lundi 26 mai 2025

Disparition du vase de la Cène

 

Juan de Juanes ; La Cène (fin XVIe siècle ; Musée du Prado

En 1200, 4 ans avant la prise de Constantinople par les Croisés, un pèlerin russe parcourt les sanctuaires de l’empire d’Orient, et dresse un catalogue des reliques qu’on y vénère. Dans la basilique de Sainte-Sophie, il remarque un petit vase de marbre, dont Notre-Seigneur se servit le Jeudi-Saint, quand il célébra la dernière Cène avec ses apôtres. Ce serait lors de cet évènement que Jésus annonce aux apôtres la trahison de Judas.

 Ce détail a, pour nous Troyens, une véritable importance.

En effet, ce vase de la Cène arrive quelques années plus tard, au Trésor de la Cathédrale de Troyes, et y reste, entouré de la vénération de nos ancêtres, jusqu’à cette nuit funeste de 1794, où nos reliquaires et la plupart de nos reliques sont livrés aux flammes par la Révolution.

Dans quelles circonstances le vase de la Cène a-t-il fait le long voyage de Constantinople à Troyes ?

 La IVe Croisade compte un grand nombre de seigneurs champenois, ayant à leur tête notre évêque Garnier de Trainel. Maîtres de Constantinople, ils disposent des richesses sacrées, mais le légat du Saint-Siège, sous peine d’excommunication, donne l’ordre de s’en dessaisir entre les mains de Garnier de Trainel, qui en réserve une large part à sa Cathédrale.

Le vase de la Cène est l’une des plus précieuses de ces reliques. Sur un vitrail de la cathédrale du XIIIe siècle, on voit notre évêque porter un vase de forme ronde qui est, le vase de la Cène. En face de lui, l’archidiacre Hugo tient dans ses mains recouvertes d’un linge, le chef de l’Apôtre saint Philippe. Le nom des personnages est écrit en capitales gothiques.

 Il est intéressant de noter que le poème du Saint Graal, qui a le vase de la Cène pour objet, fut composé par Chrestien de Troyes, le plus illustres des trouvères du moyen-âge, à la même époque où ce vase précieux fut apporté de Constantinople au Trésor de la Cathédrale.

 En 1429, le Chapitre fait l’inventaire de son Trésor, dont le vase de la Cène : « c’est un grand plat d’argent, dont le fond est fait d’un vase qui a servi à Notre-Seigneur ».

 En 1611, le chanoine Camusat dans un inventaire du Trésor de la cathédrale, donne une description détaillée du vase de la Cène : «  il est en porphyre vert et noir, en forme de bassin rond, garni d’argent, au milieu duquel il y a un crucifix d’argent doré, aux coings des croisons y a 5 émeraudes fines ».

 En 1637, Des Guerrois rappelle que Garnier de Trainel a envoyé un fort beau vase de jaspe, entouré d’un bord d’argent sur lequel il y a 4 vers grecs qui sont gravés en lettres majuscules : « Autrefois, ce plat servait à Notre-seigneur, quand il mangea avec ses bien-aimés apôtres. Maintenant il sert aux saintes Particules (c’est-à-dire les Hosties consacrées) de notre même Seigneur, ce que témoigne ce don si artistement orné ».

Un inventaire de la Cathédrale de 1700, ajoute que ce vase « a servi à la Cène de Notre-Seigneur, les lettres grecques qui sont autour le disent ainsi ».

Un chanoine raconte après le terrible incendie de 1700, qu’il y a à la cathédrale « un bassin assez grand, qui a servi à la Cène, lorsque Notre-Seigneur mangea avec ses Apôtres la veille de sa Passion, sur le bord duquel on lit 4 vers qui en font foi ».

