Une mémoire cistercienne, templière et artistique au cœur du
Pays d’Othe
Géraudot, jadis nommé Aillefol, est un village dont
l’histoire s’enracine dans les grands mouvements spirituels et fonciers du XIIe
siècle. Sa naissance, entre 1145 et 1152, coïncide avec l’essor des moines
cisterciens de Larrivour, eux-mêmes installés en 1139 par Bernard de Clairvaux et
Thibaud II, comte de Champagne. Ces moines, défricheurs et bâtisseurs, attirent
bientôt une population laborieuse : bûcherons, cultivateurs, éleveurs. Le
paysage se transforme, et avec lui naît une vie religieuse structurée.
C’est dans ce contexte que l’église paroissiale est édifiée,
financée par le Chapitre de la cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Troyes,
riche propriétaire terrien dans la région. Le vocable de
Saint-Pierre-et-Saint-Paul est attribué d’autorité à l’église d’Aillefol, qui
reçoit son premier curé. Ce choix n’est pas anodin : il inscrit le lieu dans
une filiation spirituelle et institutionnelle forte, entre la cathédrale-mère
et les monastères voisins — bénédictin de Montiéramey, cistercien de Larrivour.
À cette trame religieuse s’ajoute, dès le XIIIe siècle, une
dimension chevaleresque : une commanderie templière s’installe à Bonlieu vers
1200–1220, suivie d’une commanderie hospitalière à L’Hôpitau-l’Apostolle vers
1231, à moins d’un kilomètre. Ce maillage monastique et militaire confère à
Géraudot une densité spirituelle rare pour une paroisse rurale.
Une architecture évolutive : du roman au gothique tardif
De l’église romane primitive, il subsiste la nef du XIIe s.,
en calcaire blanc, rythmée par des contreforts qui encadrent de petites baies
en plein cintre. Les modillons sculptés témoignent d’un art sobre mais
expressif. À l’intérieur, la voûte lambrissée en bois, basse et en carène
inversée, repose sur des poinçons ornés de chapiteaux, conférant à l’espace une
atmosphère intime et chaleureuse.
Au début du XVIe, l’église connaît une transformation
majeure : abside et transept sont reconstruits dans un style gothique tardif,
sous l’impulsion du clergé décimateur et de seigneurs mécènes. Si les
restaurations ultérieures n’ont pas toujours respecté l’unité architecturale,
elles ont permis de préserver l’essentiel : un patrimoine artistique intérieur
d’une richesse inattendue.
Le transept, aujourd’hui privé de sa voûte, conserve
néanmoins sa structure saillante. Le chœur se compose d’une travée droite et
d’une abside à trois pans. Le clocher en charpente, campé au faîtage de la nef,
complète l’ensemble. La voûte en bois actuelle date de 1934, reconstruite après
les dommages du temps.
Le retable de la Passion : une œuvre majeure du Beau XVIe
Au cœur de l’église, le regard du visiteur est attiré par le retable du maître-autel, daté de 1545. Ce retable de la Passion, en calcaire polychrome, est une synthèse rare d’art architectural, sculptural et pictural. Il témoigne d’une influence italo-champenoise, inattendue dans une paroisse rurale. Sa présence s’explique sans doute par des mécènes éclairés ou des échanges artistiques liés aux commanderies voisines.
- La grande Crucifixion, autrefois dans la baie d’axe du
chœur (aujourd’hui murée), remontée dans la baie nord. Elle fut offerte par un
prêtre anonyme, représenté en bas à droite de la scène.
- Une verrière offerte par Pierre Martin et son épouse Dame
Euchot dans les années 1540, illustrant la vie de saint Pierre et la Dormition
de la Vierge
- Des panneaux lacunaires évoquant la Genèse (Création des
animaux, Péché originel)
- Le Couronnement de la Vierge, l’un des plus anciens
vitraux de l’édifice
Un vitrail situé dans la deuxième fenêtre à gauche avant
l’abside attire l’œil, daté de 1540, il témoigne d’un acte de dévotion et de
générosité inscrit dans la pierre et le verre. Il représente, au premier plan,
un abbé en prière, suivi de deux figures agenouillées : Pierre Martin, marchand
demeurant à Troyes, et Edmée Euchot, son épouse. Ces donateurs sont explicitement
nommés dans une inscription gothique :
« En l’an mil cinq cens et quarante / sans nul diffame par
Pierre Martin marchat demorant à Troys et Edmée Euchot sa feme ont donné ceste…
» « Bons et charitables abitans… à la diligence de messir Mil… »
Ce texte, typique des épigraphes votives du XVIe siècle,
souligne la réputation intacte des donateurs (“sans nul diffame”) et leur
appartenance à la communauté locale (“bons et charitables abitans”). Bien que
Pierre Martin soit dit “demorant à Troys”, tout indique un lien direct avec
Géraudot, probablement par l’origine familiale d’Edmée Euchot ou par des
attaches foncières.
