jeudi 23 mai 2024

L'ex maire de Rumilly

 



NOUVELLES

DE

EDMOND ET JULES DE GONCOURT

 

 

QUELQUES

CRÉATURES

DE

CE TEMPS

 

 

NOUVELLE ÉDITION

 

 

PARIS

G. CHARPENTIER, ÉDITEUR

13, RUE DE GRENELLE-SAINT-GERMAIN, 13

 

 

1878

 

L'EX-MAIRE DE RUMILLY

C'était, après tout, des gens d'esprit essayant de faire l'hôtellerie de la vie bien fournie, montée, pourvue, garnie de toutes sortes de plaisances, charmes et agréments, dormant grasses nuitées, riches et argentés comme des mendiants qui reçoivent de tout le monde, écrémant le plaisir et la satisfaction du mariage pour laisser au prochain ses charges, ennuis, chagrins et déboires, se gagnant magnifiques, et bien-sonnants, et doux-flattants, revenus de leur ferme du ciel, ayant à portée de la main toutes bonnes et désirables choses. Les belles plaines, avec fraîches eaux, beaux prés valants, terres fertiles, salubres et délicieuses, étaient leurs douaires et leurs hoiries prédestinés. «O gens heureux! ô demy-dieux!»--leur disait l'autre, les voyant autour des dix-sept cent mille clochers de France, seigneurs de toutes les bonnes pâtures, beaux aspects de feuillade, et belles granges et basses-cours, et bois, et rivières, bien ameublés de tous gibiers, poissons, poulailles, bien vivant, mangeant, humant: «O demy-dieux! ô gens heureux! c'est paradiz en cette vie et en l'aultre pareillement avoir!»

Habiles gens que ces épicuriens du maigre et du jeûne! Des étangs à ne pas les compter, où le filet n'avait qu'à se laisser tomber pour ramasser, à se rompre, brochets, carpes, brochetons, anguilles! Viviers de pierres de taille pour garder le tout bien vif et en santé! Allées sablées pour l'abbé, de l'abbaye jusqu'à la belle vigne, folie et joie et réconfort des soirées d'hiver, attendant les buveurs dominicaux, couchés sur les coteaux de pierre à fusil! Domiciles d'élection, de paix, de pitancerie, et de bien-être, et de belle vue champêtre, avec le gai soleil pour éveilleur et sonneur de matines aux fenêtres joyeuses, avec le gai soleil pour compagnon mûrisseur des espaliers à six étages! Vergers frutescents, tout rougeauds de fruits; plantureux terrages, chauds nourriciers des grainées opulentes; forêts qui font l'horizon vert, et le garde-manger encombré; rivières échappées à travers les peupliers, pour le babil des battoirs, et le tic-tac du moulin; chènevières mettant fine toile au corps; prairies d'émeraude, donnant bon beurre, bon fromage, et bonne viande: toutes gaudisseries de la gueule et des yeux, cherchées et trouvées en ces châteaux bénis!--«Bien de moines!» à tous charmants coins de nature; «Bien de moines!» à tous riches terroirs, c'est le refrain populaire; aux prés de feutre: «Bien de moines!» aux guérets serrés: «Bien de moines!» aux étangs grands comme des lacs: «Bien de moines!» aux saulées bruissantes: «Bien de moines!» «Bien de moines!» dira toujours le plus vieux du village. «Bien de moines!» ont dit les acheteurs des biens nationaux. «Bien de moines!» se disent les fermiers de leurs héritiers.

