jeudi 4 avril 2024

Qui est vraiment Judas

 

A LA RECHERCHE DU JUDAS HISTORIQUE

 

UNE ENQUÊTE EXÉGÉTIQUE A LA LUMIÈRE DES TEXTES DE

L’ANCIEN TESTAMENT ET DES LOGIA

 

Judas Ischariot, Pierre et Jean - Léonard de Vinci


 Introduction

Judas Ischariot est probablement l’homme le plus détesté et le plus universellement haï de tous les personnages de la Bible. Tous les Chrétiens et même les moins instruits en l’histoire biblique reconnaissent en lui le traître par excellence, l’homme qui livra à la mort son maître innocent. Tout, concernant cet homme, semble être clair et simple au-delà de toute discussion possible. Judas fut responsable de la mort de Jésus par une trahison ignoble et impardonnable.

Toutefois, quand nous essayons de définir sérieusement et en des termes historiques, selon les textes bibliques, sa mission et son comportement, nous rencontrons un certain nombre d’obstacles majeurs et de contradictions essentielles. Une étude détaillée des textes et de leurs contradictions nous le fait apparaître comme le personnage le plus incertain, le plus mal défini et en fait le plus contradictoire de toute l’Ecriture.


Les contradictions dans les textes

Les contradictions sont, en effet, nombreuses dans les textes qui nous parlent de Judas. Deux morts nous sont en fait rapportés par les Evangélistes. Et les deux rapports sont strictement contradictoires et irréconciliables.

 Matthieu 1 nous indique que Judas se serait suicidé après avoir jeté l’argent du crime dans le Temple. Les prêtres auraient alors acheté, avec cette somme, le « champ du sang ». Luc 2 par contre affirme que Judas ne se serait pas suicidé du tout. C’est Judas lui-même qui aurait acheté le « champ du sang ». C’est en s’y rendant pour en prendre possession, qu’il aurait été atteint par la rétribution divine. Il se serait cassé en deux en répandant ses entrailles sur le sol. Sa mort aurait donc été identique à celle du roi Hérode, avec lequel Dieu avait eu un certain nombre de comptes à régler.

La responsabilité de Judas est un autre sujet de litige entre les Evangélistes. Matthieu3 et Marc4 nous indiquent que Judas était pleinement responsable de sa trahison. Il se rendait chez les autorités de son plein gré, pour leur offrir ses services. Luc5 et Jean6, par contre, sont d’un autre avis. Ils affirment que Judas aurait été possédé par Satan au moment de son forfait.

 La préméditation du crime est affirmée par les uns et niée par les autres dans les récits évangéliques. Matthieu7 nous indique que Judas se rendait chez les autorités dès le lundi de la semaine de Pâques. Il est suivi en cela par Luc8 qui place la possession satanique également au début de la Semaine Sainte. Jean9, par contre, place la possession par Satan non pas au début de la semaine, mais au moment précis où Jésus donne le morceau trempé à Judas dans la Chambre Haute, au moment du Dernier Repas.

L’argent que Judas reçut -ou ne reçut pas- constitue également un sujet de litige entre les Evangélistes. Matthieu 10 affirme, péremptoirement, que les principaux sacrificateurs payèrent 30 pièces d'argent d’avance (!) au début de la semaine. Marc 11 et Luc 12 par contre affirment que les autorités lui promirent seulement de l'argent. Luc nous indique que Judas fut payé et ce qui arriva à l’argent et à Judas par la suite : il en acheta le champ de sang, ce qui contredit la version de Matthieu 13. Marc ne nous dit rien au sujet de l’argent ni au sujet de Judas. Il ne sait donc rien au sujet du payement. Jean, lui non plus, ne sait rien d’un payement quelconque ; il ignore en fait toute promesse d’argent. Puisque selon lui Judas fut inspiré par Satan seulement à la dernière minute (Jn 13/27), il n’est pas possible que Judas ait pu demander de l’argent et le recevoir. De toute façon Jean contredit en cela les Synoptiques qui, par-dessus le marché, ne sont pas d’accord entre eux.

La punition que Judas devrait recevoir pour sa trahison est une autre pomme de discorde entre Jean et les Synoptiques. Les trois premiers Evangiles sont unanimes (Mt 26/24, Mc 14/21, Le 22/22) à mettre dans la bouche de Jésus des menaces effroyables contre ceux par lesquels arrivent les scandales : ils appliquent ces menaces automatiquement à Judas et à son forfait. Jean, par contre, ignore ces menaces et fait citer par Jésus un passage de l’Ecriture qui montre que la trahison d’un des siens était dans la nature des choses (Jn 13/18). Il n’y est pas question d’une punition temporelle ou éternelle de Judas. Jean voit la trahison comme une nécessité prévue par Jésus, qui n’implique pas la responsabilité personnelle de Judas. Cette manière de voir est strictement consistante avec sa thèse de la possession satanique de Judas (Jn 13/27) qui exonère en fait l’Apôtre du crime, pour en charger Satan.

L’arrestation de Jésus est décrite d’une manière totalement différente dans les Synoptiques et chez Jean. Les Synoptiques mettent Judas au centre de la scène du Jardin des Oliviers. Judas trahit son maître par un baiser qui doit désigner Jésus aux policiers, (Mt 26/47ss, et par.). Jean ignore le baiser de Judas et ne connaît pas de dialogue entre Jésus et Judas. C’est Jésus lui-même qui se fait connaître par deux fois aux policiers, qui, effrayés, tombent par terre. (Jn 18/4,7). Judas est seulement mentionné en passant comme « étant avec eux » (Jn 18/5).

 1. Mt 27/5.

2. Ac 1/18.

3. Mt 26/14.

4. Mc 14/10.

5. Le 22/3.

6. Jn 13/27.

7. Mt 26/14

8. Le 22/3.

9. Jn 13/27.

H). Mt 26/15.

11. Mc 14/11.

12. Le 22/5.

13. Ac 1/18.

* * * *


 


A ces contradictions multiples et variées s’ajoute un certain nombre d’énigmes qui restent sans réponse dans les divers récits des Evangélistes au sujet de Judas.

Le motif du crime reste obscur et difficile à comprendre. Il n’y a aucune explication pourquoi cet Apôtre fidèle, choisi par Jésus lui-même, se retourne contre son Maître pour le trahir. Judas, à qui Jésus promet, à peine quelques heures avant sa trahison, un siège de Jugement Tlans le Royaume (Mt 19/28) que l’on croyait fort proche (Le 19/11) trahit sans motif valable. Si sa trahison avait été motivée par la haine ou pour forcer la main de Jésus contre sa volonté, il ne serait jamais sorti vivant de la Chambre Haute après avoir été démasqué par Jésus (Jn 13/26).

Si l’argent avait été le mobile, Judas aurait pu disparaître avec la caisse qu’il tenait. (Jn 12/6). Il aurait pu continuer à puiser dans la caisse, ce dont Jean l’accuse (ibid.), au lieu de tuer la poule aux œufs d’or.

 La somme d’argent reçue d’avance (!) par Judas selon Mt (26/12) est infiniment trop élevée pour les services rendus par Judas. Un guetteur quelconque, placé sous les fenêtres de la Chambre Haute, aurait pu rendre ce service sans aucune difficulté.

L’absence de Judas lors du procès au cours duquel les autorités cherchaient désespérément des témoins (Mt 26/60) donne à penser également. Si Judas avait vraiment été poussé par une haine quelconque, il aurait été logiquement au premier rang des témoins. Il n’y fut point, et cela malgré la forte somme qu’il est dit avoir reçue et qui aurait dû inclure ce petit service supplémentaire.

