A
LA RECHERCHE DU JUDAS HISTORIQUE
UNE
ENQUÊTE EXÉGÉTIQUE A LA LUMIÈRE DES TEXTES DE
L’ANCIEN
TESTAMENT ET DES LOGIA
Judas Ischariot est
probablement l’homme le plus détesté et le plus universellement haï de tous les
personnages de la Bible. Tous les Chrétiens et même les moins instruits en
l’histoire biblique reconnaissent en lui le traître par excellence, l’homme qui
livra à la mort son maître innocent. Tout, concernant cet homme, semble être
clair et simple au-delà de toute discussion possible. Judas fut responsable de
la mort de Jésus par une trahison ignoble et impardonnable.
Toutefois, quand nous
essayons de définir sérieusement et en des termes historiques, selon les textes
bibliques, sa mission et son comportement, nous rencontrons un certain nombre
d’obstacles majeurs et de contradictions essentielles. Une étude détaillée des
textes et de leurs contradictions nous le fait apparaître comme le personnage
le plus incertain, le plus mal défini et en fait le plus contradictoire de
toute l’Ecriture.
Les
contradictions dans les textes
Les contradictions
sont, en effet, nombreuses dans les textes qui nous parlent de Judas. Deux
morts nous sont en fait rapportés par les Evangélistes. Et les deux rapports
sont strictement contradictoires et irréconciliables.
La responsabilité de
Judas est un autre sujet de litige entre les Evangélistes. Matthieu3 et Marc4
nous indiquent que Judas était pleinement responsable de sa trahison. Il se
rendait chez les autorités de son plein gré, pour leur offrir ses services.
Luc5 et Jean6, par contre, sont d’un autre avis. Ils affirment que Judas aurait
été possédé par Satan au moment de son forfait.
L’argent que Judas reçut -ou ne reçut pas- constitue également un sujet de litige entre les Evangélistes. Matthieu 10 affirme, péremptoirement, que les principaux sacrificateurs payèrent 30 pièces d'argent d’avance (!) au début de la semaine. Marc 11 et Luc 12 par contre affirment que les autorités lui promirent seulement de l'argent. Luc nous indique que Judas fut payé et ce qui arriva à l’argent et à Judas par la suite : il en acheta le champ de sang, ce qui contredit la version de Matthieu 13. Marc ne nous dit rien au sujet de l’argent ni au sujet de Judas. Il ne sait donc rien au sujet du payement. Jean, lui non plus, ne sait rien d’un payement quelconque ; il ignore en fait toute promesse d’argent. Puisque selon lui Judas fut inspiré par Satan seulement à la dernière minute (Jn 13/27), il n’est pas possible que Judas ait pu demander de l’argent et le recevoir. De toute façon Jean contredit en cela les Synoptiques qui, par-dessus le marché, ne sont pas d’accord entre eux.
La punition que Judas
devrait recevoir pour sa trahison est une autre pomme de discorde entre Jean et
les Synoptiques. Les trois premiers Evangiles sont unanimes (Mt 26/24, Mc
14/21, Le 22/22) à mettre dans la bouche de Jésus des menaces effroyables
contre ceux par lesquels arrivent les scandales : ils appliquent ces menaces
automatiquement à Judas et à son forfait. Jean, par contre, ignore ces menaces et
fait citer par Jésus un passage de l’Ecriture qui montre que la trahison d’un
des siens était dans la nature des choses (Jn 13/18). Il n’y est pas question
d’une punition temporelle ou éternelle de Judas. Jean voit la trahison comme
une nécessité prévue par Jésus, qui n’implique pas la responsabilité
personnelle de Judas. Cette manière de voir est strictement consistante avec sa
thèse de la possession satanique de Judas (Jn 13/27) qui exonère en fait
l’Apôtre du crime, pour en charger Satan.
L’arrestation de Jésus
est décrite d’une manière totalement différente dans les Synoptiques et chez
Jean. Les Synoptiques mettent Judas au centre de la scène du Jardin des
Oliviers. Judas trahit son maître par un baiser qui doit désigner Jésus aux
policiers, (Mt 26/47ss, et par.). Jean ignore le baiser de Judas et ne connaît
pas de dialogue entre Jésus et Judas. C’est Jésus lui-même qui se fait
connaître par deux fois aux policiers, qui, effrayés, tombent par terre. (Jn
18/4,7). Judas est seulement mentionné en passant comme « étant avec eux » (Jn
18/5).
2. Ac 1/18.
3. Mt 26/14.
4. Mc 14/10.
5. Le 22/3.
6. Jn 13/27.
7. Mt 26/14
8. Le 22/3.
9. Jn 13/27.
H). Mt 26/15.
11. Mc 14/11.
12. Le 22/5.
13. Ac 1/18.
* * * *
A ces contradictions
multiples et variées s’ajoute un certain nombre d’énigmes qui restent sans
réponse dans les divers récits des Evangélistes au sujet de Judas.
Le motif du crime reste
obscur et difficile à comprendre. Il n’y a aucune explication pourquoi cet
Apôtre fidèle, choisi par Jésus lui-même, se retourne contre son Maître pour le
trahir. Judas, à qui Jésus promet, à peine quelques heures avant sa trahison,
un siège de Jugement Tlans le Royaume (Mt 19/28) que l’on croyait fort proche
(Le 19/11) trahit sans motif valable. Si sa trahison avait été motivée par la
haine ou pour forcer la main de Jésus contre sa volonté, il ne serait jamais
sorti vivant de la Chambre Haute après avoir été démasqué par Jésus (Jn 13/26).
Si l’argent avait été
le mobile, Judas aurait pu disparaître avec la caisse qu’il tenait. (Jn 12/6).
Il aurait pu continuer à puiser dans la caisse, ce dont Jean l’accuse (ibid.),
au lieu de tuer la poule aux œufs d’or.
L’absence de Judas lors
du procès au cours duquel les autorités cherchaient désespérément des témoins
(Mt 26/60) donne à penser également. Si Judas avait vraiment été poussé par une
haine quelconque, il aurait été logiquement au premier rang des témoins. Il n’y
fut point, et cela malgré la forte somme qu’il est dit avoir reçue et qui
aurait dû inclure ce petit service supplémentaire.