Quel rêve entrevu, la première fois qu'ils entrèrent au pays de Rumilly! C'était splendide jour de printemps, ou clair temps d'automne. Quelle ambition éveillée par toutes les promesses de la gente contrée! Et comme, leur quête finie, les moines la quittent pensifs, tout songeant à un retour. Donations à insérer au cartulaire, indulgences à donner aux peccadilles de ces temps héroïques et brutaux, ils ruminent la clef qui leur ouvrira le petit Éden. Et dès 1104, ce sont moines de Molesmes entrant à Rumilly de par Hugues de Champagne. Hugues a retiré de son doigt son anneau. Il a juré sur les Évangiles, devant Pascal de Rome, Rithal, évêque d'Albe, légat du pape, Milon de Bar, l'acte de donation du village de Rumilly; et vite de Molesmes, pays raboteux, abrupte, tempétueux, pays de grand vent et de montées où les mules se déferrent,--ils s'installent en cette patrie nouvelle à pentes molles, à promenades point essoufflantes aux bedaines béates. L'air y ventile, frais et doux, et la forêt pare la bise. Benoîtement, les bonnes gens s'arrondissent à la sourdine d'un arpent, de deux, de cinquante, envahissant, de ci, de là, tout le pays. Gauthier de Fresnoy leur accorde la moitié de ses dîmes. Un autre jour, c'est le village de Saint-Parres qui leur est donné; un autre, c'est le Bouchot; un autre, c'est Nice; un autre encore, Villeneuve-sur-Terrien; un autre, le Long-du-Bois; un autre, c'est le château de la Motte; un autre, c'est une verrerie à souffler larges flacons pour enserrer la purée septembrale, et verres généreux pour porter les santés du souper. Pour des chemises, c'est Adèle de Rumilly qui leur accorde la dîme sur le chanvre. Ce ne sont, en ce temporel de Carabas, que milliers de boisseaux de blé et d'avoine; les arpents de terre, de bois, de prés ne s'y comptent plus que par centaines. Sous le poids de la dix-septième gerbe, du vingt et unième du chanvre et de la navette, crèvent les granges. Vers les basses-cours trop étroites, on amène des quatre points cardinaux du lieu, en longues processions, oies, chapons, gélines. Trois moulins, pour l'abbaye, tournent sur l'Hozain. Et pendant que Jean Collet échaffaude entre les peupliers la tour blanche de son église, cinq petites tourelles élancent dans le ciel leurs pointes d'ardoises pour l'abri et l'habitation d'honneur du seigneur abbé. Et de tant de jouissances charnelles, conquises en si peu de temps, le cantique de reconnaissance se lit aux murs tout égayés de paganisme. Sous les figures emmédaillonnées dans les grandes cheminées, c'est la devise: Jupiter Custos. Sur les chapiteaux des colonnes qui soutiennent le promenoir d'été, des enfants à cheval sur des cygnes font cabrer leurs montures, et les Amours, à ailes rognées, qui jouent du psalterion, semblent chanter, en leurs musiques inentendues, le Credo mythologique du XVIe siècle; même au-dessus de la porte, passage particulier de l'abbé, le tailleur de pierre jette, dans les lambrequins, la tête échevelée d'Ariane.


Mais tout cela était hier, et je veux conter aujourd'hui. Débouchez un jour de mai par l'ancienne route de Paris: la plaine qui entoure Rumilly vous apparaît immense et plate, toute couverte de blés verts, où la houle jette en courant ses moires blanches. Plus loin, une ligne qui serpente, d'oseraies et de peupliers. Quelques tuiles de toits percent de rouge les feuillages. Puis les cinq tourelles bleuâtres du château, la tour blanche de l'église. Là-dessus, le coteau monte, couvert d'arbres fruitiers fleuris. Le soleil joue dans la neige mate des fleurs, y posant par places des brillants, comme dans de l'argent bruni. Au haut du coteau, un panache d'un vert sourd qui fait ressauter les verdures aériennes des premiers plans.--Sur le chemin vicinal qui va du village à la route, il marche un androgyne de six pieds de haut, entoilé d'un coutil gris qui dessine d'amples gigots aux bras. A chaque enjambée sous la blouse longue se cache et se laisse voir, pudibonde et modeste, la broderie anglaise d'un pantalon de petite fille. Des souliers de prunelle chiffonnent leurs rubans de soie noire autour d'une cheville en paturon. Le vieillard s'avance, herculéen, dans un balancement craintif et sautillant. Il a sur la tête nue une perruque qui semble une touffe de mousse desséchée, à cheval sur deux immenses oreilles couleur de vieille préparation de cire. Au front, un nez gigantesque commence; un nez non pareil auquel on dirait que courent toutes les lignes du menton et des joues comme si elles s'efforçaient d'amarrer au visage cet insolite morceau de chair prêt à fuir. Ainsi nasalement pourvu, la tête du vieillard a l'air de ces hydrocéphales de buis qui servent d'enseignes drolatiques aux marchands de parapluies. Il tient en main une ombrelle ouverte. L'ombrelle de soie met au chef de l'homme des reflets roses.

Il s'avance relevant sa jupe pour la moindre rigole. Il remonte ses gigots, tout en scrutant d'un œil de maître les champs, les gens, les mares et les canards. Il s'arrête tout au bord de la route. Il jette un regard du côté de Paris. Il revient. Il trottine, faisant des coquetteries de démarche, et se retournant. Il s'ajuste. Il se trousse, se détrousse et se retrousse.