L’attitude de Jésus envers Judas enfin est totalement différente de celle que nous serions en droit d’attendre envers un traître, possédé par Satan. Envers Pierre Jésus use des paroles extrêmement violentes lorsque celui-ci refuse les souffrances de son Maître. Il lui dit en face qu’il est possédé par Satan et qu’il ne veut plus rien à faire avec lui. « Arrière de moi, Satan », ces paroles adressées à Pierre dans Mt 16/23 sont les mots les plus violents que Jésus ait jamais adressé à un individu. Envers Judas, par contre, Jésus n’use jamais aucune parole violente de ce genre, malgré l’assurance des Evangélistes que Judas était possédé par Satan (Le 22/3 et Jn 13/27). Les paroles que Jésus lui adresse sont, bien au contraire, empreintes de la plus grande cordialité. Ce sont des paroles amicales. Jésus l’appelle « mon ami » (Mt 26/50) et Judas lui témoigne son affection par un baiser, (Mt 26/49). Lors du Dernier Repas Jésus honore Judas en lui tendant de sa propre main un morceau de viande trempé dans la sauce, (Jn 13/26). Comment cela se fait-il que Jésus appelle « Satan » un Pierre qui cherche à le protéger de la souffrance et de la mort (Mt 16/23) mais dit « mon ami » (Mt 26/50) à celui qui la lui apporte, tout en lui permettant de l’embrasser ?

 

* * * *

 Tout cela est étrange, contradictoire et énigmatique. Chacun des Evangélistes nous présente un personnage différent selon sa propre perspective. Le seul lien commun entre les quatre sources est la haine implacable de Judas, qui n’est absolument pas partagée par Jésus en ses paroles comme dans son attitude envers cet Apôtre.

Certes, Judas est un personnage historique, en chair et en os. Il est attesté par des textes et sa trahison ne peut pas être mise en doute. Mais est-il possible de pénétrer, au-delà de ces contradictions évangéliques jusqu’au vrai Judas Ischariot de l’histoire ? Nous ne sommes certes pas les premiers à avoir tenté cette recherche.

 

 A) La vie de Jésus (et de Judas) au 19e siècle et au 20e siècle

Il serait exagéré de dire que les problèmes exégétiques concernant Judas, énumérés* plus haut, soient nouveaux. Un certain nombre d’entre eux au moins avait été remarqué il y a déjà 150 ans par David Friedrich Strauss dans sa première Vie de Jésus de 1835.

Strauss note en effet que les sources évangéliques faisaient mourir Judas deux fois (p. 504). Il avait vu clairement que les Evangélistes n’étaient pas d’accord entre eux au sujet du moment où la trahison aurait été commise par Judas (p. 425). Le payement des 30 pièces d’argent lui semble extrêmement suspect, puisque les autres Evangélistes ne le connaissaient pas et surtout puisque les autres sources rendaient ce paiement invraisemblable voire impossible (p. 395). Strauss note même dans sa deuxième « Vie de Jésus » de 1864 l’incongruité de la tradition dans les textes évangéliques. Il affirme que la trahison de Judas est « à peine compréhensible » (p. 572) selon les récits des Synoptiques, mais strictement « incompréhensible » (p. 672) selon les récits de l’Evangéliste Jean. Malheureusement Strauss ne cherche pas de solution à ces contradictions. Il constate et il énumère. Le but de Strauss est de montrer à quel point les récits évangéliques manquent d’historicité. Il les range parmi les « mythes » dont il s’agit de faire tabula rasa.

Ce radicalisme historique, en un siècle qui cherchait l’historicité selon les méthodes nouvelles de Niebuhr et de Ranke, était ressenti comme une attaque des racines même du Christianisme. Pouvait-on parler d’un Jésus historique, si les documents qui nous le garantissaient, étaient frelatés et contradictoires ? Feuerbach, à la fin du XIXe s. se saisit de cet argument pour montrer que le Christianisme était en contradiction avec la civilisation moderne, et ne pouvait donc être pris au sérieux.

Deux théologiens du XXe s. plus que n’importe qui d’autre, ont essayé de s’attaquer à cette sape infiniment dangereuse des fondations chrétiennes.

 Dès 1906 Albert Schweitzer, à l’époque de son séjour à la Faculté de Strasbourg, a essayé de montrer les vicissitudes des recherches sur la vie de Jésus au XIXe s. Sa conclusion était double. Pour Schweitzer toute « Vie de Jésus » historique était impossible. David Friedrich Strauss avait à jamais fermé les portes de cette science pourtant si populaire au XIXe s. Strauss, en 1835, était devenu le « fossoyeur des solutions impossibles » (p. 97). Mais il était aussi devenu le « prophète d’une science future » (p. 97), celle de « L’Eschatologie Conséquente » qui devait désormais voir en Jésus le prédicateur d’une apocalyptique du Fils de l’Homme que Reimarus avait déjà préconisée à l’époque de Lessing.

Toutefois, Albert Schweitzer ne va pas jusqu’au bout de sa solution eschatologique. Tout en proclamant la priorité eschatologique dans la prédication de Jésus, il refuse de la prendre au sérieux pour le Christianisme au XXe s. A un Royaume transcendant de Jésus il oppose la totale immanence et la moralisation du Royaume dans une religion de l’homme moderne. Il nous propose seulement ce « Christ inconnu et sans nom qui vient vers nous comme il vint vers les hommes au bord du Lac de Génézareth qui savaient qui il était, et  il nous dit la parole : toi, suis-moi. » (p. 642). L’essentiel, pour Schweitzer, était de « penser la pensée du Royaume que nous devons créer par un travail éthique avec la même véhémence que Lui ... et de savoir que nous devons être capable de tout sacrifier pour lui. » (p. 639).

De ce fait,  Judas perd son importance. Le traître présumé est vu à la lumière de Wrede qui constitue le contre-point des affirmations de Reimarus. Il trahit non pas le lieu historique où Jésus se trouvait à Jérusalem -n’importe quel mouchard aurait pu accomplir cette tâche (p. 442) - mais le Secret Messianique du Fils de l’Homme avec lequel Jésus s’identifiait (secrètement) depuis le début de son ministère publique.

Albert Schweitzer a, de ce fait, déplacé les bases de toute discussion au sujet de Judas. Au lieu de répondre à Strauss sur le terrain exégétique, point par point et par une solution selon les textes, Schweitzer a choisi de quitter le terrain historique et de se « réfugier » sur le terrain de la «mystique » de Muein : fermer les yeux en basant la religion sur l’impératif de l’Inconnu du Lac de Génézareth. La question de Strauss demeure ainsi sans réponse.

Quarante ans plus tard, en 1946, Karl Barth alors établi à Bâle, a essayé à son tour de donner la réplique à Strauss et à son attaque des sources. L’auteur de la Vie de Jésus occupe, chez lui aussi, une place de choix : il devient un des protagonistes principaux de son volume Die Protestantische Théologie des 19. Jahrhunderts.

La méthode de Barth est sans doute différente de celle de Schweitzer. Il ne cache à aucun moment le fait que le livre de Strauss constitue une «mise en question » (p. 507) de l’exégèse historique. Mais au fond, l’exégèse historique importe peu à Karl Barth. Il voit le problème en tant que théologien et à la lumière de la dialectique héritée de Kierkegaard.