 En 1709, des bénédictins venus à Troyes, constatent l’existence de la précieuse relique « dont Notre-Seigneur se servit à la Cène lorsqu’il lava les pieds à ses disciples, dans le fond duquel on voit un beau vert émeraude, et autour on lit 4 vers grecs qui prouvent son antiquité. Ce vase de porphyre, ou de quelque autre pierre plus précieuse, en forme de petit bassin, a un pied et demi environ de diamètre, y compris un bord d’argent qui en augmente la circonférence. Le fond est enrichi d’une croix d’or ou d’argent doré, fixé à la circonférence par ses quatre extrémités. Le bord d’argent est chargé de 4 iambes grecs en lettres capitales, gravées en relief. Le caractère de ces lettres, maigre et allongé, est assez semblable à celui des lettres capitales que l’on voit dans quelques manuscrits du temps de Charlemagne ».

 Courtalon-Delaistre, curé de Sainte-Savine écrit : « On voit dans le Trésor de la Cathédrale, un plat de jaspe avec un cercle d’argent large d’environ 3 pouces, autour duquel on lit 4 vers grecs, par lesquels on assure que ce plat servit à Jésus-Christ dans la dernière Cène qu’il fit avec ses apôtres, lorsqu’il institua l’Eucharistie ».

 Il faut maintenant aborder une question importante : ce vase était-il authentique ? Notre-Seigneur s’en est-il servi le Jeudi Saint ? Est-ce dans ce vase qu’il a consacré la Sainte Eucharistie ?

 Nous sommes fondés à croire que cette relique vénérée était bien l’un des vases qui servirent à Notre-Seigneur pour la dernière Cène.

 Mais à quel usage ce vase fut-il employé, le Jeudi-Saint, par Notre-Seigneur Jésus-Christ ? Le vase de Troyes servit-il pour la manducation de l’Agneau Pascal ?

Ses dimensions restreintes (1 pied de diamètre) ne permettent pas de supposer que ce fût le plat sur lequel était placé l’Agneau pascal. Elles donnent lieu de croire qu’il était la Patène sacro-sainte où fut consacrée pour la première fois, par le Sauveur lui-même, la Divine Eucharistie. Sur ce vase sacré, Notre-Seigneur prononça la parole toute puissante : « Prenez et mangez, ceci est mon corps ». L’inscription de notre vase confirme cette hypothèse. Elle atteste que Notre-Seigneur s’en servit quand il nourrit ses disciples à la Cène. Or, la vraie nourriture que le Sauveur distribua à ses disciples pendant la dernière Cène, ce fut son corps, qui, dit-il lui-même, est vraiment une nourriture.

Nous ne pouvons, une fois de plus, que regretter qu’en cette nuit funeste de janvier 1794, ce vase, ainsi que tous nos reliquaires et la plupart de nos reliques furent livrés aux flammes par les mains sacrilèges de la Révolution.

 



Pierre de Corbeil recueille le sang du Christ dans un calice - Le Christ laisse voir sa plaie à son flanc. Vitrail du XIIIe siècle – cathédrale St Pierre et St Paul de Troyes (10)


Mgr Garnier de Traînel apporte le "Vase" de la Cène ; l’archidiacre Hugo porte la tête de st Philippe. Vitrail du XIIIe siècle ; cathédrale St Pierre et St Paul de Troyes (10)


Les vitraux du chœur de la cathédrale de Troyes, œuvre majeure de la peinture sur verre en France, tiennent la comparaison avec Chartres et Bourges dans le trio de tête des ensembles vitrés les plus vastes conservés pour la première moitié du XIIIe siècle.

Au prix d'un patient travail d'analyse des verrières et de l'abondante documentation écrite et figurée, on a restitué  cette vitrerie en la replacent dans un contexte foisonnant, préoccupé comme toujours au Moyen Age par les fins ultimes de l'humanité, nourri aussi des enjeux du moment et du lieu, les Croisades et les reliques.

On a également mis en évidence le jeu savant d'interactions avec une multitude d'autres centres artistiques, Auxerre, Chartres, Reims, Saint-Quentin, Châlons-en-Champagne, Baye et Paris notamment, renouvelant la connaissance de la peinture française des débuts du gothique.

Dans un ouvrage, publié dans la grande collection internationale du Corpus Vitrearum, c'est à la fois le patrimoine médiéval inestimable de la ville de Troyes et la richesse artistique de la Champagne qui sont célébrés.