Cet homme est le seigneur suzerain de cette ancienne terre de moinerie. Cet homme commande au pouvoir spirituel. Cet homme règle les obligations du maître d'école envers la commune. Cet homme donne le mot d'ordre à cette police qui est le garde champêtre. Cet homme requiert cette force civile qui est la garde nationale. Quand cet homme rentre de son invariable promenade, les intérêts locaux, et les contestations, et les demandes, et les placets sont à sa porte, bonnet bas, révérences prêtes. Cet homme est le maire de Rumilly.

 

-- «Azélie--a-t-il dit--donnez-moi mon ouvrage.»

 

Il a tiré une longue broderie. Il a mis son dé, il a enfilé son aiguille. Il a ses yeux de vingt ans. Il ne met pas de lunettes. Il brode au feston la longue bande.--C'est le baldaquin qu'il destine à son lit.

Celui-ci entre, et celui-là. Ils s'asseyent. M. Jousseau poursuit son feston. Ses doigts agiles vont et viennent. Il a croisé une de ses jambes par-dessus l'autre, et il travaille. L'un dit que les oisonneaux de Mathieu trouent sa haie; l'autre qu'il faudrait un nouvel instituteur, que celui qu'on a se grise, et que les enfants n'y apprennent rien, et qu'il n'est jamais levé pour sonner l'Angelus; un autre qu'il faudrait voir le préfet pour le procès des grands bois que la commune a avec l'État. M. Jousseau dit à l'un: «Vraiment?--à l'autre: «Possible!» Il brode toujours. Il ajoute: «J'irai à Paris, le mois prochain,»--et il répète: «J'irai à Paris.»

De la cuisine, une voix aigre s'échappe:--«A Paris? y pensez-vous, Monsieur? J'ai cent cinquante dindons à élever cette année! Vous allez, comme ça me laisser seule?»

Après souper,--quand c'est l'hiver,--Azélie a mis de l'huile dans son bureton. M. Jousseau le prend à la main. Azélie marche avec ses sabots dans la nuit noire. Elle porte un rouet, et une quenouille chargée. M. Jousseau marche après Azélie, se garant des pierres et du ruisseau de fumier de la ferme. Les voilà arrivés, lui et elle, à la veillée des femmes: tous les rouets sont en jeu. Quand les commères le voient:--«M. Jousseau, mon dernier a une foulure.»--«Il faut une omelette aux cloportes,--dit M. Jousseau,--je vous ferai l'ordonnance.» Il s'arrange à son rouet.--«M. Jousseau, mon homme a son rhumatisme.»--«Bonne femme, c'est qu'il ne porte plus les trois marrons que je lui ai dit de porter dans la poche de son pantalon.»--M. Jousseau a mis son rouet en train. Il ordonne encore d'autres remèdes, et sous son pied géant chaussé de prunelle, son rouet en fièvre tournoie et ronronne dans la grange, plus strident que tous les autres.

Méprise du créateur que cette cervelle femelle logée dans cette caricature de mâle? Cervelle coulée au moule des gynécées, engouée de chiffons, manœuvrant toute la machine solide de ce corps ridicule aux petits travaux des Arachnés! Homme-femme ayant ambition depuis trente ans d'aller à Paris pour caresser de l'œil les belles robes et les beaux bonnets, et les petits brodequins! Et les paysans lui pardonnent à ce maire enjuponné, fiers de vous montrer l'écriture calligraphiée de ses grotesques ordonnances médicales.

La veillée est finie. Il est rentré chez lui. Il est dans son lit, M. Jousseau. Il a la tête sur son oreiller; sa chandelle est sur sa table de nuit. Ses volets sont bien fermés, les rideaux de sa fenêtre tirés. Il est couché sur le dos; il tripote dans ses longs et grands doigts noueux quelque chose, et le retourne et le façonne comme une mère habille son enfant. Il a un petit carton près de lui, où il puise et remet tantôt un chiffon, et tantôt un autre. Ces chiffons ressemblent, à de petits vêtements: voilà un petit béguin et voilà une petite jupe. Il travaille avec tout cela dans la ruelle contre le mur. C'est long ce qu'il fait; il s'impatiente; il prend une épingle sur la table de nuit; il se pique. Il bougonne sourdement. Cela avance. Il sifflote un petit air. Il lui faut maintenant ses deux mains; il met l'épingle entre ses dents. Là! voilà qui est fini. Il fait sauter cela sur son séant, regarde et donne encore un coup de main ici et là: c'est sa poupée qu'il vient d'habiller. La chandelle tantôt ramasse sa flamme au-dessus de son champignon qui charbonne, tantôt la lance bien haut par-dessus; et au mur, le petit paquet de chiffons que branle le vieillard remue. Au mur, aussi, l'énorme nez du vieillard se projette, mettant une grande ombre bien noire qui marche et rétrograde selon que la chandelle flambe ou se reploie. Au mur, ce nez énorme se profile net; et d'une ligne cernée, la silhouette étrange tremblotte, toujours à sa même place, grandissante, puis immobile; tandis que promenée et ballante sur les plis des draps, la poupée estompe plus bas l'ombre allongée de ses oripeaux qui dansent...