Le mérite de Strauss, selon Barth, est en fait d’avoir pu poser la « question historique dans toute son acuité » (p. 514). Il admet aussi que la théologie depuis sa Vie de Jésus n’a « pas entendu sa question » (p. 514). Beaucoup de théologiens, nous dit Barth « ont passé à côté de Strauss mais ne l’ont en aucune façon dépassé » (p. 514). La raison pour laquelle ce dépassement n’a pas eu lieu est, selon Barth, le fait que les théologiens ont eu « peur de la question posée par Strauss ». Or, c’est la dernière chose à faire. Barth nous propose, au contraire, « d’aimer la question posée par lui » (p. 515) et de dépasser ainsi la « mauvaise conscience de la théologie récente » (p. 515).

Or, ce dépassement n’est pas situé sur le terrain de l’exégèse, comme on aimerait le voir se produire. Il reste un dépassement dans le sens hégélien et dialectique. Certes, il n’ignore pas la question historique. Seulement il n’y répond pas. Il ne la prend pas au sérieux. Il s’en débarrasse en montrant l’ambiguïté de l’existence humaine, du blanc comme du noir, du fait concret aussi bien que de l’idée. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la parole barthienne que « la vraie théologie commence précisément là où l’on prend au sérieux les difficultés présentées par Strauss et par Feuerbach, et quand on peut en rire de bon cœur » (p. 515).

 

Toutefois, ce que Karl Barth a fait ici n’est pas tout à fait honnête. Son « rire » (Gelachter) des questions historiques de David Friedrich Strauss n’est pas encore une réponse. Le refus de l’histoire au profit d’une vue dialectique de Dieu et de l’existence humaine est un biais, une échappatoire. Ce qui reste cependant est notre Bible qui nous parle de la réalité historique de l’Incarnation et de la tâche de Jésus : Strauss en a fait un hachis. Est-il propre de laisser les éboueurs partir avec les pièces pour nous régaler d’une belle construction nouvelle qui n’a rien à faire avec quelque problème historique que ce soit ?

Judas est le parfait exemple d’une telle construction dialectique : Karl Barth nous en régale dans le deuxième volume du deuxième tome de sa Kirchliche Dogmatik. Pour lui Judas est à la fois élu et rejeté, infiniment loin du Salut et pourtant infiniment proche de Jésus. Il est à la fois « rejeté » (p. 509) et « prédestiné » (p. 509) il est « le contraire de l’homme choisi » (p. 508) et pourtant « infiniment proche de Jésus » (p. 508). Il est « réprouvé » (p. 508) mais il reste « Disciple et Apôtre » (p. 509). Judas est même l’image parfaite du Peuple d’Israël qui, malgré le rejet (p. 562), reste néanmoins le Peuple Elu de Dieu (p. 562).

Judas, en somme, est vu et conçu selon l’enseignement de la prédestination calvinienne, qui parle de lui au niveau de Dieu plutôt qu’au niveau de l’homme. Loin de nous de mettre en question la dogmatique barthienne sur un point aussi important que celui-ci. Ce qu’il y a lieu de mettre en question, cependant, est l’illusion que cette solution serait une réponse aux questions exégétiques posées par Strauss.

Karl Barth, en effet, n’y a pas répondu. Il a seulement transposé la personne de Judas de son existence humaine dans une éternité divine. A ce niveau la motivation de Judas, sa double mort et le fait de savoir s’il a reçu ou non les 30 pièces d’argent, ne jouent aucun rôle. Les contradictions entre les Evangélistes sont sans importance. La dialectique arrange les choses. Elle n’a pas besoin de se prononcer sur la validité des textes. Le choix entre Matthieu et Jean ne se pose plus. Les difficultés se sont évaporées. Karl Barth peut « rire » de bon cœur des efforts de ceux qui prennent au sérieux non seulement les « questions » de Strauss, mais les conséquences de ces questions pour l’exégèse historique. Car en niant la possibilité d’une vie « historique », même de Judas, ne nient-ils pas, en fait, toute possibilité d’exégèse historique en son ensemble ? Toute exégèse historique serait-elle condamnée à être futile et sans importance pour la théologie ? Le hiatus entre les deux serait-il si profond que toute dogmatique basée sur la Bible et ses textes serait impossible ? Le principe même de la théologie protestante serait-il mis en jeu dans la négation des rapports qu’en font les deux plus grands penseurs de cette première moitié du XXe s ?

Il est vrai que « l’histoire » a perdu de son lustre acquis au XIXe s. Même en remontant aux sources, la « vérité » rapportée demeure relative et liée aux perspectives des documents en présence. L’histoire ne peut être autre chose qu’une approximation. Il n’en est pas différemment des choses divines : Toute vue de Dieu et même de Jésus, n’est-elle pas, comme l’a si bien dit l’Apôtre Paul, seulement une vision à travers un miroir obscur ? (1 Cor 13).

 A l’intersection entre ces deux éléments de base, nous ne pouvons prétendre à un absolu, ni à une vérité au-delà des outils imparfaits dont nous nous servons pour y arriver. Mais nous devons avoir le courage de parler des résultats obtenus comme étant le reflet, aussi lointain qu’il soit, d’une vérité historique concernant Jésus. C’est cela que nous avons essayé de faire en ces pages qui nous montrent un Judas différent, selon les textes, mais parfaitement compatible avec les données de la théologie traditionnelle et de la Christologie la plus orthodoxe.

Ce que nous cherchons à accomplir en cette étude sur Judas est de présenter la première esquisse d’une solution possible : Nous aimerions donner une réponse aux problèmes posés par David Friedrich Strauss en 1835 ; mais nous aimerions le faire sans metabasis es allô genos, sur le terrain même des textes des Evangiles et de leurs sources. Nous pensons en effet, malgré Albert Schweitzer et Karl Barth, qu’une telle solution est possible. Trois éléments sont à la base de notre « méthode » :

Nous essayerons de prendre totalement au sérieux les paroles de Jésus selon lesquelles il serait venu POUR ACCOMPLIR LES ÉCRITURES. Jésus mentionne ce but de son Ministère non seulement au début des Evangiles (Mt 5/17) mais deux fois au cours du récit de la Passion, Le 22/37 et Mt 26/54. Les passages de l’Ecriture qu’il doit accomplir sont cités dans nos textes : Le 22/37 cite Es 53/12, et Mt 26/64 cite Dn 7/13.

Nous prendrons également au sérieux le fait que les Evangélistes ont transmis, avec une fidélité quasi absolue, les PAROLES DE JÉSUS ; là ou les opinions des Evangélistes sont divergentes des LOGIA, ce sont les Evangélistes qui ont tort et les LOGIA qui ont raison.

Finalement notre point de départ sera l’observation, qui relève de l’investigation policière, que les Apôtres étaient de connivence avec Judas au Dernier Repas. Nous allons constater en effet que, contrairement à toute attente, les Apôtres restent totalement inactifs lors de l’annonce PUBLIQUE de la trahison et de la DÉSIGNATION visible à tous de Judas comme le TRAÎTRE. Leur inaction notoire envers Judas, dont ils connaissaient parfaitement la mission, ne peut être que le signe d’une complicité tacite avec le «traître » et sa cause.

Le résultat d’un tel examen des faits semble être que Judas apparaît non pas comme un traître ignoble, mais comme un messager de Jésus lui-même, comme un serviteur obéissant et fidèle. Les paroles de l’Ecriture et les Logia semblent nous indiquer que le Judas coupable et manichéen est une invention posthume contenue déjà dans les sources que pouvaient consulter les Evangélistes.

 

 B) Vers une solution du problème exégétique




 

1. Les complices de la « trahison »

Les récits unanimes des Evangiles nous montrent en effet que Judas n’a pas pu agir seul ; qu’il avait besoin de la complicité non seulement des autres Apôtres mais de Jésus lui-même pour sortir vivant de la Chambre Haute dans laquelle il avait été dénoncé, publiquement, comme le traître.