L’attitude de Jésus
envers Judas enfin est totalement différente de celle que nous serions en droit
d’attendre envers un traître, possédé par Satan. Envers Pierre Jésus use des
paroles extrêmement violentes lorsque celui-ci refuse les souffrances de son
Maître. Il lui dit en face qu’il est possédé par Satan et qu’il ne veut plus
rien à faire avec lui. « Arrière de moi, Satan », ces paroles adressées à
Pierre dans Mt 16/23 sont les mots les plus violents que Jésus ait jamais
adressé à un individu. Envers Judas, par contre, Jésus n’use jamais aucune
parole violente de ce genre, malgré l’assurance des Evangélistes que Judas
était possédé par Satan (Le 22/3 et Jn 13/27). Les paroles que Jésus lui
adresse sont, bien au contraire, empreintes de la plus grande cordialité. Ce
sont des paroles amicales. Jésus l’appelle « mon ami » (Mt 26/50) et Judas lui
témoigne son affection par un baiser, (Mt 26/49). Lors du Dernier Repas Jésus
honore Judas en lui tendant de sa propre main un morceau de viande trempé dans
la sauce, (Jn 13/26). Comment cela se fait-il que Jésus appelle « Satan » un
Pierre qui cherche à le protéger de la souffrance et de la mort (Mt 16/23) mais
dit « mon ami » (Mt 26/50) à celui qui la lui apporte, tout en lui permettant
de l’embrasser ?
* * * *
Certes, Judas est un
personnage historique, en chair et en os. Il est attesté par des textes et sa
trahison ne peut pas être mise en doute. Mais est-il possible de pénétrer, au-delà
de ces contradictions évangéliques jusqu’au vrai Judas Ischariot de l’histoire
? Nous ne sommes certes pas les premiers à avoir tenté cette recherche.
Il serait exagéré de
dire que les problèmes exégétiques concernant Judas, énumérés* plus haut,
soient nouveaux. Un certain nombre d’entre eux au moins avait été remarqué il y
a déjà 150 ans par David Friedrich Strauss dans sa première Vie de Jésus de
1835.
Strauss note en effet
que les sources évangéliques faisaient mourir Judas deux fois (p. 504). Il
avait vu clairement que les Evangélistes n’étaient pas d’accord entre eux au
sujet du moment où la trahison aurait été commise par Judas (p. 425). Le
payement des 30 pièces d’argent lui semble extrêmement suspect, puisque les
autres Evangélistes ne le connaissaient pas et surtout puisque les autres
sources rendaient ce paiement invraisemblable voire impossible (p. 395).
Strauss note même dans sa deuxième « Vie de Jésus » de 1864 l’incongruité de la
tradition dans les textes évangéliques. Il affirme que la trahison de Judas est
« à peine compréhensible » (p. 572) selon les récits des Synoptiques, mais
strictement « incompréhensible » (p. 672) selon les récits de l’Evangéliste
Jean. Malheureusement Strauss ne cherche pas de solution à ces contradictions.
Il constate et il énumère. Le but de Strauss est de montrer à quel point les
récits évangéliques manquent d’historicité. Il les range parmi les « mythes »
dont il s’agit de faire tabula rasa.
Ce radicalisme
historique, en un siècle qui cherchait l’historicité selon les méthodes
nouvelles de Niebuhr et de Ranke, était ressenti comme une attaque des racines
même du Christianisme. Pouvait-on parler d’un Jésus historique, si les
documents qui nous le garantissaient, étaient frelatés et contradictoires ?
Feuerbach, à la fin du XIXe s. se saisit de cet argument pour montrer que le
Christianisme était en contradiction avec la civilisation moderne, et ne
pouvait donc être pris au sérieux.
Deux théologiens du XXe
s. plus que n’importe qui d’autre, ont essayé de s’attaquer à cette sape
infiniment dangereuse des fondations chrétiennes.
Toutefois, Albert
Schweitzer ne va pas jusqu’au bout de sa solution eschatologique. Tout en
proclamant la priorité eschatologique dans la prédication de Jésus, il refuse
de la prendre au sérieux pour le Christianisme au XXe s. A un Royaume
transcendant de Jésus il oppose la totale immanence et la moralisation du
Royaume dans une religion de l’homme moderne. Il nous propose seulement ce
« Christ inconnu et sans nom qui vient vers nous comme il vint vers les hommes
au bord du Lac de Génézareth qui savaient qui il était, et il nous dit la parole : toi, suis-moi. » (p.
642). L’essentiel, pour Schweitzer, était de « penser la pensée du Royaume que
nous devons créer par un travail éthique avec la même véhémence que Lui ... et
de savoir que nous devons être capable de tout sacrifier pour lui. » (p. 639).
De ce fait, Judas perd son importance. Le traître présumé
est vu à la lumière de Wrede qui constitue le contre-point des affirmations de
Reimarus. Il trahit non pas le lieu historique où Jésus se trouvait à Jérusalem
-n’importe quel mouchard aurait pu accomplir cette tâche (p. 442) - mais le
Secret Messianique du Fils de l’Homme avec lequel Jésus s’identifiait
(secrètement) depuis le début de son ministère publique.
Albert Schweitzer a, de
ce fait, déplacé les bases de toute discussion au sujet de Judas. Au lieu de
répondre à Strauss sur le terrain exégétique, point par point et par une
solution selon les textes, Schweitzer a choisi de quitter le terrain historique
et de se « réfugier » sur le terrain de la «mystique » de Muein : fermer les
yeux en basant la religion sur l’impératif de l’Inconnu du Lac de Génézareth.
La question de Strauss demeure ainsi sans réponse.
Quarante ans plus tard,
en 1946, Karl Barth alors établi à Bâle, a essayé à son tour de donner la
réplique à Strauss et à son attaque des sources. L’auteur de la Vie de Jésus
occupe, chez lui aussi, une place de choix : il devient un des protagonistes
principaux de son volume Die Protestantische Théologie des 19. Jahrhunderts.
La méthode de Barth est
sans doute différente de celle de Schweitzer. Il ne cache à aucun moment le
fait que le livre de Strauss constitue une «mise en question » (p. 507) de
l’exégèse historique. Mais au fond, l’exégèse historique importe peu à Karl
Barth. Il voit le problème en tant que théologien et à la lumière de la
dialectique héritée de Kierkegaard.
Le mérite de Strauss,
selon Barth, est en fait d’avoir pu poser la « question historique dans toute
son acuité » (p. 514). Il admet aussi que la théologie depuis sa Vie de Jésus
n’a « pas entendu sa question » (p. 514). Beaucoup de théologiens, nous dit
Barth « ont passé à côté de Strauss mais ne l’ont en aucune façon dépassé » (p.
514). La raison pour laquelle ce dépassement n’a pas eu lieu est, selon Barth,
le fait que les théologiens ont eu « peur de la question posée par Strauss ».
Or, c’est la dernière chose à faire. Barth nous propose, au contraire, « d’aimer
la question posée par lui » (p. 515) et de dépasser ainsi la « mauvaise
conscience de la théologie récente » (p. 515).
Or, ce dépassement
n’est pas situé sur le terrain de l’exégèse, comme on aimerait le voir se
produire. Il reste un dépassement dans le sens hégélien et dialectique. Certes,
il n’ignore pas la question historique. Seulement il n’y répond pas. Il ne la
prend pas au sérieux. Il s’en débarrasse en montrant l’ambiguïté de l’existence
humaine, du blanc comme du noir, du fait concret aussi bien que de l’idée.
