Souvenirs
d’antan, souvenirs de Jules Ruelle, né au Val Perdu un hameau de Couvignon non loin
de Bar-sur-Aube.
Retraité
de la gendarmerie, Jules possède plusieurs atouts qui rendent son texte très
précieux pour nous.
D’abord
ses souvenirs remontent à l’origine même du XXe siècle où tout a brusquement
changé. On aurait pu dire, écrits d’ « avant 14 ». Le cadre de
ce vécu est resté le même pendant toute sa jeunesse, fils et petit-fils de
vignerons. Pendant 20 ans il ne s’est jamais éloigné de son clocher. Son
hameau, Val Perdu qui était déjà ainsi désigné au XIIIe siècle, et que nul ne
songe, heureusement à débaptiser. L’adjudant-chef Ruelle aurait pu intituler
son ouvrage « Avant Quatorze », l’âge d’homme commença pour lui
lorsqu’il fut blessé au combat, quelques jours avant son vingtième
anniversaire.
Le
Barrois Baralbin constitue un domaine particulièrement attachant de notre
terroir viticole où l’on supporte l’iniquité administrative moins patiemment
que les ravages du phylloxéra ! Le témoignage objectif de notre gendarme
sur les conditions de vie et la révolte d’une population représente un document
à verser à un dossier historique. On admirera aussi dans ce récit la finesse
psychologique que n’amoindrit pas la bonhomie du ton : l’auteur a le sens
du détail utile, notamment pour ce qui concerne le vieux langage.
Mais laissons la parole à Jules Ruelle.
« Né
le 12 janvier 1898, j’ai vécu ma première jeunesse au début du siècle, période
communément appelée « la belle époque », mais qui, dans nos villages
vignobles, doit plutôt être baptisée « la triste époque ». En effet,
autant que je me souvienne, entre 1900 et 1914, notre village du Val Perdu,
comme ses voisins, n’a connu que la misère.
La
majorité des habitants sont de petits vignerons exploitant de 50 à 150 ares de
vignes. Or, dès 1897, le phylloxéra a fait son apparition dans le vignoble
aubois, détruisant chaque année des dizaines d’hectares. Entre 1900 et 1906, il
n’existe plus aucune vigne en rapport. Les vignerons sont dans l’obligation de
dépenser leurs maigres économies pour reconstituer leur patrimoine et de passer
la plus grande partie de leur temps à arracher les souches mortes et défoncer à
la pioche le terrain, avant d’y replanter de nouveaux plants greffés sur
porte-greffe américain résistant au phylloxéra. Tout cela nécessite un travail
de forçat non rémunéré. Un certain nombre de jeunes quittent le village pour se
placer en ville ou dans des exploitations agricoles come domestiques.
Les
autres s’organisent pour tenir le coup et franchir ce mauvais cap. Les hommes,
l’hiver, s’embauchent sur les chantiers forestiers ; les femmes se livrent
à de menus travaux de tricotage sur des pièces de bonneterie, pour quelques
sous par jour.
Chaque
vigneron, en plus de son bien, exploite « à marchandise », une ou
deux vignes pour le compte de bourgeois de Bar-sur-Aube, situées dans le vallon
de Queue de Renard. (Je me souviens qu’on y découvrait de nombreux escargots
bouchés en labourant au printemps). En juillet-août, les hommes partent faire
les moissons dans les fermes de la Brie où le travail se fait encore
entièrement à la faux. Je les vois encore partir, chargés de leurs outils de
travail et d’un sac de toile blanche contenant leur linge ; ils sont
accouplés deux par deux (faucheur et ramasseur). Ils sont absents trois ou
quatre semaines pour gagner une centaine de francs qui serviront à payer le
boulanger une bonne partie de l’année.
Ceux
qui ont une nombreuse famille vivent misérablement car on ne connait pas les
allocations familiales ni aucune autre œuvre sociale en faveur de la famille.
Quand la maladie entre dans un ménage, c’est la ruine complète. Ils vont
ensuite travailler à la batterie chez les cultivateurs du coin. Le salaire et
de 3 Frs par jour alors que pour les autres travaux il n’est que de 1,50 F ou 2
F suivant la saison.
Presque
chaque ménage possède une vache que les enfants font paître sur les friches et
le bord des chemins. Les produits de cet animal (lait, crème, beurre, fromage)
sont en partie utilisés à la maison, mais la plus grosse part est vendue à la
ville, en même temps que quelques œufs, quelques lapins et, suivant la saison,
des fruits, des petits pois, des haricots cultivés entre les rangs des jeunes
plants de vignes. Je me souviens que de ma mère et mes grands-mères se
rendaient chaque samedi au marché de Bar-sur-Aube, et souvent deux fois par
semaine, pour vendre leurs produits transportés dans de lourds paniers
suspendus à chaque bras. A l’entrée de la ville, un droit d’octroi était
acquitté sur chaque panier et sur chaque animal de basse-cour.