Il est en effet impensable que les Apôtres, mis au courant d’une telle intention, ne l’aient pas empêché de l’accomplir. Pourquoi ne s’est-il trouvé personne pour « faire un sort » au traître abominable avant qu’il ne puisse nuire à Jésus, leur Maître ? Pourquoi ne s’est-il trouvé personne pour plonger un poignard dans la poitrine du monstre qui osait lever la main contre leur Seigneur ? Pourquoi n’y avait-il personne pour au moins se lever afin d’empêcher qu’il sorte de la pièce ? Comment cela se fait-il que même Pierre, le plus bouillant et le plus loyal de tous les Apôtres, qui aimait Jésus « plus que tous les autres » (Jn 21/15) ne sorte pas son épée pour expédier de vie à trépas cet abominable criminel qui se trouve encore au milieu d’eux ? Ce même Pierre avait bien entendu la réponse de Jésus au sujet de Judas, puisque ce fut lui-même qui posa la question à Jésus pour savoir qui le trahirait ? (Jn 13/24). L’inaction coupable des Apôtres est en fait l’aveu tacite de leur complicité et l’admission non-verbale que la « trahison » de Judas n’était pas, pour eux, un crime ou une action contre Jésus.

Le remords, en fait, d’avoir consenti tacitement à cette « trahison » est lui aussi attesté par les textes. Car l’absence des Apôtres au moment de la crucifixion n’est pas explicable par la peur ou par une menace quelconque. Les Juifs tout comme les Romains se moquaient royalement de ce petit groupe, une fois que leur Messie était arrêté et jugé. Pierre osa pénétrer allègrement dans la Cour du Grand Prêtre et ne fut inquiété par personne. S’il n’avait pas été bavard, personne ne l’aurait reconnu à son accent comme Galiléen (Mt 26/74) et n’aurait pu faire un rapprochement entre lui et l’accusé du procès en cours. Sous la croix se trouvaient bien Jean le Disciple que Jésus aimait et un certain nombre de femmes (Jn 19/25 s). Personne ne les inquiéta le moins du monde ; personne même ne leur adressa la parole.

La raison pour laquelle ce groupe autrefois si loyal et si proche de Jésus se terrait dans l’horreur était le fait que les Apôtres se sentaient coupables de la mort de Jésus sur la croix. N’ayant rien dit lorsque Jésus avait désigné le traître, ils se savaient complices de Judas et de son forfait. Ils avaient encouragé, soutenu et rendu possible la trahison. Ils ne pouvaient assister à l’agonie de leur Maître sans se sentir coupables. Ils ne pouvaient y assister pas plus que Pierre n’avait pu rester dans la cour du Grand Prêtre, quand les soldats crachaient sur Jésus et que Judas avait pu survivre à l’exécution de la sentence.

 

 2. La révolte armée. L’Appel à la violence

Toutefois, être complice ne veut pas encore dire être coupable. Cette différence est essentielle. Car l’arrestation de Jésus fait partie des nécessités prédites par l’Ecriture. Jésus l’affirme non pas une fois, mais trois fois au cours de ces dernières heures. Une fois au cours du Dernier Repas (Le 22/37) et deux fois au moment de son arrestation à Gethsémané (Mt 26/54, 56). « Il faut que l’Ecriture s’accomplisse » y dit-il à trois reprises. Et l’Ecriture s’accomplit par le fait qu’il est « mis au nombre des rebelles » selon le passage d’Es 53/12 (Le 22/37).

Or, jusqu’ici, aucune parole, aucune action de Jésus ne justifie cette parole. Jésus est le contraire d’un rebelle. Il est le prédicateur de la paix et de la non-violence. Il est pro-romain et pacifique. Jésus prêche le pardon à tout prix (Mt 18/21 s) et le refus de toute revanche et de toute résistance. « Tu ne résisteras pas au méchant » (Mt 5/39) dit-il clairement dans le Sermon sur la Montagne. Jésus prend le parti des Romains dans la dispute des impôts (Mt 22/17) « donnez à César ce qui est à César » et au sujet de la dispute au sujet des portages des troupes romaines (Mt 5/41) où il demande qu’on fasse encore un mille supplémentaire.

Tout cela change, radicalement, au cours du Dernier Repas. Jésus, le rabbi pacifique et paisible, y appelle soudainement aux armes. Il demande des épées et exige la révolte. Jusque-là, dit-il aux Apôtres, je vous ai « envoyé sans sac, sans bourse et sans souliers (de rechange) » (Le 22/35). Mais maintenant les exigences ont totalement changées. « Que celui qui n’a pas d’épée vende sa tunique et qu’il achète une épée » (Le 22/37).

Cette parole est un revirement complet et total de tout ce que Jésus a prêché jusqu’à maintenant. Elle est tellement différente, et même embarrassante, qu’on l’oublie volontiers quand on parle de la prédication de Jésus. Car en ces paroles Jésus incite à la révolte armée ; il demande aux Apôtres de se préparer à la violence et à la résistance par les armes. Les Apôtres doivent s’armer. Leur devoir est de se défendre, ou au moins de menacer les Romains qui ont strictement prohibé tout port d’arme. Un homme armé est un rebelle. Ce délit est puni automatiquement par le supplice de la croix.

Or, au moins deux des Apôtres, dont Pierre, (Jn 18/10) sont déjà armés. Ils montrent leurs épées à Jésus qui les inspecte et leur dit « cela suffit » (Le 22/38).

Que signifie cette volte-face soudaine et inattendue ? Pourquoi ce renversement complet des priorités établies depuis les premiers jours de son ministère public ? Non, ce n’est pas une folie subite, une aberration soudaine ou une parole sans importance. A ces disciples tant soit peu surpris Jésus explique immédiatement dans la Chambre Haute le pourquoi de ces épées qu’il leur demande en fait d’emporter à Getsémaneh : « Car il faut que cette parole de l’Ecriture s’accomplisse en moi : il a été mis au nombre des rebelles » (Le 22/37).

Or, le passage que Jésus cite est un texte primordial. Il est pris de la prophétie du « Serviteur Souffrant » d’Esaïe 53/12 qui mourra pour les péchés de son peuple et qui verra la victoire malgré la souffrance qui lui sera imposée. C’est à ce passage précis que Jésus fait allusion déjà à Césarée de Philippe, quand il annonce ses souffrances et sa mort aux disciples ébahis et incrédules. Il faut que le « Fils de l’Homme », qui doit venir, selon Daniel 7/13, sur les nuées des deux en vue du Jugement Dernier « dans la gloire de son Père » (Mt 16/27); aille préalablement « à Jérusalem, qu’il souffrît beaucoup de la part des Anciens, des principaux Sacrificateurs et des Scribes, qu’il fût mis à mort et qu’il ressuscitât le troisième jour » (Mt 16/21).

Ce texte, qui parle à la fois de la mort du Serviteur Souffrant et de sa victoire finale, est contenu dans un seul passage extrêmement bref de ce chant assez long d’Esaïe. Il se trouve au verset 12 de ce chapitre 53 et renverse en fait l’ordre chronologique en annonçant d’abord la victoire et en parlant seulement ensuite de la mort et de la souffrance de ce Messie : « C’est pourquoi je lui donnerai sa part avec les grands. Il partagera le butin avec les puissants. Parce qu’il s’est livré lui-même à la mort et qu’il a été mis au nombre des rebelles ». C’est le tout dernier quart de ce verset que Jésus cite mot à mot dans Le 22/37, pour justifier son appel aux armes et à la rébellion.

