à l’imparfait. Les paroles du Centurion, prises selon la grammaire et d’une manière stricte, pouvaient signifier que le corps mort, pendu sur la croix, n'était plus le Fils de Dieu. Elles peuvent prouver, par une parole même de l’Evangile, que ce corps mort n’est plus du tout le Christ, mais que le Verbe Eternel de Dieu, ne pouvant mourir sur la croix, aurait déjà quitté ce corps de mort pour s’en aller ailleurs. Ce corps qui resterait donc suspendu sur la croix ne serait plus le Fils de Dieu mais seulement un corps humain, méprisable, une enveloppe vide, dépourvue de tout contenu divin ou spirituel.

Le salut, en cette peinture, ne serait pas signifié par la croix d’une mort vicariale du Christ, mais par le don de l’Esprit, signifié par la main levée du Centurion en un geste de l’imposition de la main droite des Patarins. Il est étrange en effet que le Centurion, en disant « iste » (celui-ci) qui est un démonstratif, ne montre pas le Christ sur la croix, mais plutôt le ciel, vers lequel, selon la doctrine docétiste, le véritable Fils de Dieu serait déjà parti.

 4. Jean Baptiste, témoin docétiste

La seconde inscription, celle du Retable d’Issenheim, est peut-être plus étrange encore. Car elle semble vouloir représenter non seulement un message docétiste, mais aussi un message adressé aux contemporains du peintre au sujet de l’Eglise et l’état lamentable dans lequel elle se trouve.

Grünewald a placé cette inscription juste au-dessus du doigt démesurément long de Jean Baptiste, de ce témoin « spirituel » qui n’était pas présent à la Crucifixion et qui se détourne, d’une manière ostentatoire, du corps pendu sur la croix.

Mais pour donner le message que tout le monde attend de la part du Baptiste, c’est-à-dire l’affirmation que le corps meurtri et pathétique du Crucifié est celui de l’agneau de Dieu qui porte nos péchés, devrait figurer le texte de Jn 1/29 : « Ecce agnus Dei qui tollit peccatum mundi » (Voici l’agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde). Or ce n’est pas ce texte, qui indique un lien entre la souffrance du Christ et l’expiation que Grünewald a inscrit à côté du doigt de Jean Baptiste. Le texte qui s’y trouve n’a en réalité rien à faire avec le sacrifice du Christ et avec sa Rédemption. Il n’y est pas question de l’agneau de Dieu qui porte, sur la croix, avec ses plaies et avec sa mort, nos péchés et nos âmes avides de rédemption. Le texte que Grünewald a choisi ici est extrait du chapitre 3 de l’Evangile de Jean et constitue une autre parole du Baptiste : « Ilium opportet crescere, me autem minui » (Il faut qu’il croisse et que moi, je diminue). Ce texte est certes significatif. Mais il n’a rien à faire avec la mort vicariale du Christ ; il ne nous apprend rien au sujet de ce corps meurtri et de nos rapports avec lui. Il indique seulement que les disciples de Jésus seront, d’ici peu de temps, plus nombreux que ceux de Jean Baptiste. Mais cela n’a rien à faire avec la mort du Christ et avec son sacrifice sur la croix, au sujet duquel Jean Baptiste est supposé dire quelque chose d’important.

5. Jean Baptiste, l’agneau sacrificiel

Il n’y a aucun doute que Jean Baptiste a quelque chose d’important à dire au sujet de ce corps meurtri sur la croix. Autrement, Grünewald n’aurait pas placé à cet endroit précis un non-témoin de la Crucifixion matérielle. Mais ce qu’il a à dire, par cette remarque de Jn 3/30, est très différent de ce que peuvent s’imaginer les lecteurs orthodoxes de ce passage. Car dans la bouche de Grünewald cette parole de Jean Baptiste prend un sens strictement contraire à ce que l’on pourrait y voir comme chrétien bien pensant de cette époque. La parole de Jean Baptiste est, en fait, une accusation de l’Eglise, que notre peintre voit comme affreusement mutilée, grotesque et morte.

Pour arriver à cette signification du texte biblique il est nécessaire, toutefois, de se rendre compte de deux détails de cette crucifixion, qui sont strictement aux antipodes de l’orthodoxie chrétienne et du message traditionnel de l’iconographie de la Renaissance.

Le premier élément est, tout simplement, que  l’agneau de Dieu qui se trouve aux pieds de Jean Baptiste n’est pas le Christ, mais Jean Baptiste. Certes, le Christ partage avec son précurseur le symbole de l’agneau. Mais la différence essentielle entre l’agneau du Christ et celui du Baptiste est que l’agneau de ce dernier porte une croix fine, souvent enjolivée par une bannière, mais une croix néanmoins, qui est absente quand le symbole doit désigner le Christ. L’agneau du premier plan de la Crucifixion représente clairement Jean Baptiste et non pas le Christ.

Le deuxième élément qui surprend et qui pose des questions fort insolites est le fait que c’est cet agneau de Jean Baptiste (et non pas le Christ de la croix) dont le sang est recueilli dans un calice ! Le sang coule abondamment de toutes les plaies du Crucifié. Mais c’est celui de Jean Baptiste qui constitue le graal du sacrifice ! La victime ici est clairement non pas le Christ, mais Jean Baptiste !

Or, c’est cette constatation du changement de rôles qui nous donne la clef du texte que nous trouvons inscrit à côté du doigt démesurément long du Baptiste. Car si c’est Jean Baptiste qui est la victime désignée, il faut comprendre la phrase du Témoin, Jean Baptiste, dans un sens persifleur et accusateur, en un sens strictement contemporain de Grünewald. Dans ce cas le Christ tout comme Jean Baptiste seraient des symboles. Le Christ, affreusement mort sur la croix, dont Rome se dit être le corps, représenterait l’Eglise. L’Eglise qui envoie au bûcher Savonarole, qui a soif seulement de puissance et qui ne se soucie plus de sa mission spirituelle : une Eglise meurtrie, abominable et morte. Jean Baptiste, lui, représenterait le Témoin de la justice, le messager de Dieu qui dit la vérité en face, même s’il est sûr d’être mis en prison et assassiné par les sbires d’Hérode qui représentent la puissance de ce monde qu’assume aussi l’Eglise de Rome avec le double pouvoir des clefs. Jean Baptiste représente le martyr, le peuple de Dieu persécuté à cause de la Vérité et de  l’Esprit.