Chaque
ménage, ou presque, élève un porc acheté en mai et sacrifié vers Noël. Le lard
et les jambons salés fournissent la viande et la graisse pour toute l’année,
car ma mère n’achète de viande de boucherie qu’une fois par semaine et le plus
souvent dans les bas morceaux, plus quelquefois une livre de saucisses ou
quelques abats ; je ne me souviens pas avoir su ce qu’était un bifteck au
cours de cette triste période.
La
nourriture est uniquement constituée par des potées de haricots, des potées de
choux verts et des ragoûts de pommes de terre, navets ou carottes, le tout
accommodé au lard ou au jambon que l’on conservait pendu au plafond après
salaison.
La
boisson est constituée par de la piquette faite avec de l’eau fermentée avec du
marc de raisin ; lorsqu’il n’y a pas de raisin par suite d’intempéries, on
a recours aux poires ou pommes sauvages pour confectionner la piquette. On ne
consomme du vin pur qu’à l’occasion d’une visite, mais chez les vignerons les
occasions sont nombreuses pour boire une chopine avec un parent ou un ami.
C’est d’ailleurs leur unique distraction.
On consomme également beaucoup de harengs salés qui
constituent le petit déjeuner en hiver. Nous avons un voisin, le père
Guillaume, dont c’était la principale nourriture. En hiver, harengs salés, en
été, harengs fumés accompagnés de pommes de terre cites sous la centre et
d’échalote à la croque au sel, qu’il arrosait de fortes rasades de vin rouge.
Du 1er avril au 1er septembre, les principaux repas sont pris à 9h et 14h, la plupart du temps aux champs ou à la vigne. Ces heures de repas sont annoncées par la cloche de la mairie sonnée longuement par un élève de l’école. En dehors de cette sonnerie, celle de l’Angélus était sonnée par une cloche de l’église, chaque jour à 6h, 12h et 18h.
Tous les hommes portent de longues moustaches à la gauloise ou fièrement redressées. Ils sont en général vêtus d’un pantalon de velours sur lequel ils enroulent une longue ceinture de flanelle rouge ou bleue, d’un gilet à manches de lustrine ou d’une veste de lustrine noire. Les hommes d’un certain âge portent encore la blaude en toile bleue parfois garnie de fil blanc sur les épaules. Ils sont coiffés de la casquette plate ou du chapeau de jonc, l’été. L’hiver, ils sont chaussés de lourds sabots de bois appelés coués garnis d’une semelle de paille. Pendant la belle saison, ils portent des souliers qu’ils quittent lorsqu’ils labourent la vigne à l’aide du fousseux.
Toutes
les femmes d’un certain âge portent une coiffe blanche de forme ronde et plate
avec bords de dentelle ou finement tuyautés qui enveloppe la chevelure ;
elles sont vêtues de longs jupons superposés de couleur sombre qui leur
couvrent les pieds et d’un caraco de toile, le tout protégé par un long tablier
de toile grise ou bleue. Pour les cérémonies elles s’habillent de robes de soie
généralement noires garnies de perles en verre et de broderies, sur laquelle
elles jettent un long châle noir pour les deuils. Les enfants portent la
culotte courte et un tablier de toile grise ou noire serré à la taille par une
ceinture de cuir.
Comme
à cette époque il y a au pays de nombreuses personnes qui portent le même nom
et parfois même le même prénom, presque chaque habitant est affublé d’un
surnom. C’est ainsi que j’ai connu : Tiolet, Saindoux, Mère Mouton, Lolo,
Deux, Braillou, Fouyot, Poiblanc, Touillat, Pipelet, Brion, Grande Tasie,
Loffia, Cabouci, Roussi, Ritelot, Malbot, Mouragni, Nabit, Drocolle, jacquetot,
Lépicier, Rincent, Nez de Chien, Jésus Christ, Bocquelet, Gueulotte, Manivet,
Trou de Balle, La Folle, Villotte, Le Préfet, Boissac, Griquet, Collot, La
Mauricotte, Quénom, Margelat, Minzot, Le Petit Cantonnier, et j’en oublie.
Certains de ces surnoms figurent aux actes d’état-civil et sur le cadastre.
Généralement, les femmes sont désignées sous le même surnom précédé de mère ou transcrit au féminin. Beaucoup
de vieillards portent le prénom de Nicolas qui a été converti en Coliche,
précédant son surnom ou son nom.