Le vitrail est enrichi d’un blason personnel, placé à
proximité des figures agenouillées. Il représente un chevron encadré de deux
oiseaux affrontés, un motif non répertorié dans les armoriaux classiques, mais
clairement utilisé ici comme marque d’identité familiale. Ce blason, surmonté
d’un livre dans une autre baie, suggère une fonction lettrée ou une
appartenance à une confrérie savante ou religieuse.
L’ensemble du vitrail — figures, blason, inscription —
constitue un document visuel et épigraphique précieux, révélant :
La pratique des donations votives dans les paroisses rurales
au XVIe siècle
L’usage de l’image et du blason comme vecteurs de mémoire
sociale
La présence d’une bourgeoisie marchande troyenne liée aux
communautés rurales par le mariage, la propriété ou la foi
Ce vitrail ne raconte pas une histoire : il documente une
réalité, celle d’un couple qui, par leur don, ont inscrit leur nom dans la
pierre et la lumière de Géraudot.
La plaque
est relevée et classée au titre des objets patrimoniaux depuis 1913. L’état de
conservation est médiocre (usure, remontées capillaires, angle cassé), mais
elle reste un témoin précieux de la noblesse locale et de son ancrage dans le
territoire de Géraudot.
Marguerite de Moustiers,
dame d’Aillefol (†1604 le 17 janvier)
Une dalle funéraire discrète mais précieuse conserve la mémoire d’une figure noble tombée dans l’oubli : Marguerite de Moustiers, dame d’Aillefol, décédée le 17 janvier 1604. Longtemps désignée sous la forme ancienne Marguerite du Moutier dite Saragosse, elle incarne une noblesse locale enracinée, à la croisée des fiefs de l’Aube et des charges militaires du royaume.
Le titre de dame d’Aillefol renvoie à une seigneurie locale distincte, probablement située au sud-ouest du village, (où se trouve l’actuel château de Géraudot). Ce fief fut officiellement absorbé en 1669 par ordonnance royale, lorsque Louis XIV érigea la maison de Géraudot en fief et l’unit à celui d’Aillefol, effaçant ainsi son nom des registres, dans le cadre de la réorganisation du duché de Piney, érigé en 1576 par Henri III au profit de François de Luxembourg.
Marguerite apparaît comme la dernière figure attestée de cette terre, sans descendance connue, et la lignée semble éteinte. Sa dalle funéraire porte la date : 1604. Marguerite est gravée aux côtés de sa fille.
L’inscription gravée sur la dalle, bien que partiellement
effacée par le temps, livre une identité complète :
« C’est la très noble Margueritte du Moutier dit Saragosse,
dame d’Ailletot, femme de messire Edme de Sainct Etienne, seigneur de Turgy,
maréchal général de la cavalerie légère en France, laquelle décéda le
dixseptiesme janvier mil six cent quatre. Requiescant in pace. »
Ce texte, d’une rare précision, confirme que Marguerite
était l’épouse d’un haut dignitaire militaire, Edme de Saint-Étienne, seigneur
de Turgy et maréchal général. Pourtant, c’est elle seule qui repose à Géraudot,
accompagnée sur la dalle de sa jeune fille (?) en prière.
La dalle, encastrée dans le mur nord de la nef.
Texte en haut (français) : « Le dixseptiesme Janvier Mil cinq cent quatre Requiescant in pace » → Date du décès : 17 janvier 1604. La formule latine signifie « Qu’ils reposent en paix ».
Traduction : « Il m’a dépouillé de ma gloire et a enlevé la couronne de ma tête » — une citation poignante du Livre de Job, exprimant la perte et le deuil.
Texte de l’épitaphe :
Bois peint
et écrit à la main H = 111 ; la = 77
Armoiries
(non identifiées) ; inscription incomplète :
VIVE LE ROI
laboureur.
Vestiges épars d'une ancienne épitaphe.
L’église, relevant du Grand doyenné de Troyes et du chapitre
cathédral, est inscrite au titre des monuments historiques depuis 2015.
Une restauration complète est
prévue :
Reprise des contreforts, murs,
charpente et couverture
Reconstitution des fermes d’avant-corps
Restauration des maçonneries
extérieures et intérieures
Étaiement du clocher
Reprise du narthex et de sa
charpente
Ce chantier, ambitieux et
nécessaire, vise à préserver un témoin rare de la spiritualité champenoise,
entre roman cistercien, gothique tardif et art du « Beau XVIe ».