6. Un témoin vivant devant une Église morte

Quand Jean Baptiste parle donc et nous annonce que le Christ mort (l’Eglise meurtrie et sans vie) doit augmenter, alors que lui, le témoin de la vérité, doit diminuer, c’est un jeu de mots d’une actualité saisissante pour les contemporains de Grünewald. C’est cela le message essentiel que propage la dissidence, la demande d’une réforme et d’un renouveau de l’Eglise par une mise en question radicale de la vie matérielle et son remplacement par une vie véritablement spirituelle.

Dans ce cas le doigt de Jean Baptiste ne serait pas le doigt d’un témoin fidèle, mais un doigt accusateur, celui de la victime véritable, de celui qui diminue, qui voit avec effroi et dans la tristesse la puissance d’une Eglise morte augmenter chaque jour.

Grünewald nous montrerait de son doigt, qui est ici le doigt accusateur de Jean Baptiste, l’Eglise de son temps, profondément secouée par les scandales, transformée en une loque par ses mondanités, par ses cérémonies vidées de leur substance, par le luxe ostentatoire de ses prélats, par la vente des choses saintes et par le matérialisme de ses bergers. L’Eglise chrétienne serait ce corps verdâtre, abominable, sans vie, abandonné par l’Esprit. Elle serait le corps malade de la Renaissance, l’Eglise morte spirituellement, gouvernée par les Borgia, les Sforza et les grandes familles pour lesquels le siège de saint Pierre était un enjeu politique. C’est elle, cette Eglise abominable, au centre du tableau si saisissant, morte dans des souffrances atroces, qui augmenterait chaque jour. Par contre cette autre Eglise, celle de l’Esprit, dont le sang coule dans les chambres de torture de l’Inquisition, qui rend le dernier soupir sur les bûchers de la persécution, diminuerait chaque jour. Cette Eglise des Confessants de la Vérité, avec sa Bible ouverte et son regard si franc vers l’Eternité de l’Esprit, qui se détourne si ostensiblement de ce Corps du Christ mort et en train de se décomposer, verrait ses forces diminuer. Jean Baptiste, témoin et martyr, serait le symbole de cette Eglise-là.

Ainsi cette immense Crucifixion du Retable d’Issenheim ne serait pas une glorification du Christ Rédempteur, dont le corps meurtri serait le signe de notre péché racheté sur la croix. Elle serait, bien au contraire, une accusation acerbe et caricaturale de l’Eglise, de ce corps du Christ mort de son matérialisme et de l’obscénité de ses représentants dans le monde.

Car le vrai centre positif de la Crucifixion du Retable d’Issenheim n’est pas le corps effroyablement mort du Christ et son agonie passée, qui représente seulement trop bien cette Eglise de Dieu qui n’arrive pas à se réformer elle-même. Le véritable centre de ce panneau et du message du peintre est l’immense doigt accusateur de Jean Baptiste, martyr et prophète, le témoin du sang, qui accuse. Il tient dans sa main droite la Bible ouverte, cette Ecriture Sainte que si visiblement l’Eglise refuse d’écouter et dans laquelle le témoin de l’Esprit trouve vie et réconfort. Toutefois, les paroles de ce témoin de Dieu sont dépourvues de toute critique cinglante. Sa phrase « il faut qu’il croisse et que moi je diminue » est à double sens, mais elle est surtout triste et désabusée. Elle note simplement la triste réalité de l’homme qui cherche la vérité et l’Esprit, mais qui se heurte à la persécution et au matérialisme mort de celle qui se dit être le corps du Christ. Ce matérialisme augmente, journellement. Ce qui diminue, c’est la force des témoins fervents de cette recherche de l’Esprit que Jean Baptiste représente ici. Lui et ses semblables sont en train d’être écrasés par l’Eglise. Leur sang coule, comme le sang de Jean Baptiste, que recueille le calice du graal. Leur sacrifice, comme celui de Jean Baptiste, est celui du martyr. Et le verbe marturein veut dire, en grec, simplement « témoigner ».

7. Les faux témoins de la crucifixion

Or, si d’un côté de la croix nous trouvons le vrai témoin de la Vérité spirituelle, nous trouvons aussi, en face de lui, de l’autre côté du panneau, des témoins qui sont à la fois aveugles et ineptes en ce qui concerne cette vérité. Grünewald met en garde les spectateurs de la crucifixion contre les interprétations « officielles » des témoins « historiques » en face de la vérité spirituelle d’un témoin véritable, Jean Baptiste. Car bien que le Baptiste n’ait jamais été un témoin visuel de la Crucifixion, sa vérité transcende, et de loin, celle des personnes présentes à Golgotha en ce jour fatidique.

Car alors que Grünewald représente Jean Baptiste, solidement campé sur ses pieds, fort et confiant dans la vérité de son message, nous voyons les trois autres témoins, matériels, se confondre en larmes et en supplications inutiles. En fait, Grünewald a représenté ces témoins « matériels » comme incapables de connaître la vérité et comme incapables de narrer ce qui se passe vraiment sur la croix de Golgotha.

Aucun des trois témoins, en effet, n’est capable de savoir ce qui se passe, parce qu’aucun d’entre eux ne peut voir le corps du Christ. Marie, sa mère, est totalement accablée de douleur. Ses yeux sont clos et elle ne peut se rendre compte de la vérité concernant Jésus. Jean, à son tour, n’a d’yeux que pour Marie et s’occupe uniquement de celle que Jésus lui a confiée. Lui non plus ne regarde pas la croix et ce qui s’y passe. Marie-Madeleine, enfin, lève le regard vers Jésus. Mais elle non plus ne peut se rendre compte de la vérité : un voile couvre ses yeux et l’empêche de discerner la vérité.