Au début du siècle, tous les ménages fabriquent leur pain appelé pain de ménage. Chaque maison possède un four construit dans une chambre à four ou parfois Dans la cuisine même, au-dessus de l’âtre. Ce travail a lieu tous les quinze jours.
Je
me souviens que ce jour-là tranchait sur les autres ; la veille, ma mère
préparait le levain à l’aide d’un morceau de pâte fermentée conservé de la
précédente fournée. Le lendemain, elle se levait de grand matin pour pétrir la
pâte dans le pétrin aménagé dans la partie supérieur de la maie. Quelquefois
mon père l’aidait à ce pénible travail. Lorsque la pâte était bien pétrie, elle
était distribuée dans des corbeilles en osier appelées panetons où elle fermentait
pendant plusieurs heures. Pendant ce temps, le four était chauffé avec trois ou
quatre fagots de bois sec. Après en avoir retiré la braise, on y enfournait les
pains qui cuisaient et devenaient dorés. Au moment du défournage, une agréable
odeur de pain frais remplissait toute la maison. A midi on dégustait le dourdon,
la grossière brioche confectionnée avec un reste de pâte additionnée de
saindoux. Quelques fois ma mère lui donnait la forme d’un bonhomme en pain
d’épice et nous étions heureux, ma sœur et moi de manger cette grosse
pâtisserie.
Les
larges miches de pain étaient conservées sur une planche suspendue au plafond
de la cuisine. Je me souviens que mon père, sans être pratiquant, lorsqu’il
entamait l’une de ces miches, n’omettait jamais d’y tracer un signe de croix
avec la pointe du couteau.
Pendant
la saison des fruits, une fois le pain tiré du four, on y enfournait de
délicieuses tartes aux cerises ou aux prunes dont la famille se régalait pendant
plusieurs jours. L’hiver c’était les tartes en bouillie sucrée ; avec les
gaufres mangées pendant les veillées, en hiver et les traditionnelles brioches
et pithiviers achetés pour la fête patronale, c’étaient les seules pâtisseries
en honneur à cette époque.
Tous
les vendredis, ma mère, en prévision du marché du lendemain, baratte le beurre,
avec la crème recueillie sur les pots de lait qu’elle faisait réchauffer autour
de l’âtre. Le beurre, après avoir été soigneusement essoré et lavé à l’eau
fraiche, est partagé en pains d’une livre et d’une demi-livre décorés à l’aide
d’une cuillère et d’une fourchette ; puis, ces pains sont enveloppés dans
des feuilles de chou ou de betteraves pour les tenir au frais.
Ma mère a le secret pour confectionner de délicieux fromages, qu’elle met passer dans un pot de grès après les avoir enveloppés dans des feuilles de platane.
Je me souviens d’un autre régal de la famille. C’est la soupe de pomme
de terre qu’elle ne fait que le jour du pain, car, se levant de grand matin,
cela permettait une longue cuisson dans le pot devant l’âtre. Autrement ma mère
ne connait que la soupe à l’oignon ou aux choux, et la panade. Il a fallu les
restrictions de la guerre 1914-1918 pour que dans chaque ménage on prenne
l’habitude de manger la soupe aux pommes de terre presque chaque soir.
Tous
les travaux de la terre sont pénibles car tout s’exécute à la main ; on ne
connait pas encore les machines agricoles. Au printemps, après le taillage de
la vigne, les vignerons donnent à celle-ci un premier labour appelé sombrage
qui s’exécute à l’aide du fousseux, sorte de crochet pointu et
large d’ailes, que l’on tire à soi une fois plongé en terre.
Puis
c’est le paisselage. Les échalas ou paisseaux ramassés en piles avant
l’hiver, dont les pointes ont été préalablement révisées, sont à nouveau
distribués et plantés au pied des souches à l’aide d’une picoltte, sorte de griffe
fixée au pied par une courroie. Les talles sont ensuite fixées à l’échalas
par un lien d’osier.
Au
début de l’été, on procède à un deuxième labour à l’aide d’une binette à deux
pointes nommée raclette et parfois un troisième labour avant les vendanges.
Entre-temps, lorsque les jeunes pousses sont suffisamment longues, on procède à
l’accolage qui consiste à fixer ces tiges sur les échalas avec deux brins de
seigle taillés dans des bottes préalablement peignées et nommés glus.
On procède ensuite à deux ou trois sulfatages et au rognage des tiges dépassant
les tuteurs. Ce dernier travail se fait à la serpette, outil que chaque
vigneron a constamment dans sa poche.