C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la parole barthienne que « la vraie
théologie commence précisément là où l’on prend au sérieux les difficultés
présentées par Strauss et par Feuerbach, et quand on peut en rire de bon cœur »
(p. 515).
Toutefois, ce que Karl Barth a fait ici n’est pas tout à fait honnête. Son « rire » (Gelachter) des questions historiques de David Friedrich Strauss n’est pas encore une réponse. Le refus de l’histoire au profit d’une vue dialectique de Dieu et de l’existence humaine est un biais, une échappatoire. Ce qui reste cependant est notre Bible qui nous parle de la réalité historique de l’Incarnation et de la tâche de Jésus : Strauss en a fait un hachis. Est-il propre de laisser les éboueurs partir avec les pièces pour nous régaler d’une belle construction nouvelle qui n’a rien à faire avec quelque problème historique que ce soit ?
Judas est le parfait
exemple d’une telle construction dialectique : Karl Barth nous en régale dans
le deuxième volume du deuxième tome de sa Kirchliche Dogmatik. Pour lui Judas
est à la fois élu et rejeté, infiniment loin du Salut et pourtant infiniment proche
de Jésus. Il est à la fois « rejeté » (p. 509) et « prédestiné » (p. 509) il
est « le contraire de l’homme choisi » (p. 508) et pourtant « infiniment proche
de Jésus » (p. 508). Il est « réprouvé » (p. 508) mais il reste « Disciple et
Apôtre » (p. 509). Judas est même l’image parfaite du Peuple d’Israël qui,
malgré le rejet (p. 562), reste néanmoins le Peuple Elu de Dieu (p. 562).
Judas, en somme, est vu
et conçu selon l’enseignement de la prédestination calvinienne, qui parle de
lui au niveau de Dieu plutôt qu’au niveau de l’homme. Loin de nous de mettre en
question la dogmatique barthienne sur un point aussi important que celui-ci. Ce
qu’il y a lieu de mettre en question, cependant, est l’illusion que cette
solution serait une réponse aux questions exégétiques posées par Strauss.
Karl Barth, en effet,
n’y a pas répondu. Il a seulement transposé la personne de Judas de son
existence humaine dans une éternité divine. A ce niveau la motivation de Judas,
sa double mort et le fait de savoir s’il a reçu ou non les 30 pièces d’argent,
ne jouent aucun rôle. Les contradictions entre les Evangélistes sont sans
importance. La dialectique arrange les choses. Elle n’a pas besoin de se
prononcer sur la validité des textes. Le choix entre Matthieu et Jean ne se
pose plus. Les difficultés se sont évaporées. Karl Barth peut « rire » de bon
cœur des efforts de ceux qui prennent au sérieux non seulement les « questions
» de Strauss, mais les conséquences de ces questions pour l’exégèse historique.
Car en niant la possibilité d’une vie « historique », même de Judas, ne nient-ils
pas, en fait, toute possibilité d’exégèse historique en son ensemble ? Toute
exégèse historique serait-elle condamnée à être futile et sans importance pour
la théologie ? Le hiatus entre les deux serait-il si profond que toute
dogmatique basée sur la Bible et ses textes serait impossible ? Le principe
même de la théologie protestante serait-il mis en jeu dans la négation des
rapports qu’en font les deux plus grands penseurs de cette première moitié du XXe
s ?
Il est vrai que « l’histoire
» a perdu de son lustre acquis au XIXe s. Même en remontant aux sources, la « vérité
» rapportée demeure relative et liée aux perspectives des documents en
présence. L’histoire ne peut être autre chose qu’une approximation. Il n’en est
pas différemment des choses divines : Toute vue de Dieu et même de Jésus,
n’est-elle pas, comme l’a si bien dit l’Apôtre Paul, seulement une vision à
travers un miroir obscur ? (1 Cor 13).
Ce que nous cherchons à
accomplir en cette étude sur Judas est de présenter la première esquisse d’une
solution possible : Nous aimerions donner une réponse aux problèmes posés par
David Friedrich Strauss en 1835 ; mais nous aimerions le faire sans metabasis
es allô genos, sur le terrain même des textes des Evangiles et de leurs
sources. Nous pensons en effet, malgré Albert Schweitzer et Karl Barth, qu’une
telle solution est possible. Trois éléments sont à la base de notre « méthode »
:
Nous essayerons de
prendre totalement au sérieux les paroles de Jésus selon lesquelles il serait
venu POUR ACCOMPLIR LES ÉCRITURES. Jésus mentionne ce but de son Ministère non
seulement au début des Evangiles (Mt 5/17) mais deux fois au cours du récit de
la Passion, Le 22/37 et Mt 26/54. Les passages de l’Ecriture qu’il doit
accomplir sont cités dans nos textes : Le 22/37 cite Es 53/12, et Mt 26/64 cite
Dn 7/13.
Nous prendrons
également au sérieux le fait que les Evangélistes ont transmis, avec une
fidélité quasi absolue, les PAROLES DE JÉSUS ; là ou les opinions des
Evangélistes sont divergentes des LOGIA, ce sont les Evangélistes qui ont tort
et les LOGIA qui ont raison.
Finalement notre point
de départ sera l’observation, qui relève de l’investigation policière, que les
Apôtres étaient de connivence avec Judas au Dernier Repas. Nous allons
constater en effet que, contrairement à toute attente, les Apôtres restent
totalement inactifs lors de l’annonce PUBLIQUE de la trahison et de la
DÉSIGNATION visible à tous de Judas comme le TRAÎTRE. Leur inaction notoire
envers Judas, dont ils connaissaient parfaitement la mission, ne peut être que
le signe d’une complicité tacite avec le «traître » et sa cause.
Le résultat d’un tel
examen des faits semble être que Judas apparaît non pas comme un traître
ignoble, mais comme un messager de Jésus lui-même, comme un serviteur obéissant
et fidèle. Les paroles de l’Ecriture et les Logia semblent nous indiquer que le
Judas coupable et manichéen est une invention posthume contenue déjà dans les
sources que pouvaient consulter les Evangélistes.
1.
Les complices de la « trahison »
Les récits unanimes des
Evangiles nous montrent en effet que Judas n’a pas pu agir seul ; qu’il avait
besoin de la complicité non seulement des autres Apôtres mais de Jésus lui-même
pour sortir vivant de la Chambre Haute dans laquelle il avait été dénoncé,
publiquement, comme le traître.