Grünewald semble vouloir suggérer, par cette opposition des témoins de la croix, que les témoins traditionnels de la Crucifixion ne sont pas dignes de confiance. Ils ne savent pas vraiment ce qui s’est passé au moment de la mort du Christ. Le seul à connaître la vérité est celui qui se détourne ostensiblement de cette dépouille mortelle dans laquelle le Fils de Dieu ne se trouve plus et qui représente pour lui l’Eglise en pleine décadence. Jean Baptiste, qui se détourne de ce corps mort, alors que les autres le pleurent et semblent vouloir l’adorer, donne le témoignage vrai au sujet d’un Christ vivant éternellement par l’Esprit. Son enveloppe humaine, pendue sur la croix, n’a plus aucune importance.

Tout dans cette Crucifixion de Grünewald semble donc indiquer que notre peintre ne s’était pas contenté de nous donner une caricature de la Vierge. Il nous a donné aussi une caricature du Christ, souffrant non pas pour nous mais à cause de ses représentants sur la terre.

Il est vrai que d’aucuns y voient une Crucifixion qui représente l’école piétiste de Port-Royal avec le Christ souffrant de la théologie janséniste, une attitude qui devait attendre les dissidences françaises du XVIIe siècle. Mais cela n’est guère possible. Le « Christ » souffrant et même mort a ici une signification toute autre, beaucoup plus en accord avec les dissidences de la Renaissance.

Le passage biblique à double sens, mais aussi l’accent sur Jean Baptiste et le sang versé par lui semblent indiquer que Grünewald est allé jusqu’au bout de sa logique docétiste. Le Christ, mort et putride, n’est pas le Rédempteur. Seul l’Esprit, la Révélation de Dieu que tient en sa main le vrai témoin qu’est Jean Baptiste, pourra nous ouvrir la voie du Salut et de la Vie éternelle. C’est pour cette vérité que Jean Baptiste et ceux qui le suivent sont prêts à donner leur vie : ils la donneront pour une cause perdue, peut-être, mais pour une cause qui est, selon eux, celle de la Vérité.


 

 IIème partie




 Une lecture dissidente de la Légende dorée


1. - Les bons et les mauvais saints

Il semble fort possible que le message de la Nativité et de la Crucifixion de Grünewald soit celui du docétisme florentin de la dissidence patarine. Les arguments essentiels de notre peintre en faveur de cette dissidence sont, dans leur ensemble, tirés de la Bible. Mais Grünewald utilise ces textes selon un processus sélectif, qui met en avant certains passages en négligeant tous les autres. Les symboles et les représentations qui en découlent expriment des idées qui semblent être celles des Patarins ultra-spiritualistes, voire celles, manichéennes, des documents florentins.

Toutefois, le message dissident du Retable ne paraît pas vouloir se limiter aux panneaux de la Nativité et de la Crucifixion. Grünewald a l’air de vouloir aller plus loin dans sa critique de l’Eglise et de ses dogmes : tous les autres panneaux de ce Retable semblent contenir un message dissident du même genre. Seulement, ici, les textes utilisés ne sont plus les textes bibliques, puisqu’il s’agit de saints patrons et de personnages de l’histoire chrétienne post biblique. Les textes dont Grünewald se sert pour exprimer son message sont ceux de la Légende Dorée de Jacques de Voragine. Ce message dissident de Grünewald s’exprime sur certains panneaux comme un aspect négatif, par la critique d’un certain saint qu’il attaque de la manière la plus acerbe. Il devient pour lui le symbole de tout ce qu’il y a de critiquable dans l’Eglise. D’autres panneaux contiendront, par contre, un aspect extrêmement positif, qui permettra à Grünewald de souligner les qualités de spiritualité et de foi de deux autres saints qui semblent devenir pour lui les symboles de tout ce qui est désirable dans la vie et dans la foi du chrétien. Saint Paul l’Ermite et saint Sébastien constituent, dans cette présentation, les  «  bons chrétiens » positifs. Saint Antoine Abbé est le « mauvais chrétien » négatif, que Grünewald critique et attaque vigoureusement.

Dans cette prédication du message dissident par les saints du Retable, où ils prennent le rôle de la bonne et de la mauvaise Eglise, le texte de la Légende Dorée est d’une importance capitale. Il y assume le rôle d’une clé qui nous permet de nous rendre compte des intentions véritables du peintre et du message qu’il cherche à nous communiquer au sujet des personnages peints.

Cette Légende, que plus personne ne lit de nos jours mais que tout le monde connaît par des extraits et des résumés pour la plupart inexacts, fut en effet le livre religieux le plus important de la fin du Moyen Age. Le concile de Toulouse de 1229 ayant interdit la lecture de la Bible, même en latin, à tous les laïcs, les chrétiens de cette époque puisaient leur éducation religieuse dans un volume, compilé vers 1270 par Jacques de Voragine qui y décrit la vie de tous les saints du calendrier et de bien d’autres encore. Ce livre d’histoires « recommandées à la lecture » (legenda) fut à tel point populaire qu’il reçut, au XVe siècle, l’épithète de Dorée. La preuve péremptoire que Grünewald connaissait fort bien Voragine dans son texte latin nous est fournie par le fait que notre peintre a pendu à un tronc d’arbre de la Tentation de saint Antoine un panneau blanc qui porte, comme inscription, une citation latine prise directement dans la Légende Dorée.

Toutefois, Grünewald semble avoir utilisé les textes de la Légende Dorée de la même manière qu’il utilisait les textes bibliques : le choix de ses textes est tel qu’il fait ressortir par eux les éléments qui correspondent à la mise en évidence de son message spiritualiste et à une critique, parfois violente, de l’Eglise. Il y cherche et il y trouve les flèches empoisonnées par lesquelles il attaque ceux qu’il considère comme ses adversaires. Sa lecture de Voragine, tout comme celle de la Bible, est en fait celle de la dissidence religieuse de ce début du XVIe siècle.

 2. - Saint Sébastien, un saint qui ne mourut pas de son martyre

Un des passages de la Légende Dorée qui ne nous est connu en général que de troisième main, mais dont la connaissance dans le texte est d’une importance capitale pour la compréhension du message vrai du Retable d’Issenheim, est celui du martyre de saint Sébastien. Grünewald a placé ce saint d’une manière fort visible sur le volet de la première ouverture qui se trouve maintenant à gauche de la Crucifixion. Il représente le saint, transpercé de flèches et recevant la couronne du martyre qui lui est apportée par des anges.