Le dimanche gras, il arrive à Rumilly une grande caisse de Paris pour M. Jousseau.--M. Jousseau s'enferme avec sa caisse; même Azélie ne sait ce qu'il fait enfermé.

A midi, le mardi gras, M. Jousseau sort dans son cabriolet d'osier.

Quand M. Jousseau passe en son cabriolet d'osier devant le portail de l'église, le saint Martin sous son dais festonné ajusté aux meneaux lève son petit bras de pierre et met sa main devant ses yeux, en auvent, pour mieux voir. Les figurines qui vivent à chaque jambage perchées sur une colonne torse, dans un habitacle clochetonné, se penchent et se dressent sur la pointe du pied et s'avancent. L'ange à droite qui porte un beau lis à la main s'oublie, curieux, et grimpé jusqu'au haut des accolades, s'accoude sur les armes de France, laissant ses voisins en mauvaise position et mal en point pour voir. Petit à petit les saints s'essayent tous à déranger de la tête les gouttes de glace, réunies en grappes, qui pendent à leurs petites couronnes sculptées. Le soleil, jusque-là endormi dans son lit de nuages gris, s'éveille et met une mouche d'or au bout du nez de la Vierge qui fait vis-à-vis à l'ange de l'Annonciation, les yeux baissés. Voilà que la jolie Vierge lève elle aussi, pour regarder, ses paupières de pierre toute noircies des larmes de la pluie d'hiver. La grande rose à six feuilles en cœur resplendit comme une prunelle de cyclope dilatée; et les monstres des gouttières, et les apôtres qui demeurent contre les contre-forts sont tout éjouis et remuants d'aise d'avoir les plus hautes et les meilleures places, tant elle est curieuse, unique et merveilleuse, la chose à voir! Même comme les portes sont ouvertes, du fond de l'église, les personnages du retable, les soldats juifs et les saintes femmes tâchent de jeter l'œil par-dessus les chandeliers d'argent de l'autel, et les deux larrons quasi-morts retrouvent un regard pour ce spectacle étrange:--M. Jousseau, M. le maire, dans son cabriolet d'osier, défile devant l'église costumé en odalisque!

 Le curé qui a lu la chronique du pays, disait sur le pas du presbytère: «O Jean Collet, vous qui élevâtes notre église de Rumilly, si belle qu'un monsieur de Paris est venu la dessiner l'autre année, et que le préfet l'a regardée l'autre jour! Vous qui l'élevâtes, pieux Jean Collet, chanoine et official de Troyes, par trente-quatre ans de quêtes patientes au travers des contrées chrétiennes, architecte de charité! ne serait-ce pas votre méchant petit frère Claude,--Claude qui, perdant que vous faisiez, armé de votre aumônière, croisade pour conquérir cette belle maison de Dieu, crayonnait sur tous les murs un grand enfer, écrivant au-dessous, le mécréant!

 

En ce palud et horrible manoir

N'est cordelier, ni moine blanc ou noir

On s'en estonne, et le peintre respond:

S'il y en a, mais on ne peut les voir.

Parce qu'ils sont mussez au plus profond.

 

«Claude, ce poète d'Hérodiades, qui donnait à lire aux beaux amidonnés de son temps, l'Oraison de Mars aux dames de la cour;--ne serait-ce pas, ô pieux Jean Collet, votre méchant malin de frère qui revient un instant de l'Ile des Hermaphrodites en guenon habillée, pour distraire et mettre en émeute les saints, les saintes, la Vierge et les anges et les éveiller de leur rêve de paradis et faire les cornes à votre pauvre âme trépassée, dites, ô Jean Collet?»


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