Il n’y a plus qu’à attendre les vendanges qui ont lieu généralement vers le 5 octobre. Les paniers de raisins, des vendangeurs sont versés dans de grandes hottes en osier contenant environ 50kg qui sont transportées au pied de la vigne pour être culbutées dans le cuvreu, grande baignoire en bois installée sur une charrette.
Le soir, les cuvreux sont rapportés à la maison et leur contenu versé dans de grandes cuves en bois après avoir été foulé et écrasé à l’aide des pieds nus. .
Il n’y a plus qu’à laisser fermenter le vin pendant une quinzaine de jours en foulant la cuve chaque jour pour éviter l’échauffement. Puis, vient le moment de tirer la cuve. C’est presque un jour de fête ; tous les hommes de la famille y participent pendant que les femmes préparent un bon repas qui sera copieusement arrosé.
Le
vin nouveau, bien clair, bien rouge, coule dans un baquet appelé tire-vin
placé au pied de la cuve où il produit une belle écume rose ; au fur et à
mesure, il est transporté à la cave à l’aide de la gerle, espèce de tonneau
ouvert à un bout, muni de deux poignées dans lesquelles on passe un long bâton
nommé tégnier qui permet de porter la charge à deux sur l’épaule, avant
de vider le vin dans les tonneaux alignés dans la cave.
A
cette époque, la vente de ce vin était très irrégulière et les prix fort bas
(30 à 40 francs l’hectolitre). Les transactions se font par l’intermédiaire
d’un courtier local appelé gourmet ; la majorité des
acheteurs sont des agriculteurs du nord du département qui viennent
s’approvisionner pour l’année. Les transports se font par voitures
hippomobiles. On fait très peu de vin blanc, juste pour remplir quelques
centaines de bonnes bouteilles. La vente pour le champagne n’existe pas
encore ; d’autant moins qu’en 1908 un décret vient d’éliminer l’Aube de
l’aire de production champenoise ce qui motive la révolte de 1911 dont nous
parlerons en détail plus loin.
Lorsque
le vin était tiré de la cuve, on remettait sur le marc quelques hectolitres
d’eau additionnée d’une vingtaine de kilos de sucre et on laissait ferment er à
nouveau pendant une semaine, ce qui donnait la piquette ou petit
vin qui servait de boisson pendant toute l’année.
Je
me souviens que dans ma toute première jeunesse, lorsque les cuves étaient
tirées, le garde-champêtre accompagné du bedeau passaient chez tous les
vignerons pour collecter le vin destiné à la consommation de l’instituteur et
du curé. Chacun, selon l’importance de son exploitation donnait un ou deux
décalitres de vin. On abandonna cette coutume lorsque le vignoble fut détruit
par le phylloxéra. Elle perpétuait, sans doute, l’époque à laquelle les dimes
étaient perçues par la noblesse et le clergé et aussi le temps où le traitement
de l’instituteur comprenait une certaine quantité de vin versée par chaque
foyer.
Pendant l’hiver, les vignerons confectionnent leur bois de chauffage et terrent les vignes. Ce travail consiste à remonter au pied de celles-ci la terre descendue par les pluies et les labours, pour confectionner un talus nommé chevet au sommet.
Les parties de vignes épuisées sont terrées à l’aide de terre prélevée
dans les côtes dont on a démêlé les pierres ; c’est l’origine des énormes
tas de pierres nommés mergers que l’on voit maintenant au
sommet des coteaux et qui ont été amassés par les vignerons au cours des
siècles. Le transport de cette terre et de ces pierres se fait uniquement à dos
d’homme à l’aide d’une hotte en osier appelée le hotteret. Pendant toute l’année
on voit le vigneron circuler, le hotteret au dos ; il lui sert à
transporter à la vigne ses outils, son casse-croûte et le baril, tonnelet
contenant d’un demi à deux ou trois litres dans lequel la boisson se tient
fraiche à condition de l’enterrer en arrivant au chantier.
Au
cours de l’hiver on procède à la distillation des marcs pour faire la goutte.
Ce travail s’effectue à l’aide d’alambics primitifs installés par
l’entrepreneur à la porte de chaque vinée. Ces alambics montés sur un
foyer posé à même le sol et entouré d’un gros joint d’argile sont fixés ;
il faut en retirer le marc distillé à l’aide de grandes pinces et vider le
liquide avec un grande poêle pourvue d’un long manche. A cette époque la confection
de l’alcool est libre et exempte de droits de régie. Aussi, peut-être à tort
les vignerons en font une consommation
souvent exagérée. Le matin au réveil ils boivent la goutte, (pour certains un
demi verre), ensuite au repas de midi et avant d’aller au lit.