Or, selon le texte de la Légende Dorée, saint Sébastien ne mourut pas de ces flèches. Voragine nous apprend que saint Sébastien, guéri de ses blessures, se présenta quelques jours plus tard en bonne santé devant l’Empereur pour le gronder au sujet des mauvais traitements qu’il infligeait aux chrétiens. Après l’avoir fait arrêter par ses soldats, l’Empereur aurait donné l’ordre de le faire tuer avec des gourdins, ce qui aurait constitué le véritable martyre de saint Sébastien. L’épisode des flèches aurait seulement été une démonstration du pouvoir de survie de ce saint originaire de Narbonne et résidant à Milan.

De fait, Grünewald semble avoir représenté saint Sébastien très précisément selon le texte de Voragine. Il l’a en effet peint avec des blessures superficielles qui ne mettent aucunement ses jours en danger. Une flèche a atteint le muscle de l’épaule et deux autres transpercent le mollet de sa jambe gauche. Deux autres projectiles, qui devaient atteindre son cœur et son poumon droit, sont retombés et n’ont causé que des ecchymoses qui saignent à peine. Un bon chirurgien devait pouvoir le mettre sur pied dans quelques jours à peine.

Mais alors, pourquoi Grünewald fait-il couronner Sébastien expressément par des anges pour un martyre dont il ne mourut manifestement pas ? Y a-t-il ici une erreur de la part de Grünewald ? Nous ne le croyons pas. Le fait que Grünewald connaissait fort bien le texte de Voragine exclut d’emblée une « erreur » de ce genre. La clé de cette énigme doit se trouver ailleurs. Et cet ailleurs semble être Florence. Car nous connaissons un bon nombre de saint Sébastien peints ou sculptés à Florence, qui nous le montrent transpercé de flèches. Les plus célèbres, sans doute, sont ceux de Perugino et de Bellini, des Offices et celui, bien plus connu encore, de Sodoma du Palazzo Pitti. Or, tous ces Saints ont une chose en commun : leurs blessures sont toutes dans des muscles des bras, des épaules ou des jambes. Elles sont, pour ainsi dire, superficielles et pour un chirurgien de champ de bataille, même de cette époque, relativement peu dangereuses. Les saint Sébastien florentins ne semblent pas être, malgré leurs yeux pleins de souffrances, de véritables martyrs, mais plutôt les signes que même une douleur extrême n’est pas encore une cause de mort. Ils semblent vouloir faire la démonstration que les armes de ce monde peuvent blesser, mais qu’elles ne peuvent tuer.

La raison pour laquelle l’image de ce saint invincible est si fréquemment utilisée dans la peinture florentine semble être que cette sorte de résistance évoquait un écho tout particulier dans la ville patarine : la présence de saint Sébastien à peine touché par les flèches sur tant de panneaux est apparemment due au fait qu’il représente ici, spécifiquement, le saint patron des dissidents. Il est, pour ceux qui sont persécutés à cause de leur foi, la preuve parfaitement visible que les flèches persécutrices peuvent être douloureuses, mais qu’elles ne réussiront pas à tuer leur victime. Saint Sébastien semble proclamer : La dissidence est plus forte que l’Inquisition, que la torture et que les délations. Elle survivra. Ce message semble être celui des Florentins, tout comme celui de Grünewald. C’est un message d’espoir, qui s’adresse aux victimes, mais aussi un message ironique adressé aux persécuteurs : le grand Saint Sébastien de la Collection Home à Florence est en effet en train d’esquiver, avec un sourire moqueur sur les lèvres, une flèche qui était manifestement destinée à sa tête.

Grünewald semble donc avoir peint, en la personne de saint Sébastien, une glorification de la dissidence qui osait s’opposer aux dogmes de l’Eglise établie. Il apporte le message rassurant que les flèches de l’Inquisition peuvent blesser, mais ne peuvent éliminer de ce monde ceux qui restent sûrs de leur foi et fermes dans leur courage.

La personne de saint Sébastien correspond donc, ici, à Grünewald et à son message hétérodoxe.

3. - Saint Paul l’Ermite : l’homme spirituel par excellence - Saint Antoine : un Abbé fort matérialiste

Voragine nous dit relativement peu de choses sur saint Paul l’Ermite. Il nous le présente surtout en contraste avec un autre «saint », Antoine l’Abbé.

La Légende Dorée nous apprend en effet que Paul, le premier et le plus saint de tous les cénobites des premiers siècles, eut maille à partir avec saint Antoine. Ce dernier, se croyant en effet tout à fait supérieur, disant à qui voulait l’entendre qu’il était le premier et le meilleur ermite, apprit seulement par hasard l’existence de saint Paul et résolut de lui rendre visite. Paul, qui connaissait apparemment l’arrogance et le caractère hautain d’Antoine, lui ferma la porte de sa hutte au nez et ne voulut pas le recevoir. Finalement Paul, en sa grande bonté accepta de lui ouvrir la porte et de converser avec lui. L’heure du déjeuner étant venue, il partagea même avec Antoine le pain double que son corbeau lui apportait ce jour-là de la part de Dieu. De retour chez lui, cependant, Antoine apprit la mort de Paul et retourna en toute hâte, non pas pour lui rendre hommage, mais pour le dépouiller de sa chemise tissée de feuilles de palmiers, qui le caractérisait comme martyr de la foi et qui exprimait sa haute spiritualité. Antoine, nous dit Voragine, porta désormais cette chemise les jours de fête.

A y regarder de près, cette histoire est lamentable. Elle nous montre un véritable saint malmené et dépouillé par un homme arrogant et usurpateur qui lui vole sa tunique de sainteté pour s’en revêtir lui-même, comme un loup d’une peau de brebis.