Léonardo da Vinci 
Fresque de La Cène réalisée à la détrempe sur un glacis sur mur de chaux préparé au gesso ;
elle se détériore du vivant même de Léonard. 1495-1498 
Milan, monastère de Santa Maria Delle Grazie, no inv. LXVI:B.79


Dans l'art moderne, le vase de la Dernière Cène n'est pas directement représenté, mais son influence se retrouve dans les nombreuses réinterprétations du dernier repas du Christ. Des artistes contemporains explorent ce thème en le détournant ou en lui donnant une nouvelle signification. Par exemple, certains créateurs utilisent la Cène comme une métaphore de la diversité humaine ou des tensions sociales.

Léonard de Vinci reste une référence incontournable, et son œuvre inspire encore aujourd'hui des artistes qui revisitent la composition et la symbolique de la Cène. Des peintres comme Salvador Dalí ou Andy Warhol ont proposé des versions modernes de cette scène, jouant avec les codes visuels et les interprétations religieuses2.

Si le vase lui-même n'est pas un sujet central, l'idée d'un objet sacré lié à la Cène continue d'alimenter les réflexions artistiques et les représentations contemporaines. Une preuve que les reliques et les symboles religieux ont toujours une place dans l'art moderne !


Salvador Dali - 1955 ; Musée de Washington DC (États-Unis)



Avant la période où l’on fait commencer l’art contemporain, Salvador Dalí avait peint en 1955 un tableau intitulé la Cène dans lequel, comme dans celui de Léonard, il organise la composition du sujet autour de plusieurs lignes droites rayonnant à partir de la tête du Christ.

Cette œuvre étrange, et kitsch pour des yeux contemporains, doit être placée dans l’itinéraire du peintre et l’époque. Dali voyageant en Europe revient à l’expression de la Renaissance. Dans son « Manifeste mystique », il se justifie : “Les choses les plus subversives qui peuvent arriver à un ex-surréaliste sont deux : première, devenir mystique, et seconde, savoir dessiner : ces deux formes de vigueur viennent de m’arriver ensemble et en même temps à moi”.

Le mysticisme pour s’opposer au surréalisme normé par André Breton, le retour au classicisme pour se différencier de l’expressionnisme déferlant depuis l’Amérique (cf. Pollock) !

Et dans son délire et ses propos, qui frappent par leur bizarrerie mais tenaient d’un véritable communicateur, il ajoute c’est une « cosmogonie arithmétique et philosophique fondée sur la sublimité paranoïaque du nombre douze »…

Bref, une attitude qui relève toujours d’un certain esprit surréaliste. Ce tableau fut remarqué et largement commenté, mais cette orientation picturale eut peu de filiation.


En revanche, en dehors du strict champ des arts visuels, un film marqua les esprits en 1961, Viridiana de Buñuel et sa fameuse Cène. Banni en Espagne jusqu’à la mort de Franco en 1975, condamné par le Vatican, il reçut la Palme d’or au Festival de Cannes de 1961.



Il y eut sans nul doute un certain côté provocateur, puisque sous l’air de l’Alléluia du Messie de Haendel, une bande de clochards et de petits truands, abusant de l’hospitalité de leur bienfaitrice Viridiana, reproduisent la scène de Leonardo dans le décor dévasté du château de son oncle. En fait ce ne fut qu’un grandiose pied-de-nez de Buñuel au pouvoir et à l’Église catholique espagnole qu’il a toujours critiquée. Il faut revoir cette scène du film, somme toute bien innocente mais décapante non pour le catholicisme mais pour l’emprise morale de celui-ci, pour les dérives de tendances mystiques. Il faut reprendre le message de Buñuel, lui aussi surréaliste, mais pas à la Dali, qui critique fermement la bourgeoisie et dit que la religion doit s’ouvrir au monde. C’est ainsi que Viridiana renonce à sa vie pour s’occuper des pauvres et mettre son domaine à leur service.




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