Or, jusque-là, aucune des prédictions de souffrance ne s’est accomplie depuis l’entrée de Jésus à Jérusalem. Les « Anciens, les principaux Sacrificateurs et les Scribes » (Mt 16/21) ont en fait ignoré Jésus, contrairement à la prédiction. Ils l’ont ignoré lors de son entrée triomphale et messianique à Jérusalem, avec âne, branches de palmiers et chants appropriés (Le 19/35).

Personne ne l’a arrêté. Ils l’ont ignoré lorsque Jésus est allé au Temple pour y renverser les tables des changeurs (Le 19/45). Le scandale a été d’importance et aurait normalement entraîné des sanctions policières. Mais personne n’a mis la main sur Jésus. Ils l’ont ignoré lorsque Jésus s’est assis au Temple pour y prêcher son Messianisme du « Fils de l'Homme venant sur une nuée avec puissance et une grande gloire » (Le 21/27) et la destruction du Temple où « il ne restera pas pierre sur pierre qui ne soit renversée » (Le 21/6). Personne n’a bougé. Jésus le leur reprochera amèrement par la suite. (Mt 26/55).

 

3. La trahison nécessaire

 Or, les délais touchent à leur fin. La fête de Pâques aura lieu le lendemain. Comme pour Jésus la mort nécessaire du Serviteur de l’Eternel14 devra coïncider avec le sacrifice de l’agneau pascal dont le sang sauve le peuple d’Israël,15 le temps presse. Il faut agir rapidement16.

En somme, il ne reste à Jésus que quelques heures pour lui permettre de « se livrer lui-même à la mort » 17 pour être « mis au nombre des rebelles » 18 et pour souffrir « beaucoup de la part des Anciens, des Scribes et des principaux sacrificateurs »,19 il faut agir vite.

C’est donc pour accomplir cette prophétie de l’Ecriture que Jésus appelle ses Apôtres à la révolte. Il le fait non pas pour tuer qui que ce soit. Il sait parfaitement que « deux épées » 20 ne pourront rien contre la police d’Hérode et les Romains. Mais il sait que ces deux épées       « sont assez » 21 pour se faire arrêter pour délit de sédition armée. Car c’est cela qu’il cherche maintenant pour « accomplir les Ecritures » 22 selon lesquelles il doit être «mis au nombre des rebelles » 23.

Toutefois, un dernier obstacle reste à surmonter. Les autorités « les Anciens, les principaux sacrificateurs et les Scribes » 24 ne sont pas au courant du changement fondamental qui s’est opéré dans la Chambre Haute. Ils ne savent pas que Jésus est maintenant en train de « se livrer lui-même à la mort » 25 et doit être « mis au nombre des rebelles » 26 afin « d'accomplir les Ecritures » 27.

 14. Esaïe 53/9.

15. Exode 12/7.

16. Jean 13/27.

17. Esaïe 53/12.

18. Esaïe 53/12.

19. Math. 16/21.

20. Luc 22/36.

21. Luc 22/38.

22. Matth. 22/17.

23. Luc 22/37.

24. Matth. 16/21.

25. Esaïe 53/12.

26. Luc 22/31.

27. Luc 22/37.

 

Une seule voie reste ouverte à Jésus : Un des convives de la Chambre Haute doit aller porter le message aux autorités qui peuvent arrêter et doivent mettre en prison le chef de la sédition armée, ce soir !

 

Le messager de la Chambre Haute

Quand Jésus termine le repas au cours duquel il a fait comprendre que son sang est celui de l’animal sacrificiel 28, tout le monde regarde Jésus avec inquiétude. Qui va-t-il désigner pour cette tâche délicate entre toutes ? Pierre, comme toujours, est le premier à réagir :

Comme à Césarée de Philippe, Pierre est contre 29. Il refuse : « Je ne te trahirai pas ! » 30. D’autres disciples lui emboîtent le pas. 31 Toutefois, Jésus sait qu’un des siens doit aller porter le message 32. Le chemin de la croix est à ce prix. Finalement Pierre se penche vers Jean, le jeune disciple et pose la question : « Qui est celui dont tu parlais ? » 33.

 Alors Jésus se penche à son tour. Il va désigner cet homme. Non pas avec autorité, mais par un geste d’amour et d’amitié. Il prend le morceau, le trempe dans la sauce et le donne à Judas, de la main à la main, dans ce geste le plus personnel de son temps où l’on partage son pain avec l’ami le plus proche : « C'est celui à qui je donne le morceau trempé » 34. Puis il ajoute cet ordre : « Ce que tu dois faire, fais-le rapidement »35. Suivi du regard des Apôtres, qui connaissent sa mission, Judas s’éloigne et disparaît dans la nuit. Seul parmi les hommes présents, Jean, le jeune disciple, ne semble pas avoir compris. Habitant de Jérusalem, il n’était sans doute pas à Césarée de Philippe lors de l’annonce de la Passion.

Tout repose maintenant sur les épaules de Judas. L’accomplissement des Ecritures dépend du succès de sa mission. Ainsi Judas n’arrive pas, à Gethsémané, en ennemi implacable. Il n’est pas un traître dans le vrai sens du mot. Judas n’est pas un monstre ou un démon, il n’est pas possédé par Satan. Il est, bien au contraire, le serviteur humble et fidèle, l’ami affectueux qui cherche à exprimer devant Jésus et devant les Apôtres le vrai but de sa venue. Il manifeste son affection et sa déférence devant Jésus dès les premiers instants de la rencontre. D’abord il salue Jésus formellement et avec toute l’humilité du serviteur qui s’adresse à son Maître :       « La paix soit avec toi, Rabbi (Maître) » 36. Puis, pour bien montrer que, malgré les apparences, ses intentions sont parfaitement amicales, il « l’embrasse »*1. Jésus, à son tour, cherche à rassurer Judas ; il veut lui montrer que tout est en règle, que tout va bien. Il lui dit : « mon ami » 38. Et il ajoute, pour lui donner le signal que tout se déroule bien selon le plan prévu : « Ce que tu es venu faire, fais-le » (Mt 26/50).

 

28. Matth. 22/20.

29. Mt 16/21.

30. Matthieu a placé cette parole dans le Jardin de Gethsémané. où elle devient une fanfaron¬ nade ridicule. Jean 13/37 la place correctement au cours du repas.

31. Mt 26/35.

32. Jn 13/21.

33. Jn 13/24.

34. Jn 13/26.

35. Jn 13/27.

36. Mt 26/49.

 

 Puis Jésus ajoute, selon Luc, une autre parole que l’on pourrait presque appeler un « mot d’esprit » et de toute façon un jeu de mot de la part de Jésus, qui n’a pas été reconnu comme tel, à notre connaissance au moins, par l’exégèse traditionnelle. Car Jésus dit à Judas : « C’est par un baiser que tu as révélé (ou : trahi) le Fils de l’Homme » (Le 22/48).

Jésus joue sur le mot paradidômi dont la signification dernière et accessoire est aussi « remettre à la police » mais dont l’acception première et primordiale était, dans le Judaïsme postérieur, l’enseignement, la remise aux disciples selon la tradition paradosis. Il signifie donc ici clairement « enseigner, démontrer, révéler ». Certes, ce jeu de mot fait allusion au fait que Judas remet Jésus à la police. Mais il dit surtout à Judas qui vient de lui donner le baiser de reconnaissance et d’affection, qu’il est l’instrument de cet enseignement, de cette révélation future du Fils de l’Homme, dont la venue devait être précédée, selon Mt 16/21, par la souffrance de la part des Anciens, des principaux Sacrificateurs et des Scribes.