Il est en effet
impensable que les Apôtres, mis au courant d’une telle intention, ne l’aient
pas empêché de l’accomplir. Pourquoi ne s’est-il trouvé personne pour « faire
un sort » au traître abominable avant qu’il ne puisse nuire à Jésus, leur
Maître ? Pourquoi ne s’est-il trouvé personne pour plonger un poignard dans la
poitrine du monstre qui osait lever la main contre leur Seigneur ? Pourquoi n’y
avait-il personne pour au moins se lever afin d’empêcher qu’il sorte de la
pièce ? Comment cela se fait-il que même Pierre, le plus bouillant et le plus
loyal de tous les Apôtres, qui aimait Jésus « plus que tous les autres » (Jn
21/15) ne sorte pas son épée pour expédier de vie à trépas cet abominable
criminel qui se trouve encore au milieu d’eux ? Ce même Pierre avait bien
entendu la réponse de Jésus au sujet de Judas, puisque ce fut lui-même qui posa
la question à Jésus pour savoir qui le trahirait ? (Jn 13/24). L’inaction
coupable des Apôtres est en fait l’aveu tacite de leur complicité et l’admission
non-verbale que la « trahison » de Judas n’était pas, pour eux, un crime ou une
action contre Jésus.
Le remords, en fait,
d’avoir consenti tacitement à cette « trahison » est lui aussi attesté par les
textes. Car l’absence des Apôtres au moment de la crucifixion n’est pas explicable
par la peur ou par une menace quelconque. Les Juifs tout comme les Romains se
moquaient royalement de ce petit groupe, une fois que leur Messie était arrêté
et jugé. Pierre osa pénétrer allègrement dans la Cour du Grand Prêtre et ne fut
inquiété par personne. S’il n’avait pas été bavard, personne ne l’aurait
reconnu à son accent comme Galiléen (Mt 26/74) et n’aurait pu faire un
rapprochement entre lui et l’accusé du procès en cours. Sous la croix se
trouvaient bien Jean le Disciple que Jésus aimait et un certain nombre de
femmes (Jn 19/25 s). Personne ne les inquiéta le moins du monde ; personne même
ne leur adressa la parole.
La raison pour laquelle
ce groupe autrefois si loyal et si proche de Jésus se terrait dans l’horreur
était le fait que les Apôtres se sentaient coupables de la mort de Jésus sur la
croix. N’ayant rien dit lorsque Jésus avait désigné le traître, ils se savaient
complices de Judas et de son forfait. Ils avaient encouragé, soutenu et rendu
possible la trahison. Ils ne pouvaient assister à l’agonie de leur Maître sans
se sentir coupables. Ils ne pouvaient y assister pas plus que Pierre n’avait pu
rester dans la cour du Grand Prêtre, quand les soldats crachaient sur Jésus et
que Judas avait pu survivre à l’exécution de la sentence.
Toutefois, être
complice ne veut pas encore dire être coupable. Cette différence est
essentielle. Car l’arrestation de Jésus fait partie des nécessités prédites par
l’Ecriture. Jésus l’affirme non pas une fois, mais trois fois au cours de ces
dernières heures. Une fois au cours du Dernier Repas (Le 22/37) et deux fois au
moment de son arrestation à Gethsémané (Mt 26/54, 56). « Il faut que l’Ecriture
s’accomplisse » y dit-il à trois reprises. Et l’Ecriture s’accomplit par le
fait qu’il est « mis au nombre des rebelles » selon le passage d’Es 53/12 (Le
22/37).
Or, jusqu’ici, aucune
parole, aucune action de Jésus ne justifie cette parole. Jésus est le contraire
d’un rebelle. Il est le prédicateur de la paix et de la non-violence. Il est
pro-romain et pacifique. Jésus prêche le pardon à tout prix (Mt 18/21 s) et le
refus de toute revanche et de toute résistance. « Tu ne résisteras pas au
méchant » (Mt 5/39) dit-il clairement dans le Sermon sur la Montagne. Jésus
prend le parti des Romains dans la dispute des impôts (Mt 22/17) « donnez à César
ce qui est à César » et au sujet de la dispute au sujet des portages des
troupes romaines (Mt 5/41) où il demande qu’on fasse encore un mille
supplémentaire.
Tout cela change,
radicalement, au cours du Dernier Repas. Jésus, le rabbi pacifique et paisible,
y appelle soudainement aux armes. Il demande des épées et exige la révolte. Jusque-là,
dit-il aux Apôtres, je vous ai « envoyé sans sac, sans bourse et sans souliers
(de rechange) » (Le 22/35). Mais maintenant les exigences ont totalement
changées. « Que celui qui n’a pas d’épée vende sa tunique et qu’il achète une
épée » (Le 22/37).
Cette parole est un
revirement complet et total de tout ce que Jésus a prêché jusqu’à maintenant.
Elle est tellement différente, et même embarrassante, qu’on l’oublie volontiers
quand on parle de la prédication de Jésus. Car en ces paroles Jésus incite à la
révolte armée ; il demande aux Apôtres de se préparer à la violence et à la
résistance par les armes. Les Apôtres doivent s’armer. Leur devoir est de se
défendre, ou au moins de menacer les Romains qui ont strictement prohibé tout
port d’arme. Un homme armé est un rebelle. Ce délit est puni automatiquement
par le supplice de la croix.
Or, au moins deux des
Apôtres, dont Pierre, (Jn 18/10) sont déjà armés. Ils montrent leurs épées à
Jésus qui les inspecte et leur dit « cela suffit » (Le 22/38).
Que signifie cette
volte-face soudaine et inattendue ? Pourquoi ce renversement complet des
priorités établies depuis les premiers jours de son ministère public ? Non, ce
n’est pas une folie subite, une aberration soudaine ou une parole sans
importance. A ces disciples tant soit peu surpris Jésus explique immédiatement
dans la Chambre Haute le pourquoi de ces épées qu’il leur demande en fait
d’emporter à Getsémaneh : « Car il faut que cette parole de l’Ecriture
s’accomplisse en moi : il a été mis au nombre des rebelles » (Le 22/37).
Or, le passage que
Jésus cite est un texte primordial. Il est pris de la prophétie du « Serviteur
Souffrant » d’Esaïe 53/12 qui mourra pour les péchés de son peuple et qui verra
la victoire malgré la souffrance qui lui sera imposée. C’est à ce passage
précis que Jésus fait allusion déjà à Césarée de Philippe, quand il annonce ses
souffrances et sa mort aux disciples ébahis et incrédules. Il faut que le « Fils
de l’Homme », qui doit venir, selon Daniel 7/13, sur les nuées des deux en vue
du Jugement Dernier « dans la gloire de son Père » (Mt 16/27); aille
préalablement « à Jérusalem, qu’il souffrît beaucoup de la part des Anciens,
des principaux Sacrificateurs et des Scribes, qu’il fût mis à mort et qu’il
ressuscitât le troisième jour » (Mt 16/21).