C’est cette histoire de l’usurpation et du vol de saint Paul par Antoine l’Abbé que nous conte en réalité le panneau des deux « saints » du Retable d’Issenheim. Grünewald, en effet, nous montre ici deux personnages diamétralement opposés : Antoine, vêtu richement et désigné par un écusson comme noble, est l’exemple même de ce que les dissidents de l’époque considéraient comme un des défauts majeurs de l’Eglise : la vente des choses saintes, contre laquelle Savonarole vitupérait avec tant de violence. Le terme par lequel on désignait cet abus particulier était celui de « commenditure ». Elle affligeait au XVIe siècle surtout les abbayes dont les pouvoirs séculiers avaient racheté les biens. Ces racheteurs, tous laïques mais presque toujours nobles, vivaient fort bien des bénéfices ainsi obtenus. Un exemple célèbre est celui de l’abbaye de Vézelay, qui était tombée en commenditure, et dont l’abbé était un membre de la famille de Coligny qui se convertit, par la suite, au protestantisme.

L’abbé Guersi, que Grünewald représente ici richement vêtu et avec un regard fuyant et pervers, semble avoir été ce genre de commenditaire : Grünewald l’affuble ici en abbé saint Antoine, en usurpateur des choses saintes selon le texte de Voragine. Une clôture brisée qui entoure Antoine accentue cet aspect négatif.

En face de lui, nous trouvons saint Paul l’Ermite, vêtu de sa tunique en feuilles de palmier. Sa main est étendue dans un geste paisible, son visage est tourné vers le ciel, comme pour indiquer d’où lui viennent la force et la foi. Il semble que Grünewald se soit identifié à ce saint ouvert et bon, en lui donnant son propre visage. Aux pieds de Paul, une biche semble indiquer l’innocence, la bonté et la douceur. Cet homme spirituel par excellence contraste violemment avec son vis-à-vis, en une opposition sans doute voulue, et que souligne encore le fond sur lequel ces deux hommes se détachent. Car le paysage derrière saint Paul l’Ermite est verdoyant et plein de vie, pourvu du palmier même dont semblent provenir les feuilles de sa chemise, symbole de sa spiritualité. Derrière saint Antoine, par contre, le fond du tableau est constitué par des arbres morts, enchevêtrés, putrides, couverts de mousse. Leur mort ne date pas d’hier, comme l’indique la mousse. Le symbole de saint Antoine l’Abbé est ici la mort spirituelle, l’usurpation et la fausseté.

Le texte de Voragine, lu dans l’esprit dans lequel Grünewald a peint nos deux «saints » en leur opposition totale, souligne ce contraste et accentue la sainteté de Paul et l’usurpation de l’Abbé Antoine.

4. - Saint Antoine, complice du diable

à gauche st Antoine et st Paul l'Ermite - à droite l'Enfer

Les deux autres panneaux représentant saint Antoine semblent renforcer encore la première impression que nous donne le panneau de saint Paul l’Ermite. Le panneau en face de saint Sébastien, de l’autre côté de la Crucifixion, nous montre un saint Antoine debout sur un piédestal, mais veule, insensible et hypocrite. L’autre panneau dédié à Antoine, la Tentation, le dépeint comme faible, mou et par-dessus le marché arrogant et mal élevé envers Jésus-Christ lui-même.

Saint Antoine veule est représenté en statue dans le panneau qui se trouve aujourd’hui à la droite de la Crucifixion. Le « symbole » de saint Antoine dans ce panneau n’est autre que Satan lui-même, que Grünewald a placé de telle façon qu’il fait pendant à la couronne de martyre et aux anges de saint Sébastien, de l’autre côté de la Crucifixion. Il est étonnant que cette opposition entre les deux saints, l’un voué à des anges et l’autre à Satan, n’ait pas frappé davantage les interprètes du Retable. Car Satan fait irruption avec perte et fracas dans l’Eglise dont il détruit les verrières précieuses. Mais Antoine, au lieu de faire face, au lieu de défendre l’Eglise de Dieu, saint Antoine ne dit rien. Il ne bouge pas. Il laisse seulement Satan faire à sa guise. Satan sera chez lui dans l’édifice sacré. Antoine, lui, reste figé et calme comme si cette irruption satanique ne le concernait pas.

En le représentant dominé par Satan, Grünewald semble vouloir indiquer que saint Antoine représente mieux que quiconque les défauts majeurs de l’Eglise de son temps : celui de ne pas réagir contre le mal, de rester muette et inactive devant le luxe des prélats et leur simonie, de rester sans être révolté par la vente des bénéfices que Savonarole dénonçait avec tant de violence ; de ne pas s’émouvoir devant le matérialisme qui envahit l’Eglise de toutes parts. Il semble vouloir représenter ici une Eglise veule et inactive, chez qui Satan fait la loi. Une Eglise qui reste sans réagir contre une légion d’abus dont elle est la victime.

Un tableau aussi symbolique est un cri silencieux, un appel muet mais combien pathétique de la part des dissidents, qui voient l’Eglise envahie par les démons. C’est un appel, un cri de détresse de toute une partie de l’Eglise qui cherche une voie de sortie, qui demande une réforme, un renouveau, un nettoyage par le vide des Eglises envahies par le mal.

C’est à peine quelques mois plus tard, en fait, que Luther va afficher ses 95 thèses à Wittemberg. Il n’est pas étonnant que Grünewald se joigne à cette alternative du renouveau et qu’il soit pris dans le vortex de cette action révolutionnaire qui fera de lui un réfugié pour cause religieuse jusqu’à sa mort en 1528.

5. - Saint Antoine, veule et arrogant

Le troisième panneau sur lequel nous trouvons saint Antoine dans ce Retable d’Issenheim est, lui aussi, profondément négatif et accusateur vis-à-vis de ce saint. La Tentation de saint Antoine nous montre l’ermite sous une lumière une fois de plus peu favorable et sous un angle tant soit peu pervers.

Le récit de la Légende Dorée concernant la tentation de saint Antoine ne correspond pas, en effet, aux récits que nous en connaissons par diverses sources qui ignorent ce qui semble avoir été important pour Grünewald dans cette légende du saint. Nous savons en effet que saint Antoine fut attaqué dans le désert par des démons divers et qu’il eut raison d’eux. Malheureusement, ce que nous apprend Voragine est loin d’être aussi simple.