J’ai
connu un arrière-grand-père dont le petit déjeuner chaque jour, se composait
d’un demi-verre de vie mélangée d’autant d’eau, additionnée de deux morceaux de
sucre dans lequel il trempait un quignon de pain ; ce qui ne l’a pas
empêché de vivre jusqu’à 86 ans. J’ai connu deux frères qui, lorsqu’ils se
réunissaient ensemble pour boire la goutte, en consommaient un demi-litre. Il
faut reconnaitre qu’à cette époque, la nourriture dans nos campagnes ne
comporte que des produits naturels du sol et des élevages familiaux, à
l’exclusion de tous produits industriels ou chimiques.
La
confection de bois a lieu dans la forêt communale où chaque ménage a droit à
une part dite affouage. A cette époque les affouagistes sont nombreux et il
n’est pas rare de se rencontrer une quinzaine d’hommes et de femmes autour d’un
feu de braises immense, allumé pour cuire les aliments du repas de midi. Le
menu se compose presque toujours de harengs et de larges tranches de lard que
l’on fait griller au bout d’une baguette de bois et dont la graisse arrose les
pommes de terre mises à cuire sous la cendre. Pendant et après le repas, pris
assis sur des fagots, la conversation va bon train et l’on connait ainsi toutes
les nouvelles du pays ; quelquefois on engage des parties de cartes. Je me
souviens alors que j’étais âgé de quatre à cinq ans et que j’avais accompagné
mon père au bois, être tombé les deux mains dans la braise ce qui m’avait
occasionné de douloureuses brûlures. Le soir, les bûcherons la hotte au dos
regagnaient le village en bandes stout en continuant à deviser. Au passage au
Val Perdu, ceux du hameau invitaient leurs amis ou parents de Couvignon à
entrer à la maison pour se réchauffer tout en dégustant une chopine de vin
nouveau.
L’hiver,
les soirées sont longues, on ne connait pas encore l’électricité, l’éclairage
est réalisé à l’aide de bougies et de lampes à pétrole. Bien des vieilles
personnes se contentent des flammes du feu de bois qui brûle en permanence dans
la haute cheminée. C’est aussi le seul moyen de chauffage car on ne connait
guère les cuisinières et les poêles comme maintenant. Etant jeune, je ne
connaissais pas plus de deux à trois ménages qui en possédaient. La cuisine se
fait dans des chaudrons suspendus au-dessus du feu par la crémaillère ou dans des cocottes ou pots de terre placés devant
le foyer. On se sert également de la braise du feu dans des petits réchauds de
fonte placés au coin de la cheminée.
Pendant
les longues veillées, les hommes façonnent les échalas destinés au remplacement
de ceux qui sont usés. Ils se réunissent en famille pour fendre à l’aide des
dents, l’osier destiné à l’accolage des vignes. Pendant ce temps, les femmes
font des travaux de bonneterie ou écossent, avec les enfants, la provision de
haricots récoltée pour l’année. Tout cela se passe en bavardant au coin de l’âtre
éclairé par les flammes des copeaux d’échalas brûlés au fur et à mesure, tout
en dégustant une bouteille du dernier vin. Quelques fois on fait des gaufres
avec un gaufrier tenu au-dessus des flammes et on fait cuire des châtaignes
sous la cendre.
Au printemps, du 1er avril au 20 mai, les vignes sont à la merci de la gelée. Il suffit d’une nuit au cours de laquelle le thermomètre descend à quatre ou cinq degrés au-dessous de zéro pour réduire à néant tout espoir de récolte et ruiner le travail d’une année. Combien de fois j’ai vu mes parents consulter avec angoisse, le soir, un ciel clair accompagné d’un vent du nord-est, se lever la nuit pour, bien souvent constater le désastre au réveil. Cela arrivait en moyenne une année sur deux ou trois.
En 1912, les vignerons s’étaient groupés pour essayer de conjurer le
désastre en allumant des feux de goudron dans les contrées.
Le pays ne craint guère la grêle, cependant, le 12 juillet 1913, le Val Perdu et son finage sont victimes d’une véritable catastrophe. Pendant trois quarts d’heure, d’énormes grêlons ne cessent de tomber, réduisant à néant les récoltes : vignes, grains, fourrages, fruits, légumes, betteraves, pommes de terre. Il n’existe plus de feuilles nulle part ; les branches des arbres et les rameaux des vignes sont brisés, les terres ravinées, les emblaves plaquées à terre. La grêle atteignait un mètre d’épaisseur dans certains endroits et n’était pas complètement fondue après quatre jours de grande chaleur. Ce fut une année de grande misère. A l’époque qui aurait dû être partout celle des vendanges, je me souviens d’avoir accompagné mon père (j’avais 15 ans) et une dizaine d’autres hommes du village à Fravaux puis à Spoy pour y travailler aux travaux de batterie. Nous partions chaque matin avant le jour par le chemin qui traverse le bois Vallon et les carrières et revenions après le repas du soir, après une rude journée. Nous avons fait ce travail pendant une ou deux semaines. En arrivant au jour à Fravaux, on enviait les vignerons de cette commune occupés aux vendanges alors que chez nous, il ne restait que les souches.