C’est en fait ce que comprennent aussi les autres Apôtres, et en particulier Pierre. Car l’Apôtre Pierre, après avoir tiré son épée (Jn 18/10) pour bien montrer qu’il s’agissait d’une révolte armée -quand il va trop loin Jésus le rappelle à l’ordre (Jn 18/11)- se précipite vers la Cour du Principal Sacrificateur. C’est là que doit avoir lieu la confrontation entre le vrai chef d’Israël et son ersatz. Pierre veut s’assurer une place de choix au premier rang quand le Fils de l’Homme détruira, d’un geste de sa main, tous ces politiciens ignobles pour « venir dans sa gloire », (promise dans Mt 16/27), dans un avenir immédiat, du vivant « de ceux qui sont ici » (Mt 16/28).

Le texte de Mt 26/58 est formel à ce sujet : Pierre attendait cette Révélation du Fils de l’Homme : « Pierre suivait de loin, jusqu’à la cour du Souverain Sacrificateur, pour voir la Fin » -et le texte porte en toutes lettres les mots to telos.

Le telos que Pierre venait voir dans la cour du Souverain Sacrificateur était celui promis par Jésus à tant de reprises (Mt 24/6, 10/22 et par.). Il devait comprendre le Jugement Dernier décrit avec tant de couleurs dans Mt 25/31, ainsi que les trônes de Jugement sur les Tribus d’Israël promis à tous les Apôtres. (Mt 19/28). Il y entrait, sûr de la manière dont tout cela allait se terminer, confiant en l’avenir et en la victoire finale du Fils de l’Homme.

 

37. Mt 26/49.

38. Mt 26/50.

 

4. Le telos auquel Pierre ne s’attendait pas

 

Un événement important a eu lieu à Gethsémané, en l’absence de Judas. Lors de ces derniers instants avant l’arrestation, Jésus s’est éloigné du gros du groupe, et il a prié. La prière était dramatique et poignante. Jésus demandait une faveur à son Père avec toute l’instance dont il était capable : « que cette coupe passe loin de moi » (Mt 26/39).

Le sens de cette prière est clair à la lumière de ce qui allait se passer dans quelques instants : Jésus demandait que la souffrance et la mort lui soient épargnées, que la prophétie d’Es 53 ne s’accomplisse pas ; que Dieu lui évite, si possible, la coupe amère de la croix et de la mort. Mais Jésus ajoute : « toutefois, non pas ma volonté, mais la tienne » (Mt 26/39). Que veut dire ici la « volonté » de Jésus qui ne coïncide pas avec celle du Père ? Que veut Jésus à la place de cette « coupe » de la croix ?

D’après les paroles de Jésus qui nous sont parvenues il ne peut s’agir ici que de la venue rapide et immédiate du Royaume, promise dans Dn 7/13 avec l’apparition du « Fils de l’Homme et de ses anges », dont Jésus a parlé comme imminente dans Mt 16/27 et 28, immédiatement après l’annonce de sa souffrance de la main des « Anciens, des principaux Sacrificateurs et des Scribes » (Mt 16/21).

Deux possibilités en effet s’offraient à Jésus selon l’Ecriture qu’il devait accomplir : D’abord Dn 7, avec la venue victorieuse et immédiate du Royaume (Mc 1/15 etc). Selon les paroles même de Jésus il s’est désigné 31 fois lui-même (en la troisième personne) comme le Fils de l’Homme. Toutefois, à Césarée de Philippe, le but change. Jésus voit désormais comme but de sa mission Es 53 et en particulier le verset 12 qui prévoit que Jésus se « livrera lui-même à la mort » et qu’il « sera compté au nombre des rebelles ». Jésus garde les deux possibilités ouvertes, comme le montre les passages de Mt 16/21-28, où Jésus annonce ces deux événements comme concomitants.

Toutefois, à Gethsémané, quelques instants avant l’arrivée de Judas, le choix devient précis et exclusif. Jésus voit parfaitement que la souffrance et la mort seront nettement séparés, dans le temps, de la victoire glorieuse du Fils de l’Homme. Certes, Dn 7 demeure une possibilité. Dieu peut avoir consenti à « ma volonté » celle de Jésus. Mais Jésus a pleinement accepté, dans la prière de Gethsémané, l’accomplissement d’Es 53/12. Il sait qu’il souffrira et périra dans la tourmente. Mais il sait aussi que, « après s’être livré à la mort » (53/12) ; Dieu le sauvera parce qu’il aura « justifié beaucoup d’hommes » (Es 53/11). La Croix est maintenant pour lui une certitude. Car la Croix est la punition prescrite par la loi romaine pour celui qui « sera compté au nombre des rebelles » (Es 53/12).

 Pour les Apôtres, et en particulier pour Judas et pour Pierre, le « choix » est légèrement différent. Ils sont encore convaincus que la « souffrance » prédite par Jésus à Césarée de Philippe sera de courte durée. La prophétie d’Esaïe sera accomplie par l’arrestation de Jésus et par un jugement inique de la part des « Anciens, des principaux Sacrificateurs et des Scribes » rassemblés dans la cour du Grand Prêtre. Que le telos viendra alors, avec toute la gloire de l’apparition du Fils de l’Homme, de ses anges et des trônes de Jugement où les 12 Apôtres     « jugeront les tribus d’Israël », (Mt 19/28) est pour eux une certitude. Ils viennent pour « voir le telos ». Toutefois, le telos auquel ils assisteront, sera différent.

Jésus y est amené, lié, prisonnier souffrant. Il est souffleté par le Grand Prêtre. On l’accuse. Es 53/12 s’accomplit, puisqu’il sera condamné pour blasphème ; et la punition pour un blasphème est la lapidation, selon Lévitique 24/16. C’est alors, à ce moment exact que les Apôtres, et en particulier Pierre et Judas qui sont sur place, attendent l’intervention de Dieu et l’accomplissement de Dn 7, la venue du Fils de l’Homme dans sa gloire, en somme le telos prédit et inéluctable.

Or, leur telos ne s’accomplit pas. Lors du procès Jésus dit bien au Souverain Sacrificateur :    « désormais vous verrez le Fils de l’Homme assis à la droite de Dieu et venant sur les nuées des deux » (Mt 26/64) mais le ciel ne s’ouvre pas. Le Fils de l’Homme ne fait pas son apparition. Pierre n’assiste pas à la délivrance « par douze légions d’anges » (Mt 26/53) et les trônes promis dans Dn 7 et Mt 19 ne sont pas « avancés » (Dn 7/9). Pierre et Judas assistent, par contre, à une scène effroyable, à un autre telos, celui du désespoir. Ils assistent à la raillerie des soldats (Mt 26/68), à leurs crachats sur le visage de leur Maître (Mt 26/67) et aux soufflets ignobles de la soldatesque (Mt 26/67). Jésus, condamné pour blasphème (Mt 26/66)7 est emmené. Mais non pas vers le rocher escarpé d’où on le précipitera pour le lapider, mais vers Ponce Pilate, le Procurateur romain, qui doit le condamner en tant que REBELLE ARMÉ. Son crime sera puni par la mort sur la CROIX. C’est un telos d’une toute autre sorte que vivent les malheureux disciples.

Pierre, qui a dit quelques mots de trop, est reconnu comme Galiléen. On lie sa présence à celle de Jésus qui est en train d’être jugé. Il s’en tire en niant catégoriquement tout lien avec le condamné. Mais il se précipite vers la porte, en larmes. Il pleure sa rage et son désespoir d’avoir finalement consenti à la « trahison » et à la souffrance de Jésus. N’avait-il pas eu raison de s’insurger contre elle à Césarée ? !