Selon Voragine, en effet, saint Antoine méditait dans une tombe quand il fut attaqué par un grand nombre de démons qui le maltraitèrent et le battirent férocement. Antoine, lui, ne se défendit pas. Il se laissa malmener sans faire le signe de la croix, sans invoquer Jésus ni opposer la moindre résistance. Finalement les démons eurent raison de lui. Il tomba raide et sans vie. Son serviteur, le croyant mort, le ramena chez lui. Les amis d’Antoine arrivèrent pour le pleurer, mais s’endormirent. Alors Antoine se réveilla et demanda à son serviteur de le ramener au tombeau où, tout naturellement, les démons continuèrent à l’assaillir de plus belle. C’est lors de cette deuxième séance, au cours de laquelle Antoine ne se défendit pas davantage que lors de la première, que Jésus-Christ intervint. D’un revers de sa main, il chassa les démons. Mais Antoine, au lieu de se confondre en remerciements envers Jésus, lui lança cette parole arrogante que Grünewald se fait un malin plaisir de copier sur une pancarte accrochée à un tronc d’arbre : « Jésus, mon bon Jésus, pourquoi n’es-tu pas venu à mon secours quand je souffrais pour la première fois ? », reprochant à Jésus de l’avoir abandonné entre les mains des démons — alors que lui-même ne pensait pas à l’invoquer ou à se défendre.

Ce passage de Voragine établit clairement que, pour Grünewald, saint Antoine était non seulement veule et usurpateur, mais qu’il était suprêmement arrogant. Il souffrit, certes. Mais il méritait cette souffrance à cause de son inaction. Et il la méritait encore davantage à cause de son arrogance envers son Sauveur et maître.

Mais ce qui semble plus important encore dans sa présentation de saint Antoine est le fait que les défauts de ce saint sont visiblement aussi ceux que la dissidence dénonce dans l’Eglise de son temps. L’inaction devant les problèmes multiples est seulement un début. La situation est aggravée encore par l’usurpation d’un déguisement spirituel qui cherche à transformer, lors des jours de fête, une Eglise purement matérielle en une communauté spirituelle. Et cette Eglise assume, pour finir, une attitude de suffisance et d’arrogance envers le Sauveur Jésus-Christ lui-même, en mettant toute la faute sur Dieu, au lieu de battre sa coulpe.

 6. - Un démon sorti de l’enfer de Bosch

Finalement, un démon particulièrement hideux et son arme, que Grünewald a placés au tout premier plan et au même niveau que son inscription montrant l’impertinence d’Antoine, a besoin d’une explication. Ce personnage abominable sort en effet tout droit des enfers antoinesques de Hieronymus Bosch qui fut un contemporain de Grünewald et un Rhénan comme lui.

Retable de la Tentation de st Antoine - Museu Nacional de Arte AntigaLisbonne (Portugal)

La plus célèbre Tentation de saint Antoine de Bosch est l’immense Retable de Lisbonne. Ce tableau montre en effet saint Antoine et la coupe en argent dont Voragine disait que l’ermite ne voulait pas la prendre, en plein dans sa main au centre du tableau. Le « saint » est entouré par une masse de démons dont un grand nombre est affublé de la bâche (Kram) qui fait allusion à Heinrich Kramer, le co-auteur du Marteau des sorcières. Nous y trouvons aussi, bien entendu, toujours par paires, les chiens sanguinaires que l’on peut identifier avec les dominicanes ce qui fut le sobriquet des dominicains de l’Inquisition. Nous y voyons encore, au premier plan, des bateaux (l’Eglise) que dirigent des démons et des Inquisiteurs aux gros bésicles déguisés en poissons (ichthus, le symbole du Christ). A droite, une Vierge abominable, inscrite dans un arbre mort, tient dans ses griffes infernales l’Enfant Jésus. Elle est assise sur une bâche (Kram) qui est étendue sur le dos d’une souris. Cet animal est, chez Bosch également, le symbole de l’Inquisition selon le jeu de mot mus-muris et murus-muri. Mus est la souris, mais murus est le mur, la prison à perpétuité à laquelle l’Inquisition condamnait certains relaps.

Dans cette composition, un groupe au premier plan à gauche représente les deux Inquisiteurs Kramer et Sprenger, dont le Malleus maleficarum (Le Marteau des Sorcières) sortit des presses en Rhénanie en 1485, quand Grünewald avait à peine vingt ans. Kramer, assis sur une oie à la faim insatiable, joue de la harpe. Il fut le membre de l’équipe qui promettait toujours la bienveillance de la Cour. Derrière lui, sautant dans une corbeille, un démon ventru et nu semble représenter Sprenger (son nom peut signifier « le Sauteur ») ; il brandit un sabre qui est une allusion certaine aux événements de s’Hertogenbosch, la ville natale de Bosch, où Sprenger put se frayer un chemin jusqu’au couvent des dominicains en 1483 grâce à la soldatesque de Maximilien. La corbeille semble être une allusion à ce même instrument dont le Malleus dit qu’il est indispensable lors de l’arrestation d’une sorcière.

Or ce même personnage ventru et nu, affublé de la même capuche de dominicain qu’il porte dans le Retable de Lisbonne, se trouve dans le coin gauche de la Tentation de saint Antoine de Grünewald. Ce démon dominicain, affreux et mourant, est couvert de pustules, qui furent, dans l’iconographie du Moyen Age, le signe de la lèpre. Un bras, dont la main est déjà tombée en pourriture, est visible à gauche. L’arme blanche de chez Bosch s’est toutefois transformée en un livre épais, enveloppé d’une bâche (Kram), que le démon mourant tient dans sa main droite. Nous pensons y reconnaître le livre dont se moque Hieronymus Bosch à tant de reprises, à savoir le Malleus maleficarum, qu’enveloppe le Kram qui signifie Kramer, l’Inquisiteur.

Le démon armé, ventru et nu du coin gauche de la Tentation de saint Antoine de Grünewald semble donc être un parent infiniment proche du démon armé, ventru et nu du coin gauche de la Tentation de saint Antoine de Hieronymus Bosch. Ils semblent représenter, tous les deux, une caricature du «team » Sprenger et Kramer, les deux Inquisiteurs tant haïs et craints en Rhénanie, sur laquelle Innocent VIII leur avait donné une autorité sans appel dans la préface du Marteau des sorcières.