Ce même 12 juillet 1913, au cours de l’orage, la foudre tomba chez un jeune fermier tuant ses deux seuls chevaux. Ce jeune homme, Henri Marlot, était marqué par le sort car, une année plus tard, il devait être tué au cours des premiers engagements de la guerre, laissant une veuve et deux enfants en bas âge.
Chez
les quelques modestes cultivateurs du pays le travail est tout aussi pénible
car, on ne connait pas le matériel mécanique. Les seuls instruments aratoires
sont une charrue, une herse en bois, un rouleau également en bois, une voiture
à gerbes et un tombereau.
Les
terres pauvres et pierreuses sont dures à cultiver et faute d’engrais, donnent
de maigres récoltes ; beaucoup restent en friches. La fenaison et la
moisson se font uniquement à la faux et au râteau à main ; les gerbes de
blé son liées avec un lien de paille prélevé dans la botte ; celles
d’avoine avec un lien de bois vert coupé dans les haies.
Le
battage, suivant l’importance de l’exploitation, s’exécute au fléau ou au gragra,
petite batteuse actionnée par deux hommes à l’aide de manivelles et qui fait un
bruit infernal produit par ses gros engrenages de métal. Le grain en sort
mélangé à la paille qu’il faut trier au râteau puis vanner avec le tarare actionné
à la manivelle. Les grosses exploitations emploient une batteuse mécanique dite
tripot
actionnée par un ou deux chevaux avançant sur le chemin roulant en planches
disposé au bout de la machine. Puis viennent des batteuses actionnées par une
locomobile à vapeur occupant un nombreux personnel. Le jour où elle vient s’installer
c’est tout un évènement ; l’utilisateur doit aller la chercher quelquefois
à une dizaine de kilomètres avec sept ou huit chevaux de trait. Les enfants ne
quittent pas le chantier lorsqu’elle fonctionne ; ils sont en admiration
devant la haute cheminée de la machine à vapeur, ses énormes volants qui
actionnent la longue courroie, ses pistons et ses coups de sifflet au
commencement et à la fin du travail. Il en fut de même lorsqu’un jour un groupe
de cultivateurs s’associa pour faire la moisson avec une moissonneuse-lieuse
prise en location. C’était la première fois que les habitants voyaient
fonctionner un tel engin.
Le
progrès s’installait lentement, mais la misère restait la même en raison de la
mévente des produits agricoles et du manque d’organisation des paysans. Cette
situation durera jusqu’à la grande guerre.
La commune vit pour ainsi dire en circuit fermé. Le forgeron du village fabrique avec son marteau presque tous les outils nécessaires aux vignerons, bûcherons et cultivateurs, c’est-à-dire haches, serpes, fousseux, binettes, pioches, charrues, herses, etc...
Le charron construit voitures, tombereaux, rouleaux et brouettes.
Le menuisier fabrique les meubles nécessaires aux jeunes ménages et les cercueils en cas de décès.
Le bourrelier confectionne les harnais et les répares ; une fois par an, il fait sa tournée chez les cultivateurs et s’installe pour un ou deux jours afin de remettre les équipements en état.
Quand on a besoin de planches on fait appel aux scieurs de long ; ils sont deux au Val Perdu, les frères Joffrin. Je les vois encore au travail ; après avoir fixé à l’aide de chaines la grume sur un tréteau haut de deux mètres, ils la débitent en planches à l’aide d’une large scie qu’ils actionnent. L’un restant à terre, l’autre juché en équilibre sur la pille de bois. C’est un travail lent et pénible qui nécessite une bonne souplesse des reins.
Le charpentier est occupé uniquement à colmater les gouttières des toits et à faire à ceux-ci les réparations le plus urgentes.
Un
seul corps de métier n’existe pour ainsi dire plus, celui de maçon, car les
habitants sont trop pauvres pour construire ou faire réparer les maisons, dont
beaucoup tombent en ruines faute d’entretien. A cette époque il existe au Val
Perdu une vieille épicière qui vent les denrées les plus nécessaires :
café, sucre, chicorée, sel, pâtes, huile, vinaigre et bonbons pour les enfants.