Ce texte, qui parle à
la fois de la mort du Serviteur Souffrant et de sa victoire finale, est contenu
dans un seul passage extrêmement bref de ce chant assez long d’Esaïe. Il se
trouve au verset 12 de ce chapitre 53 et renverse en fait l’ordre chronologique
en annonçant d’abord la victoire et en parlant seulement ensuite de la mort et
de la souffrance de ce Messie : « C’est pourquoi je lui donnerai sa part avec
les grands. Il partagera le butin avec les puissants. Parce qu’il s’est livré
lui-même à la mort et qu’il a été mis au nombre des rebelles ». C’est le tout
dernier quart de ce verset que Jésus cite mot à mot dans Le 22/37, pour
justifier son appel aux armes et à la rébellion.
Or, jusque-là, aucune
des prédictions de souffrance ne s’est accomplie depuis l’entrée de Jésus à
Jérusalem. Les « Anciens, les principaux Sacrificateurs et les Scribes » (Mt
16/21) ont en fait ignoré Jésus, contrairement à la prédiction. Ils l’ont
ignoré lors de son entrée triomphale et messianique à Jérusalem, avec âne,
branches de palmiers et chants appropriés (Le 19/35).
Personne ne l’a arrêté.
Ils l’ont ignoré lorsque Jésus est allé au Temple pour y renverser les tables
des changeurs (Le 19/45). Le scandale a été d’importance et aurait normalement
entraîné des sanctions policières. Mais personne n’a mis la main sur Jésus. Ils
l’ont ignoré lorsque Jésus s’est assis au Temple pour y prêcher son Messianisme
du « Fils de l'Homme venant sur une nuée avec puissance et une grande gloire »
(Le 21/27) et la destruction du Temple où « il ne restera pas pierre sur pierre
qui ne soit renversée » (Le 21/6). Personne n’a bougé. Jésus le leur reprochera
amèrement par la suite. (Mt 26/55).
3.
La trahison nécessaire
En somme, il ne reste à
Jésus que quelques heures pour lui permettre de « se livrer lui-même à la mort
» 17 pour être « mis au nombre des rebelles » 18 et pour souffrir « beaucoup de
la part des Anciens, des Scribes et des principaux sacrificateurs »,19 il faut
agir vite.
C’est donc pour
accomplir cette prophétie de l’Ecriture que Jésus appelle ses Apôtres à la
révolte. Il le fait non pas pour tuer qui que ce soit. Il sait parfaitement que
« deux épées » 20 ne pourront rien contre la police d’Hérode et les Romains.
Mais il sait que ces deux épées « sont assez » 21 pour se faire arrêter pour
délit de sédition armée. Car c’est cela qu’il cherche maintenant pour « accomplir
les Ecritures » 22 selon lesquelles il doit être «mis au nombre des rebelles » 23.
Toutefois, un dernier
obstacle reste à surmonter. Les autorités « les Anciens, les principaux
sacrificateurs et les Scribes » 24 ne sont pas au courant du changement
fondamental qui s’est opéré dans la Chambre Haute. Ils ne savent pas que Jésus
est maintenant en train de « se livrer lui-même à la mort » 25 et doit être « mis
au nombre des rebelles » 26 afin « d'accomplir les Ecritures » 27.
15.
Exode 12/7.
16.
Jean 13/27.
17.
Esaïe 53/12.
18.
Esaïe 53/12.
19.
Math. 16/21.
20.
Luc 22/36.
21.
Luc 22/38.
22.
Matth. 22/17.
23.
Luc 22/37.
24.
Matth. 16/21.
25.
Esaïe 53/12.
26.
Luc 22/31.
27.
Luc 22/37.
Une seule voie reste
ouverte à Jésus : Un des convives de la Chambre Haute doit aller porter le
message aux autorités qui peuvent arrêter et doivent mettre en prison le chef
de la sédition armée, ce soir !
Le
messager de la Chambre Haute
Quand Jésus termine le
repas au cours duquel il a fait comprendre que son sang est celui de l’animal
sacrificiel 28, tout le monde regarde Jésus avec inquiétude. Qui va-t-il
désigner pour cette tâche délicate entre toutes ? Pierre, comme toujours, est
le premier à réagir :
Comme à Césarée de
Philippe, Pierre est contre 29. Il refuse : « Je ne te trahirai pas ! » 30.
D’autres disciples lui emboîtent le pas. 31 Toutefois, Jésus sait qu’un des
siens doit aller porter le message 32. Le chemin de la croix est à ce prix.
Finalement Pierre se penche vers Jean, le jeune disciple et pose la question :
« Qui est celui dont tu parlais ? » 33.
Tout repose maintenant
sur les épaules de Judas. L’accomplissement des Ecritures dépend du succès de
sa mission. Ainsi Judas n’arrive pas, à Gethsémané, en ennemi implacable. Il
n’est pas un traître dans le vrai sens du mot. Judas n’est pas un monstre ou un
démon, il n’est pas possédé par Satan. Il est, bien au contraire, le serviteur
humble et fidèle, l’ami affectueux qui cherche à exprimer devant Jésus et
devant les Apôtres le vrai but de sa venue. Il manifeste son affection et sa
déférence devant Jésus dès les premiers instants de la rencontre. D’abord il
salue Jésus formellement et avec toute l’humilité du serviteur qui s’adresse à
son Maître : « La paix soit avec
toi, Rabbi (Maître) » 36. Puis, pour bien montrer que, malgré les apparences,
ses intentions sont parfaitement amicales, il « l’embrasse »*1. Jésus, à son
tour, cherche à rassurer Judas ; il veut lui montrer que tout est en règle, que
tout va bien. Il lui dit : « mon ami » 38. Et il ajoute, pour lui donner le
signal que tout se déroule bien selon le plan prévu : « Ce que tu es venu
faire, fais-le » (Mt 26/50).
28.
Matth. 22/20.
29.
Mt 16/21.
30.
Matthieu a placé cette parole dans le Jardin de Gethsémané. où elle devient une
fanfaron¬ nade ridicule. Jean 13/37 la place correctement au cours du repas.
31.
Mt 26/35.
32.
Jn 13/21.
33.
Jn 13/24.
34.
Jn 13/26.
35.
Jn 13/27.
36.
Mt 26/49.
Jésus joue sur le mot paradidômi dont la signification dernière et accessoire est aussi « remettre à la police » mais dont l’acception première et primordiale était, dans le Judaïsme postérieur, l’enseignement, la remise aux disciples selon la tradition paradosis. Il signifie donc ici clairement « enseigner, démontrer, révéler ». Certes, ce jeu de mot fait allusion au fait que Judas remet Jésus à la police. Mais il dit surtout à Judas qui vient de lui donner le baiser de reconnaissance et d’affection, qu’il est l’instrument de cet enseignement, de cette révélation future du Fils de l’Homme, dont la venue devait être précédée, selon Mt 16/21, par la souffrance de la part des Anciens, des principaux Sacrificateurs et des Scribes.