Une telle parenté proche, que semble indiquer un symbolisme anti-inquisition commun aux deux peintres, signifie que Bosch et Grünewald auraient pu se connaître et même peut-être appartenir, comme nous l’avons déjà suggéré plus haut, à un mouvement dissident apparenté ou proche. L’apparition du Patarin (le Fils prodigue) de Bosch dans le Portement de la Croix, chez Pieter Bruegel, mentionnée plus haut, 35 ans plus tard, semble vouloir indiquer que cette dissidence et son iconographie étaient loin de s’éteindre avec la mort de Grünewald, douze années après celle de Bosch.

7. - Un contraste saisissant

La Légende Dorée semble donc ouvrir une autre porte à ceux qui connaissent le texte précis de ce livre médiéval de la fin du XIIIe siècle, qui date d’ailleurs de la même époque que les documents patarins de Florence.

Elle nous montre que Grünewald avait choisi avec une acuité remarquable non seulement les saints qu’il cherchait à représenter dans ses panneaux, mais aussi leur histoire et leur action ou manque d’action selon la Légende Dorée. Car, en face de saint Antoine qu’il descend en flammes en montrant tous ses défauts et toutes ses actions négatives, Grünewald a placé deux saints avec lesquels il peut identifier sa dissidence spirituelle et spiritualiste. Saint Sébastien et son faux martyre sont, pour lui comme pour les dissidents florentins, un symbole du courage et de la constance dans l’épreuve que subit l’Eglise véritable, celle de l’Esprit. Saint Sébastien rejoint en fait Jean Baptiste, qui a payé de sa vie son courage indomptable, comme témoin de la supériorité de la vérité sur le mensonge. Ils sont tous les deux les témoins (marturoi) de la nécessité de donner même sa vie pour cette vérité. Les hommes du XVIe siècle étaient prêts à tout sacrifier pour elle.

  - Une fausse annonciation

Avec l’Annonciation que nous découvrons sur l’aile extérieure de la deuxième ouverture du Retable, nous nous trouvons de nouveau sur le terrain des textes bibliques que Grünewald utilise pour illustrer sa dissidence docétiste.

Nous avons constaté, en analysant la Nativité du Retable, que Grünewald y représentait une Vierge céleste, enceinte déjà au ciel, qui semblait représenter une Vierge et un Christ spirituels et uniquement divins. Or, si notre analyse est correcte, la visite d’un ange auprès de la Vierge terrestre devait prendre une tournure toute différente de celle que nous voyons d’habitude dans les Annonciations florentines et orthodoxes.

Dans le cas où le Christ naîtrait d’une Vierge céleste (que Grünewald semble avoir représentée au centre de sa Nativité), l’ange n’aurait rien à annoncer à une Vierge humaine. Il pourrait à la rigueur lui expliquer le cas, mais il pourrait aussi lui ordonner de garder le silence, de son vivant, au sujet de cette substitution dans laquelle le corps et l’âme de Marie et de Jésus seraient purement célestes et leurs corps seulement humains en apparence.

Or notre Annonciation du Retable d’Issenheim est totalement différente de celle que nous rencontrons sur la plupart des scènes de ce genre dans la majorité des tableaux orthodoxes de Florence. En effet, dans les Annonciations de Della Robbia, de Fra Angelico, de Botticelli et de Lorenzo de Credi, les rencontres sont très différentes de celle que nous pouvons observer dans le Retable d’Issenheim. Elles sont tout en douceur, avec l’ange à genoux ou presque devant la prestigieuse Vierge dont la douceur et la beauté virginale dominent le tableau.

Dans l’Annonciation de Grünewald, ni l’ange Gabriel ni la Vierge Marie ne correspondent à leurs rôles traditionnels. L’Annonce faite à Marie y est violente, pleine d’effroi et de menaces. L’Annonciation de Grünewald ne recèle ni douceur, ni déférence. Aucune amabilité ne passe entre la Vierge et son ange visiteur.

En effet,  l’Ange Gabriel, qui représente dans les Annonciations orthodoxes toujours un humble messager, apparaît ici comme un ange vengeur apocalyptique.

A en juger d’après les plis de son vêtement, il est en mouvement et son mouvement est rapide. Son visage exprime non pas la douceur mais la colère. Les doigts de sa main droite, qui devraient former le signe de la bénédiction dans une position verticale, se trouvent ici dans une position horizontale : ils sont pointés d’une manière agressive dans la direction de la Vierge. En plus de cela, l’ange, debout, domine la Vierge assise de très haut et d’une manière menaçante. Toute la tenue de Gabriel est méchante et agressive. La nouvelle qu’il doit annoncer à Marie n’est certainement pas bonne. A en juger d’après le visage et l’attitude de l’ange, elle est même franchement mauvaise.

La Vierge, elle, n’est pas non plus représentée selon les règles de l’iconographie traditionnelle et orthodoxe. Assise plutôt qu’à genoux, comme dans mainte Annonciation florentine, elle recule avec frayeur devant l’ange agressif et menaçant. Son visage exprime la crainte. Ses mains, qui étaient jointes dans la prière, sont en train de se défaire pour faire face à l’agresseur et pour la défendre contre un viol possible. Il est vrai que Luc nous dit en 1/29 que Marie était « troublée » (turbata). Mais dans notre tableau, elle est bien plus que cela. Elle est effrayée (terrata), elle a peur. Elle panique. Il se pourrait même qu’elle soit en train de tomber du trépied ou de la chaise sur laquelle elle est assise.

Le livre qui se trouve ouvert devant elle, sur le bahut, n’est visiblement pas la Bible. C’est seulement une sorte de cahier sur lequel Marie a copié, par deux fois, un texte biblique dont elle pense qu’il pourrait s’appliquer à elle. Elle pense concevoir et appeler son fils Emmanuel. C’est cela, apparemment, que l’ange veut empêcher. Son rôle, ici sur la terre, ne sera pas de donner naissance mais, selon les idées docétistes, de prêter son corps à l’ange Marie qui est la vraie mère du Verbe Eternel.