Je vois encore sa fenêtre où sont exposés quelques bocaux de bonbons et de café
ainsi qu’un gros pain de sucre conique qu’elle cassait en morceaux pour servir les
clients. Elle conservait l’huile dans de grandes buires en grès, une table
servait de comptoir, une fente ménagé au-dessus du tiroir servait à y glisser
la monnaie des clients. Les emplettes ne dépassaient pas quelques sous, réglés
en monnaie de billon ou par quelques menues pièces d’argent.
Cette
vieille personne était adorée des enfants car le soir, elle les rassemblait
pour leur conter les contes de Perrault et quelques vieilles légendes locales,
elle était très pieuse, son mari exerçait de son vivant le métier de sabotier.
Lorsque vers 1908 ou 1910, les habitants abandonnèrent la confection de leur pain, un boulanger de Couvignon et un de Spoy venaient livrer leur pain avec une vieille voiture attelée d’un cheval. Celui de Couvignon, le père Giron, vend également de l’épicerie.
Deux fois par semaine, un boucher et un charcutier venaient de Bar-sur-Aube vendre leur marchandise. Je me souviens que les enfants avaient toujours droit à une rondelle de saucisson gratuite. Souvent ils nous emmenaient à l’école dans leur voiture.
Un meunier effectuait une tournée chaque semaine pour échanger les sacs de grain contre la farine dont nous faisions notre pain ou la mouture pour nourrir le cochon. Tous les mois, un ancien Savoyard nommé Combaz fait sa tournée avec un grand fourgon plein de vêtements et tissus, attelé de deux chevaux.
C’est ensuite la visite du marchand de vaisselle avec une voiture verte remplie de plats, soupières, assiettes, bols, verres, etc… présenté sur des étagères superposées ; les prix varient de deux à dix sous.
Au cours de l’hiver passait un marchand de
clous, originaire des Vosges, il transportait sa marchandise dans une poussette
en osier. Précisons que ce marchant ne vendait rien d’autre que des clous
forgés à la main et servant à garnir le dessous des sabots.
De
temps en temps passe, de maison en maison, l’horloger de Spoy qui dépanne les
pendules et surtout les grandes horloges comtoises existant dans presque chaque
maison. Il porte à l’épaule une boite noire sur laquelle sont cloués deux
cadrans d’horloge.
Puis
c’est le tour du chaudronnier étameur qui passe dans la maison pour ramasser
les casseroles percées et les couverts de fer à rétamer. Je le vois encore
installé à Couvignon devant la place de l’école ; il actionne à l’aide
d’une pédale, le soufflet de sa forge portative sur laquelle est placé un grand
plat contenant de l’étain en fusion dans lequel il plonge les couverts
préalablement décapés à l’acide. Il loge dans une roulotte et sa femme répare
les parapluies.
Vient
ensuite le rémouleur avec sa meule à pédale sur laquelle il affûte couteaux,
ciseaux et rasoirs. Puis c’est le chiffonnier marchand de peaux de lapins qui
parcourt les rues en criant : « Peaux, peaux de lapins, chiffons,
ferraille à vendre, peaux de lapins », sur un air modulé. De temps à autre
passent des colporteurs qui portent à l’épaule une boite remplie de mercerie,
papeterie ou bimbeloterie.
Nous
avons aussi souvent la visite des vanniers ambulants qui installent leurs roulottes
à l’entrée du village pour confectionner et réparer hottes et paniers. Pendant
qu’ils travaillent, les femmes vont de porte en porte pour offrir leur
marchandise, en sollicitant l’aumône pour les jeunes enfants guenilleux
qu’elles ont sur les bras ou pendus à leurs jupes. Ces nomades sont
particulièrement nombreux aux veilles des vendanges. Nous craignons ces gens
appelés camps volants.
Il passe assez souvent des chemineaux ou vagabonds qui demandent l’aumône et asile pour une ou deux nuits. Un local spécial appelé corps de garde est aménagé pour eux dans chaque village et la clé en est confiée au garde champêtre.
Une vieille femme, la Dodelote, sans domicile fixe, passe
de temps en temps et s’embauche à la journée dans les ménages pour se livrer à
des travaux de couture et de raccommodage. Elle travaille ainsi régulièrement
chez mon arrière-grand-mère et je me souviens qu’elle prisait beaucoup et
sentait très mauvais ; pendant son travail elle ne cessait de marmonner
des prières et cantiques.