Judas, lui, est infiniment plus affecté. Pierre, au moins, avait été contre, dès le début. Mais lui, Judas, avait été le messager qui avait accepté de « livrer » Jésus. Il se sent « coupable » de cette scène d’horreur. Toutefois, Judas connaît une voie de sortie. Il sait qu’il peut sauver la vie de Jésus. Il connaît la vénalité proverbiale des soldats d’Hérode. Il lui faut de l’argent.

Il va chercher la caisse des Apôtres dont il a toujours eu la responsabilité. De retour à la cour du Sanhedrin avec la bourse, Judas l’offre aux policiers. Mais ceux-ci lui rient au visage. C’est trop tard. Jésus vient d’être transféré au camp romain, où il sera jugé par Ponce Pilate. Au prétoire les Juifs ne sont pas admis. Et pour acheter un Procurateur romain il faut des sommes infiniment plus importantes que celle que Judas peut lui offrir. L’affaire suivra son cours. Il n’y a plus rien à faire. Judas, lui, est au comble du désespoir. Son dernier moyen pour sauver son Maître a échoué. Il prend alors la bourse, celle des Apôtres, celle de Jésus, qui est devenue inutile. Et il la jette là où Jésus l’aurait mise lui-même, il pense : dans le tronc des pauvres à l’entrée du Temple. Puis il va se pendre (Mt 27/5).

 

5. La bourse de Judas

 

Ainsi il y a eu une bourse de Judas. Les deux sources contradictoires en parlent. Il n’y a pas lieu de douter du fait que cette bourse fut trouvée dans le temple après la mort de Judas et qu’elle servit à l’achat d’un terrain pour l’ensevelissement des pauvres. Il n’est pas impossible qu’elle ait pu contenir une somme approchant les 30 pièces d’argent dont il est question chez Matthieu (26/15). Elle fut celle des Apôtres.

Ce qui n’a jamais existé, par contre, est un payement de la police à Judas. Toute l’évidence indique que Judas n’a jamais été payé par qui que ce soit. Matthieu est en effet seul à mentionner cette somme de 30 pièces d’argent. Les autres Synoptiques parlent seulement d’une « promesse d’argent » (Mc 14/11 et Le 22/5) mais ne mentionnent pas quand Judas aurait été payé en fait. Jean, par contre, ne mentionne ni promesse d’argent ni payement. Selon sa version des événements Judas n’aurait pas eu le temps matériel d’entrer en négociation avec les autorités. Il affirme que Satan ne saisit Judas qu’au cours du Dernier Repas (Jn 13/27).

Le payement d’une somme quelconque est donc invraisemblable. Mais la somme de 30 pièces d’argent selon la version de Matthieu est strictement impossible. 30 pièces d’argent sont une somme considérable. Elles représentent le salaire d’un ouvrier à un denier par jour (cf Mt 20/2) pendant presque une année entière. Cela correspondrait à un pouvoir d’achat d’environ huit milles euros de notre époque. Il est strictement impossible qu’un policier du Temple ait pu remettre une telle somme à un inconnu, qui ne représentait aucune garantie (sauf celle d’être un membre fervent de la secte de Jésus) d’avance ! Un tel payement relève de la fiction. Un agent double qui n’a pas fait ses preuves est un risque bien trop considérable pour un payement aussi important.

En plus de cela la somme mentionnée par Matthieu est infiniment trop importante pour le service que pouvait rendre Judas. Jésus, selon son propre témoignage (Mt 26/55), ne se cachait absolument pas pendant ces derniers jours. Il aurait suffi de placer un mouchard quelconque sous les fenêtres de la Chambre Haute et de mettre Jésus et son groupe en filature, pour connaître le lieu où Jésus allait se rendre et qui était toujours le même puisque « Jésus et ses disciples s’y étaient souvent réunis » selon Jn 18/2. Gethsémané était un secret de polichinelle.

 S’il avait été payé par une somme aussi importante, Judas aurait dû fonctionner aussi comme témoin contre Jésus au moment où les autorités cherchaient désespérément des témoins contre lui. Le fait qu’ils n’en aient pas eu, au moment où Jésus fut amené, est un excellent argument en faveur d’une arrivée par surprise de Judas et finalement de Jésus plutôt que d’une préparation considérable comme le disent les Synoptiques. Cet élément semble confirmer la version de Jean, qui exclut la préméditation et des tractations entre Judas et les autorités.

Il n’est pas difficile de tracer l’origine des 30 pièces d’argent mentionnées par Matthieu. Il les a trouvées dans un passage de Zacharie (11/12) qui n’a aucun rapport avec la Passion. Il est absolument certain, par contre, qu’une bourse, jetée dans le tronc des pauvres par Judas, fut trouvée après la mort de ce dernier, dans le Temple. Mais cette bourse, ne pouvant être un payement de la part des autorités, était la bourse des Apôtres dont Judas avait eu la charge selon Jn 12/6.

 

6. La mort d'un serviteur fidèle

 

La mort de Judas n’est donc aucune preuve de sa culpabilité, de sa vénalité ou d’une trahison qu’il aurait pu regretter. La mort de Judas fut tragique et inutile. Elle fut la conséquence d’un choc émotionnel. Ayant attendu, dans la cour du Grand Prêtre, la « révélation du Fils de l'Homme » indiquée encore quelques instants auparavant par Jésus (Le 22/48 et Mt 26/64), il ne put supporter la réalité de la Croix où Jésus était condamné comme « rebelle » armé.

Désigné par Jésus lors du Dernier Repas, son rôle avait été d’informer les autorités du changement radical qui s’était opéré dans le groupe que les autorités refusaient de prendre au sérieux à cause de son attitude ultra-pacifique. Il devait emmener la police à l’endroit où Jésus avait rassemblé son groupe, armé de deux (!) épées et faire opérer l’arrestation. Sa mission, à laquelle s’étaient opposés la majorité des Apôtres, et probablement au début par Judas lui-même (Mt 26/35), lui avait été octroyée par Jésus lui-même avec les paroles : « Ce que tu dois faire, fais-le vite » (Jn 13/27).

Le but de la mission de Judas était clair pour Jésus mais peut-être pas tout à fait clair pour Judas. En devenant l’instrument de l’arrestation, Judas devait accomplir le véritable but de la mission de Jésus, défini dans la prophétie du Prophète Es 53/12 : « (il sera vainqueur) parce qu’il s’est livré lui-même à la mort et qu’il a été mis au nombre des rebelles ».

Judas est donc innocent de tout crime, de toute trahison, de tout méfait, de toute vénalité ou de haine. Il fut un serviteur fidèle qui, lorsque tous les autres Apôtres refusaient ce service, était prêt à prendre en main les moyens par lesquels Jésus pouvait ACCOMPLIR LES ÉCRITURES. Son amour, sa déférence et son affection pour Jésus éclatent dans chacune de ses paroles et culminent dans le baiser si totalement méconnu par les inter-prêtres des événements de Gethsémané.

 Jésus, à son tour, le traita toujours avec affection et comme ami fidèle. Chacune de ses PAROLES adressées à Judas en témoigne. Il l’appelle « mon ami » (Mt 26/50) et l’encourage en son action : « Ce que tu es venu faire, fais-le » (Mt 26/50). Ses gestes le confirment : Jésus l’honore avec le morceau trempé (Jn 13/26) et lui permet de l’embrasser à Gethsémané (Mt 26/49).

Judas est totalement innocent.