C’est en fait ce que
comprennent aussi les autres Apôtres, et en particulier Pierre. Car l’Apôtre
Pierre, après avoir tiré son épée (Jn 18/10) pour bien montrer qu’il s’agissait
d’une révolte armée -quand il va trop loin Jésus le rappelle à l’ordre (Jn
18/11)- se précipite vers la Cour du Principal Sacrificateur. C’est là que doit
avoir lieu la confrontation entre le vrai chef d’Israël et son ersatz. Pierre
veut s’assurer une place de choix au premier rang quand le Fils de l’Homme
détruira, d’un geste de sa main, tous ces politiciens ignobles pour « venir dans
sa gloire », (promise dans Mt 16/27), dans un avenir immédiat, du vivant « de
ceux qui sont ici » (Mt 16/28).
Le texte de Mt 26/58
est formel à ce sujet : Pierre attendait cette Révélation du Fils de l’Homme :
« Pierre suivait de loin, jusqu’à la cour du Souverain Sacrificateur, pour voir
la Fin » -et le texte porte en toutes lettres les mots to telos.
Le telos que Pierre
venait voir dans la cour du Souverain Sacrificateur était celui promis par
Jésus à tant de reprises (Mt 24/6, 10/22 et par.). Il devait comprendre le
Jugement Dernier décrit avec tant de couleurs dans Mt 25/31, ainsi que les
trônes de Jugement sur les Tribus d’Israël promis à tous les Apôtres. (Mt
19/28). Il y entrait, sûr de la manière dont tout cela allait se terminer,
confiant en l’avenir et en la victoire finale du Fils de l’Homme.
37.
Mt 26/49.
38.
Mt 26/50.
4. Le telos auquel Pierre ne s’attendait pas
Un événement important
a eu lieu à Gethsémané, en l’absence de Judas. Lors de ces derniers instants
avant l’arrestation, Jésus s’est éloigné du gros du groupe, et il a prié. La
prière était dramatique et poignante. Jésus demandait une faveur à son Père
avec toute l’instance dont il était capable : « que cette coupe passe loin de
moi » (Mt 26/39).
Le sens de cette prière
est clair à la lumière de ce qui allait se passer dans quelques instants :
Jésus demandait que la souffrance et la mort lui soient épargnées, que la
prophétie d’Es 53 ne s’accomplisse pas ; que Dieu lui évite, si possible, la
coupe amère de la croix et de la mort. Mais Jésus ajoute : « toutefois, non pas
ma volonté, mais la tienne » (Mt 26/39). Que veut dire ici la « volonté » de
Jésus qui ne coïncide pas avec celle du Père ? Que veut Jésus à la place de
cette « coupe » de la croix ?
D’après les paroles de
Jésus qui nous sont parvenues il ne peut s’agir ici que de la venue rapide et
immédiate du Royaume, promise dans Dn 7/13 avec l’apparition du « Fils de
l’Homme et de ses anges », dont Jésus a parlé comme imminente dans Mt 16/27 et
28, immédiatement après l’annonce de sa souffrance de la main des « Anciens,
des principaux Sacrificateurs et des Scribes » (Mt 16/21).
Deux possibilités en
effet s’offraient à Jésus selon l’Ecriture qu’il devait accomplir : D’abord Dn
7, avec la venue victorieuse et immédiate du Royaume (Mc 1/15 etc). Selon les
paroles même de Jésus il s’est désigné 31 fois lui-même (en la troisième
personne) comme le Fils de l’Homme. Toutefois, à Césarée de Philippe, le but
change. Jésus voit désormais comme but de sa mission Es 53 et en particulier le
verset 12 qui prévoit que Jésus se « livrera lui-même à la mort » et qu’il
« sera compté au nombre des rebelles ». Jésus garde les deux possibilités
ouvertes, comme le montre les passages de Mt 16/21-28, où Jésus annonce ces
deux événements comme concomitants.
Toutefois, à
Gethsémané, quelques instants avant l’arrivée de Judas, le choix devient précis
et exclusif. Jésus voit parfaitement que la souffrance et la mort seront
nettement séparés, dans le temps, de la victoire glorieuse du Fils de l’Homme.
Certes, Dn 7 demeure une possibilité. Dieu peut avoir consenti à « ma volonté »
celle de Jésus. Mais Jésus a pleinement accepté, dans la prière de Gethsémané,
l’accomplissement d’Es 53/12. Il sait qu’il souffrira et périra dans la
tourmente. Mais il sait aussi que, « après s’être livré à la mort » (53/12) ; Dieu
le sauvera parce qu’il aura « justifié beaucoup d’hommes » (Es 53/11). La Croix
est maintenant pour lui une certitude. Car la Croix est la punition prescrite
par la loi romaine pour celui qui « sera compté au nombre des rebelles » (Es
53/12).
Jésus y est amené, lié,
prisonnier souffrant. Il est souffleté par le Grand Prêtre. On l’accuse. Es
53/12 s’accomplit, puisqu’il sera condamné pour blasphème ; et la punition pour
un blasphème est la lapidation, selon Lévitique 24/16. C’est alors, à ce moment
exact que les Apôtres, et en particulier Pierre et Judas qui sont sur place,
attendent l’intervention de Dieu et l’accomplissement de Dn 7, la venue du Fils
de l’Homme dans sa gloire, en somme le telos prédit et inéluctable.
Or, leur telos ne
s’accomplit pas. Lors du procès Jésus dit bien au Souverain Sacrificateur : « désormais vous verrez le Fils de l’Homme
assis à la droite de Dieu et venant sur les nuées des deux » (Mt 26/64) mais le
ciel ne s’ouvre pas. Le Fils de l’Homme ne fait pas son apparition. Pierre
n’assiste pas à la délivrance « par douze légions d’anges » (Mt 26/53) et les
trônes promis dans Dn 7 et Mt 19 ne sont pas « avancés » (Dn 7/9). Pierre et
Judas assistent, par contre, à une scène effroyable, à un autre telos, celui du
désespoir. Ils assistent à la raillerie des soldats (Mt 26/68), à leurs crachats
sur le visage de leur Maître (Mt 26/67) et aux soufflets ignobles de la
soldatesque (Mt 26/67). Jésus, condamné pour blasphème (Mt 26/66)7 est emmené.
Mais non pas vers le rocher escarpé d’où on le précipitera pour le lapider,
mais vers Ponce Pilate, le Procurateur romain, qui doit le condamner en tant
que REBELLE ARMÉ. Son crime sera puni par la mort sur la CROIX. C’est un telos
d’une toute autre sorte que vivent les malheureux disciples.