La terreur qui règne dans cette Annonciation, en vérité si peu orthodoxe, semble donc indiquer qu’il s’agit ici d’un message nettement différent de celui des Annonces orthodoxes. Une mise en rapport de ce panneau avec la présence de la Vierge céleste, enceinte au ciel du Verbe Eternel de Dieu, pourrait nous donner la solution de l’énigme. Il se pourrait que l’ange Gabriel annonce vraiment à Marie que ce n’est pas elle, mais la Marie angélique, qui concevra et qui donnera naissance au Christ vrai et éternel au ciel.

  - Résurrection ou apparition ?

La Résurrection, qui constitue le dernier panneau de la série, nous place de nouveau devant un problème théologique très grave.

S’il est vrai que la Crucifixion du Retable d’Issenheim est docétiste et que le Christ, le Verbe éternel de Dieu n’a pu mourir sur la croix, la Résurrection devient une impossibilité notoire. En effet, si Jésus n’est pas mort sur la croix, il ne peut pas non plus ressusciter. Le Christ apparu aux Apôtres après les trois jours de la tombe serait une apparition, parce qu’il n’aurait rien à faire avec le corps du tombeau qui serait resté dans la terre pour y pourrir comme toute chair humaine. Ce qui reviendrait parmi les disciples ne serait pas le corps du Christ, mais seulement le Fils de Dieu dépouillé de tout attribut humain. Le Christ des quarante jours après Pâques serait une apparition, un Esprit sans corps.

Or la Résurrection implique que Jésus revienne avec son corps avec lequel il est mort sur la croix. L’Apparition, par contre, est la venue parmi les disciples de V esprit seulement du Christ, qui peut prendre un certain nombre de formes, mais qui n’est pas le corps humain de la croix.

Le Retable d’Issenheim représente clairement un Christ qui n’a plus de corps humain. Celui qui a été mis au tombeau a été éliminé. Certes, il y a une ressemblance. La barbe est presque la même. Mais ce nouveau corps n’est plus celui du tombeau, si meurtri de coups et si affreusement tourmenté par les épines. Le corps nouveau est lisse et pur. Le Christ porte encore les stigmates, signes de sa souffrance. Mais le corps lui-même est différent. Il est, comme l’indique la lumière qui en rayonne et le nimbe immense, un corps céleste. Il est, comme la Vierge céleste dont la tête est entourée d’un nimbe, déjà dans la sphère de la Divinité. Le Verbe éternel de Dieu, Parole créatrice vraie et immortel¬ le, a repris sa forme première auprès de Dieu, après avoir abandonné le corps de chair avant la mort sur la croix.

Le Christ céleste, fils de la Vierge au nimbe divin de la Nativité, appartient désormais de nouveau à ce monde surnaturel. Il a emprunté un corps qui est mort sur la croix et qui s’est écrié lors de son agonie : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ! » Ce Dieu, qui a abandonné le corps d’emprunt sur la croix, est revenu en apparition avec son corps nouveau au moment où s’ouvre le tombeau de Pâques. Il n’a connu ni la mort ni la résurrection. Il n’y a pas de sacrement du sang et du corps, puisque son sang n’a pas été versé et que son corps n’a pas été brisé. Il ne reste que l’Esprit, par lequel la présence du Christ devient réelle dans la vie du chrétien. Et c’est cet Esprit que Jésus, apparence spirituelle, communique au monde.

C’est cet Esprit de Dieu en effet que le Christ donne au monde, dans le panneau de Grünewald, avec ses deux mains, avec le geste qui est si essentiel pour les Patarins et pour leur liturgie : il fait le signe de l’imposition des mains, la bénédiction qui transmet l’Esprit. Le Christ qui se rit de la tombe est devenu le porteur de l’Esprit, de cet Esprit dont vivent les Patarins et leurs héritiers spirituels.

 Conclusion

Ainsi tous les panneaux du Retable d’Issenheim, et non pas seulement ceux de la Nativité et de la Crucifixion, recèlent un message dissident. Grünewald tout comme ses commanditaires — il est plus que probable que la majorité des membres du couvent d’Issenheim partageaient ses opinions dissidentes —  ont donné à notre monde occidental un tableau à clé qui n’a d’égal que celui de la Chapelle Sixtine. Il est vrai que le message du peintre italien est bien plus proche encore des traditions patarino-platoniciennes. Mais ce qui lie Grünewald et Michel-Ange, c’est leur sens de l’humour. Il éclate au beau milieu des anges « musiciens » avec la viole de gambe qui nous tire la langue, qui se moque de nous, et qui nous a donné le point de départ de notre analyse. Il devient visible chez Michel-Ange, au-dessus de la porte par laquelle entrent le pape et les cardinaux, avec la caricature d’un homme fort symbolique, vêtu sommairement d’un immense serpent, que d’aucuns pouvaient prendre pour une vengeance personnelle, mais qui représente bien plus que cela : Da Cesena est l’Eglise, prisonnière de Satan qui, à l’instar du saint Antoine du Retable, se moque de la Curie et la critique de la même manière dont Grünewald le fait avec sa Tentation de saint Antoine.

Ainsi, les chrétiens qui ont passé par cette porte de la Sixtine sous les pieds de Da Cesena et ceux qui sont restés debout pleins d’admiration et de dévotion chrétienne devant la viole de gambe qui se moquait d’eux, ont choisi de ne pas s’apercevoir du pied de nez que leur faisaient, à travers les siècles, les deux dissidents que furent Michel-Ange et Grünewald. Ces chrétiens ont choisi d’ignorer ce qu’ils ne voulaient pas comprendre. Ils ont préféré expliquer l’inexplicable et croire en une orthodoxie que ridiculisait depuis longtemps le mouvement spiritualiste florentin dont Grünewald et Michel-Ange sont les héritiers de génie.

Bientôt cinq siècles ont passé depuis l’achèvement du Retable d’Issenheim. Il est temps, sans doute, que le message de ces panneaux soit enfin clarifié ; qu’il soit décodé, textes en main ; qu’il soit enfin remis à l’endroit dans un monde moderne qui accepte, infiniment mieux que les contemporains de Grünewald, un message radicalement spirituel et différent du nôtre.

 

Herbert Stein-Schneider

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

















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