 

C) Vers le Judas historique

 

Débarrassé de sa gangue qu’a pu accumuler une tradition malveillante et strictement contradictoire, Judas émerge comme un homme honnête, honorable et droit. Judas n’est aucunement ce monstre manichéen dont la théologie chrétienne ne savait rien faire de toute façon. Il n’est pas l’instrument du Malin par lequel Satan triompha sur la Croix, comme le veut la spéculation médiévale.

Judas est, bien au contraire, l’instrument indispensable de la Rédemption, par lequel pouvait s’accomplir l’Ecriture et en particulier le passage d’Es 53/12 que cita Jésus lui-même à la Chambre Haute. Selon ce passage Judas est totalement exonéré, puisqu’il dit expressément du Serviteur de l’Eternel : « il s’est livré lui-même à la mort ». Un Judas innocent n’est pas seulement « acceptable » par la théologie traditionnelle : Il en élimine les difficultés et unifie les éléments de la Rédemption qui, loin d’être une invention paulinienne, constitue l’essence même de la mission de Jésus selon les Ecritures. Les paroles de Jésus lui-même en sont la garantie.

L’image traditionnelle de Judas est la conséquence d’un gigantesque malentendu qui est essentiellement postérieur aux LOGIA qu’utilisèrent les Evangélistes. Les Apôtres, complices récalcitrants de la mission de Judas, ne pouvaient plus expliquer l’histoire compliquée de leur erreur au sujet du telos manqué et des alternatives de Gethsémané. Ils n’avaient aucune envie d’entrer dans les détails du comment et du pourquoi de la mission de Judas, ainsi que de leur propre rôle dans le déroulement de la tragédie. Les apparences étaient celles d’une trahison, qui accréditait la version d’une arrestation illégale et de la condamnation frauduleuse d’un Jésus innocent. Judas, les dirigeants Juifs et les Romains étaient les antagonistes.

Il fallut une génération humaine environ pour ériger cette version en tradition immuable. Le silence des Apôtres permettait à la nouvelle génération de camper les personnages avec un certain flair pour le drame : Judas devenait l’antagoniste de Jésus, tout comme les Pharisiens et le pouvoir politique. On simplifiait les événements. Au lieu de faire passer Jésus par trois fois à Jérusalem, comme le dit Jean, on raconta les faits et les paroles de Jésus en un seul trait qui va de la Galilée à Jérusalem et à la Passion. Judas devenait le traître abominable en face de Jésus, innocent et pacifique.

 Toutefois, au lieu de changer l’histoire de fond en comble, dans tous ses détails, comme l’aurait fait un historien moderne, les Evangélistes laissèrent subsister les éléments anciens et en particulier les LOGIA hérités des couches les plus anciennes de la tradition. Tout comme l’AT où les couches des traditions sont cumulatives et non pas exclusives (cf les deux récits de la Création dans Gn 1 et 2) les Evangélistes se contentèrent d’ajouter plutôt que de détruire. Cette méthode résulte en un tissu de contradictions inextricables à première vue. Les paroles de Jésus indiquent une chose, les remarques des Evangélistes disent le contraire.

La critique biblique du XIXe s. s’y est laissé prendre. Strauss et Feuerbach ont pu conclure que tout ce qui était dit au sujet de Jésus devait appartenir aux « mythes » grécisants, puisque les Evangélistes ne rapportaient pas les faits à la manière des historiens du XIXe s. Albert Schweitzer leur a allègrement emboîté le pas et Karl Barth n’a pas réussi à se distancer d’eux.

Il nous semble toutefois que la personne de Judas, dépouillée de son rôle post-apostolique, correspond aux critères de ce que nous pourrions appeler, au XXe s., une personne                   « historique ». Totalement subordonné à l’accomplissement de l’Ecriture désiré par Jésus, il n’aurait eu aucun rapport avec le rôle satanique et manichéen que lui aurait octroyé une génération dont auraient fait partie les Evangélistes. La séparation des sources serait, selon nous, possible.

De ce fait nous pouvons répondre à David Friedrich Strauss sans le moindre dommage pour l’exégèse ou pour la théologie chrétienne. Car à moins d’être de ceux qui voient l’Inspiration des Ecritures dans les lettres et dans les virgules et non pas dans le message concernant Jésus et sa Rédemption, la réponse « historique » n’enlève rien à la vérité des Evangiles.

Cette réponse affirme tout d’abord que, dans le cas de la mort de Judas, Matthieu a raison, en nous rapportant le suicide de Judas. En ce qui concerne la préméditation, Jean par contre nous indique le chemin à suivre. Quant à l’argent, Jean encore doit avoir vu juste. Le récit de l’arrestation est mieux rapporté chez Matthieu et chez Luc que dans les deux autres. Les événements de la Chambre Haute sont mieux rapportés par Jean qui devait en être le témoin oculaire. Il n’y a donc pas de « mythe » dans le sens du XIXe s. Nous n’avons pas besoin de nier l’historicité des Evangiles. Nous avons seulement besoin de nous rendre compte de la réalité historique qui constitue le centre même des récits évangéliques : et nous croyons avoir atteint ce centre historique en la personne de Judas, dont nous avons pu dégager les actions et les paroles selon les traditions les plus anciennes.

Judas serait ainsi une certaine clef. Sa personne humaine, dépourvue de tout caractère surhumain, nous fournirait non seulement un aperçu des méthodes de travail des Evangélistes, mais un nombre de détails au sujet de la mission de Jésus, qui auraient été obscurcis par la radicalisation des récits par la tradition post-apostolique.

 David Friedrich Strauss aurait-il eu raison, sans en avoir les preuves, quand il disait, mais dans sa Vie de Jésus de 1864 que la trahison de Judas était invraisemblable selon les récits des Synoptiques et impossible selon celui du quatrième Evangile ? Dans ce sens aussi nous croyons avoir répondu à la question de Strauss d’il y a 120 ans, mais avec des moyens exégétiques infiniment meilleurs et dans un sens positif qui laisse intacte la foi chrétienne et l’historicité de ses sources : Il ne pouvait y avoir trahison tant que Jésus lui-même avait instigué son arrestation grâce aux armes présentes et aux nécessités d’une prophétie qui lui demandait de se livrer lui-même à la mort en se faisant compter parmi les rebelles.

Nous croyons avoir dégagé le centre historique concernant Judas. Il serait peut-être possible, à partir de ces données, de reprendre un projet abandonné à la suite de Schweitzer et de sa fuite éperdue dans la mystique libérale de la fin du XIXe s. : celui de pouvoir retrouver, dans une certaine mesure au moins, un Jésus historique. Non pas selon les critères du XIXe s. qui sont naïfs et ne correspondent pas à la nature de nos sources. Mais selon les critères d’une critique des textes qui arrive à dégager les couches successives des traditions, à la lumière des intentions avouées et implicites de chacun des Evangélistes. Ce sera peut-être là la tâche exégétique par excellence en cette fin du XXe s.

 

 

 Bibliographie

Strauss David Friedrich : Das Leben Jesu. Tübingen 1835.

Strauss David Friedrich : Das Leben Jesu für das deutsche Volk bearbeitet. Leipzig 1864.

Schweitzer Albert : Geschichte der Leben-Jesu-Forschung. Tübingen 1906. Barth Karl : Die protestantische Théologie im 19. Jahrhundert. Zürich 1934. Barth Karl : Die kirchliche Dogmatik. Zürich 1942, vol. 11/2.

Les passages bibliques cités ont été soigneusement comparés avec le texte Grec Nestle-Aland de 1963, avec une certaine préférence pour la version Segond, lors de leur traduction.

 

H. STEIN-SCHNEIDER

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