Pierre, qui a dit
quelques mots de trop, est reconnu comme Galiléen. On lie sa présence à celle
de Jésus qui est en train d’être jugé. Il s’en tire en niant catégoriquement
tout lien avec le condamné. Mais il se précipite vers la porte, en larmes. Il
pleure sa rage et son désespoir d’avoir finalement consenti à la « trahison »
et à la souffrance de Jésus. N’avait-il pas eu raison de s’insurger contre elle
à Césarée ? !
Judas, lui, est
infiniment plus affecté. Pierre, au moins, avait été contre, dès le début. Mais
lui, Judas, avait été le messager qui avait accepté de « livrer » Jésus. Il se
sent « coupable » de cette scène d’horreur. Toutefois, Judas connaît une voie
de sortie. Il sait qu’il peut sauver la vie de Jésus. Il connaît la vénalité
proverbiale des soldats d’Hérode. Il lui faut de l’argent.
Il va chercher la
caisse des Apôtres dont il a toujours eu la responsabilité. De retour à la cour
du Sanhedrin avec la bourse, Judas l’offre aux policiers. Mais ceux-ci lui
rient au visage. C’est trop tard. Jésus vient d’être transféré au camp romain,
où il sera jugé par Ponce Pilate. Au prétoire les Juifs ne sont pas admis. Et
pour acheter un Procurateur romain il faut des sommes infiniment plus
importantes que celle que Judas peut lui offrir. L’affaire suivra son cours. Il
n’y a plus rien à faire. Judas, lui, est au comble du désespoir. Son dernier
moyen pour sauver son Maître a échoué. Il prend alors la bourse, celle des
Apôtres, celle de Jésus, qui est devenue inutile. Et il la jette là où Jésus
l’aurait mise lui-même, il pense : dans le tronc des pauvres à l’entrée du
Temple. Puis il va se pendre (Mt 27/5).
5.
La bourse de Judas
Ainsi il y a eu une
bourse de Judas. Les deux sources contradictoires en parlent. Il n’y a pas lieu
de douter du fait que cette bourse fut trouvée dans le temple après la mort de
Judas et qu’elle servit à l’achat d’un terrain pour l’ensevelissement des
pauvres. Il n’est pas impossible qu’elle ait pu contenir une somme approchant
les 30 pièces d’argent dont il est question chez Matthieu (26/15). Elle fut
celle des Apôtres.
Ce qui n’a jamais
existé, par contre, est un payement de la police à Judas. Toute l’évidence
indique que Judas n’a jamais été payé par qui que ce soit. Matthieu est en
effet seul à mentionner cette somme de 30 pièces d’argent. Les autres
Synoptiques parlent seulement d’une « promesse d’argent » (Mc 14/11 et Le 22/5)
mais ne mentionnent pas quand Judas aurait été payé en fait. Jean, par contre,
ne mentionne ni promesse d’argent ni payement. Selon sa version des événements
Judas n’aurait pas eu le temps matériel d’entrer en négociation avec les
autorités. Il affirme que Satan ne saisit Judas qu’au cours du Dernier Repas
(Jn 13/27).
Le payement d’une somme
quelconque est donc invraisemblable. Mais la somme de 30 pièces d’argent selon
la version de Matthieu est strictement impossible. 30 pièces d’argent sont une
somme considérable. Elles représentent le salaire d’un ouvrier à un denier par
jour (cf Mt 20/2) pendant presque une année entière. Cela correspondrait à un
pouvoir d’achat d’environ huit milles euros de notre époque. Il est strictement
impossible qu’un policier du Temple ait pu remettre une telle somme à un
inconnu, qui ne représentait aucune garantie (sauf celle d’être un membre
fervent de la secte de Jésus) d’avance ! Un tel payement relève de la fiction.
Un agent double qui n’a pas fait ses preuves est un risque bien trop
considérable pour un payement aussi important.
En plus de cela la
somme mentionnée par Matthieu est infiniment trop importante pour le service
que pouvait rendre Judas. Jésus, selon son propre témoignage (Mt 26/55), ne se
cachait absolument pas pendant ces derniers jours. Il aurait suffi de placer un
mouchard quelconque sous les fenêtres de la Chambre Haute et de mettre Jésus et
son groupe en filature, pour connaître le lieu où Jésus allait se rendre et qui
était toujours le même puisque « Jésus et ses disciples s’y étaient souvent
réunis » selon Jn 18/2. Gethsémané était un secret de polichinelle.
Il n’est pas difficile
de tracer l’origine des 30 pièces d’argent mentionnées par Matthieu. Il les a
trouvées dans un passage de Zacharie (11/12) qui n’a aucun rapport avec la
Passion. Il est absolument certain, par contre, qu’une bourse, jetée dans le
tronc des pauvres par Judas, fut trouvée après la mort de ce dernier, dans le
Temple. Mais cette bourse, ne pouvant être un payement de la part des
autorités, était la bourse des Apôtres dont Judas avait eu la charge selon Jn
12/6.
6.
La mort d'un serviteur fidèle
La mort de Judas n’est
donc aucune preuve de sa culpabilité, de sa vénalité ou d’une trahison qu’il
aurait pu regretter. La mort de Judas fut tragique et inutile. Elle fut la
conséquence d’un choc émotionnel. Ayant attendu, dans la cour du Grand Prêtre,
la « révélation du Fils de l'Homme » indiquée encore quelques instants
auparavant par Jésus (Le 22/48 et Mt 26/64), il ne put supporter la réalité de
la Croix où Jésus était condamné comme « rebelle » armé.
Désigné par Jésus lors
du Dernier Repas, son rôle avait été d’informer les autorités du changement
radical qui s’était opéré dans le groupe que les autorités refusaient de
prendre au sérieux à cause de son attitude ultra-pacifique. Il devait emmener
la police à l’endroit où Jésus avait rassemblé son groupe, armé de deux (!)
épées et faire opérer l’arrestation. Sa mission, à laquelle s’étaient opposés
la majorité des Apôtres, et probablement au début par Judas lui-même (Mt
26/35), lui avait été octroyée par Jésus lui-même avec les paroles : « Ce que
tu dois faire, fais-le vite » (Jn 13/27).
Le but de la mission de
Judas était clair pour Jésus mais peut-être pas tout à fait clair pour Judas.
En devenant l’instrument de l’arrestation, Judas devait accomplir le véritable
but de la mission de Jésus, défini dans la prophétie du Prophète Es 53/12 : « (il
sera vainqueur) parce qu’il s’est livré lui-même à la mort et qu’il a été mis
au nombre des rebelles ».
Judas est donc innocent
de tout crime, de toute trahison, de tout méfait, de toute vénalité ou de
haine. Il fut un serviteur fidèle qui, lorsque tous les autres Apôtres
refusaient ce service, était prêt à prendre en main les moyens par lesquels
Jésus pouvait ACCOMPLIR LES ÉCRITURES. Son amour, sa déférence et son affection
pour Jésus éclatent dans chacune de ses paroles et culminent dans le baiser si
totalement méconnu par les inter-prêtres des événements de Gethsémané.
Judas est totalement
innocent.
C)
Vers le Judas historique
Débarrassé de sa gangue
qu’a pu accumuler une tradition malveillante et strictement contradictoire,
Judas émerge comme un homme honnête, honorable et droit. Judas n’est aucunement
ce monstre manichéen dont la théologie chrétienne ne savait rien faire de toute
façon. Il n’est pas l’instrument du Malin par lequel Satan triompha sur la
Croix, comme le veut la spéculation médiévale.
Judas est, bien au
contraire, l’instrument indispensable de la Rédemption, par lequel pouvait
s’accomplir l’Ecriture et en particulier le passage d’Es 53/12 que cita Jésus
lui-même à la Chambre Haute. Selon ce passage Judas est totalement exonéré,
puisqu’il dit expressément du Serviteur de l’Eternel : « il s’est livré
lui-même à la mort ». Un Judas innocent n’est pas seulement « acceptable » par
la théologie traditionnelle : Il en élimine les difficultés et unifie les
éléments de la Rédemption qui, loin d’être une invention paulinienne, constitue
l’essence même de la mission de Jésus selon les Ecritures. Les paroles de Jésus
lui-même en sont la garantie.
L’image traditionnelle
de Judas est la conséquence d’un gigantesque malentendu qui est essentiellement
postérieur aux LOGIA qu’utilisèrent les Evangélistes. Les Apôtres, complices
récalcitrants de la mission de Judas, ne pouvaient plus expliquer l’histoire
compliquée de leur erreur au sujet du telos manqué et des alternatives de
Gethsémané. Ils n’avaient aucune envie d’entrer dans les détails du comment et
du pourquoi de la mission de Judas, ainsi que de leur propre rôle dans le
déroulement de la tragédie. Les apparences étaient celles d’une trahison, qui
accréditait la version d’une arrestation illégale et de la condamnation
frauduleuse d’un Jésus innocent. Judas, les dirigeants Juifs et les Romains
étaient les antagonistes.
Il fallut une
génération humaine environ pour ériger cette version en tradition immuable. Le
silence des Apôtres permettait à la nouvelle génération de camper les
personnages avec un certain flair pour le drame : Judas devenait l’antagoniste
de Jésus, tout comme les Pharisiens et le pouvoir politique. On simplifiait les
événements. Au lieu de faire passer Jésus par trois fois à Jérusalem, comme le
dit Jean, on raconta les faits et les paroles de Jésus en un seul trait qui va
de la Galilée à Jérusalem et à la Passion. Judas devenait le traître abominable
en face de Jésus, innocent et pacifique.
La critique biblique du
XIXe s. s’y est laissé prendre. Strauss et Feuerbach ont pu conclure que tout
ce qui était dit au sujet de Jésus devait appartenir aux « mythes » grécisants,
puisque les Evangélistes ne rapportaient pas les faits à la manière des
historiens du XIXe s. Albert Schweitzer leur a allègrement emboîté le pas et
Karl Barth n’a pas réussi à se distancer d’eux.
Il nous semble
toutefois que la personne de Judas, dépouillée de son rôle post-apostolique,
correspond aux critères de ce que nous pourrions appeler, au XXe s., une
personne « historique ». Totalement subordonné à
l’accomplissement de l’Ecriture désiré par Jésus, il n’aurait eu aucun rapport
avec le rôle satanique et manichéen que lui aurait octroyé une génération dont
auraient fait partie les Evangélistes. La séparation des sources serait, selon
nous, possible.
De ce fait nous pouvons
répondre à David Friedrich Strauss sans le moindre dommage pour l’exégèse ou
pour la théologie chrétienne. Car à moins d’être de ceux qui voient
l’Inspiration des Ecritures dans les lettres et dans les virgules et non pas
dans le message concernant Jésus et sa Rédemption, la réponse « historique »
n’enlève rien à la vérité des Evangiles.
Cette réponse affirme
tout d’abord que, dans le cas de la mort de Judas, Matthieu a raison, en nous
rapportant le suicide de Judas. En ce qui concerne la préméditation, Jean par
contre nous indique le chemin à suivre. Quant à l’argent, Jean encore doit
avoir vu juste. Le récit de l’arrestation est mieux rapporté chez Matthieu et
chez Luc que dans les deux autres. Les événements de la Chambre Haute sont
mieux rapportés par Jean qui devait en être le témoin oculaire. Il n’y a donc
pas de « mythe » dans le sens du XIXe s. Nous n’avons pas besoin de nier
l’historicité des Evangiles. Nous avons seulement besoin de nous rendre compte
de la réalité historique qui constitue le centre même des récits évangéliques :
et nous croyons avoir atteint ce centre historique en la personne de Judas,
dont nous avons pu dégager les actions et les paroles selon les traditions les
plus anciennes.
Judas serait ainsi une
certaine clef. Sa personne humaine, dépourvue de tout caractère surhumain, nous
fournirait non seulement un aperçu des méthodes de travail des Evangélistes, mais
un nombre de détails au sujet de la mission de Jésus, qui auraient été
obscurcis par la radicalisation des récits par la tradition post-apostolique.
Nous croyons avoir
dégagé le centre historique concernant Judas. Il serait peut-être possible, à
partir de ces données, de reprendre un projet abandonné à la suite de
Schweitzer et de sa fuite éperdue dans la mystique libérale de la fin du XIXe s.
: celui de pouvoir retrouver, dans une certaine mesure au moins, un Jésus
historique. Non pas selon les critères du XIXe s. qui sont naïfs et ne correspondent
pas à la nature de nos sources. Mais selon les critères d’une critique des
textes qui arrive à dégager les couches successives des traditions, à la
lumière des intentions avouées et implicites de chacun des Evangélistes. Ce
sera peut-être là la tâche exégétique par excellence en cette fin du XXe s.
Bibliographie
Strauss David Friedrich
: Das Leben Jesu. Tübingen 1835.
Strauss David Friedrich
: Das Leben Jesu für das deutsche Volk bearbeitet. Leipzig 1864.
Schweitzer Albert :
Geschichte der Leben-Jesu-Forschung. Tübingen 1906. Barth Karl : Die
protestantische Théologie im 19. Jahrhundert. Zürich 1934. Barth Karl : Die
kirchliche Dogmatik. Zürich 1942, vol. 11/2.
Les passages bibliques
cités ont été soigneusement comparés avec le texte Grec Nestle-Aland de 1963,
avec une certaine préférence pour la version Segond, lors de leur traduction.
H. STEIN-SCHNEIDER
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