N’oublions
pas le contrebandier marchand d’allumettes. Il se présente dans chaque maison
en disant simplement : En voulez-vous ? En cas de
réponse favorable, il sort de son sac si c’est un homme ou de dessous ses
larges jupons si c’est une femme, un paquet de quelques centaines d’allumettes
confectionnées grossièrement dans un bûche de bouleau finement fendue, soufrées
et garnies de phosphore vert très inflammable. Ils sont souvent recherchés par
les gendarmes mais font des affaires tout de même car à cette époque les
allumettes de la régie sont de très mauvaise qualité. Je me souviens du père
Buretey de Spoy qui, sous couvert de marchand de peaux de lapins, transportait sa
camelote dans un tricycle à hautes roues.
A
cette époque il existe à Bar-sur-Aube une colonie pénitentiaire de jeunes
délinquants confiée à une direction privée, qui emploie ses pensionnaires à
l’exploitation d’une assez grande superficie de vignes situées sur le finage de
Bar-sur-Aube. L’effectif, d’une centaine environ, est confié à la garde de deux
surveillants armés. Ces jeunes gens sont âgés de dix à dix-huit ans, car dès
qu’ils atteignent cet âge, presque tous préfèrent contracter un engagement dans
l’armée plutôt que de continuer jusqu’à leur majorité à subir le régime fort
sévère de la colonie. La plupart ont été confiés à celle-ci à la suite de délit
mineurs souvent sans gravité ; d’autres ont été placés là par leurs
parents dans un but de redressement ; d’autres enfin, particulièrement les
plus jeunes n’ont rien d’autre à se reprocher que d’être orphelins ou d’avoir
été abandonnés par leur famille.
Tous sont vêtus de vêtements rapiécés et râpés, mal taillés, en
grossière bure de couleur gris-bleu, exactement du modèle porté par les
prisonniers de droit commun. L’été ils portent un costume en treillis blanc
comme les militaires de l’époque. Coiffés d’un petit béret de drap bleu, ils
sont chaussés de grossiers sabots de bois et ne portent des chaussures de cuir
que pour les sorties en groupes le dimanche et encore pas tous. Ils ont les
cheveux coupés ras comme les bagnards. Ils sont logés dans un vaste dortoir
commun installé dans un grenier éclairé par d’étroites fenêtres garnies de
barreaux de fer.
Ces enfants ou jeunes gens sont astreints à un travail pénible dans les vignes où tous les travaux à cette époque s’exécutent à la main.
Levés de bon matin, ils défilent en ville pour se rendre au travail alignés en rangs et encadrés de leurs gardiens ; les sabots claquent en cadence sur le pavé des rues. A midi, un des leurs chargé de la cuisine, leur porte la soupe sur le chantier avec une charrette à bras. La nourriture est celle des détenus dans les prisons. Le dimanche après avoir assisté à la messe du matin, ils sont, l’après-midi, emmené en promenade par leurs gardiens aux environs de Bar-sur-Aube, mais toujours en rangs et en ordre ; ils sont précédés par quelques joueurs de clairon. La discipline est très sévère. Quelques-uns parmi les mieux notés sont placés en résidence surveillée chez des vignerons des communes environnantes. Ceux d’âge scolaire ne fréquentent pas l’école mais reçoivent des leçons à l’intérieur même de l’établissement. Pendant l’été, tout ce personnel est employé aux travaux de la moisson chez les fermiers de Bar-sur-Aube.
De
temps en temps quelque mauvaise tête s’évade (1) au cours du travail ; le
fugitif est aussitôt recherché par la gendarmerie et ne va jamais bien
loin ; ramené à la colonie, il est condamné au cachot et au pain sec.
Le dimanche, le Val Perdu avait assez
fréquemment la visite des colons en promenade car l’un des gardiens était
originaire du pays et y possédait encore toute sa famille ; c’était un
homme sévère, de petite taille et portant une belle barbe noire. Cette colonie,
par suite de la disparition d’une grande partie du vignoble Barsuraubois et des
difficultés de recrutement des surveillants, fut dissoute vers 1924.
J’estime que le régime auquel étaient
astreints ces malheureux enfants et jeunes gens, quelles que soient leurs
fautes antérieures, et plus particulièrement les sans-familles, était
profondément inhumain. Pour beaucoup d’entre eux c’était un déplorable moyen de
redressement d’autant plus que, comme dans les prisons, les mauvais
contaminaient les bons ou les moins mauvais.
Le jour de la foire des Rameaux, ceux
qui n’avaient pas été punis avaient le droit de faire un tour sur le champ de
foire et même d’assister à quelques spectacles, mais toujours en groupe et sous
la surveillance des gardiens.
Cette
colonie suscitait la terreur des enfants car, lorsqu’ils n’étaient pas sages,
les parents les menaçaient de les y placer.
Une autre crainte des enfants étaient
les gendarmes qui, à cette époque, en imposaient vraiment plus que ceux de
maintenant. Avec leurs grosses moustaches, coiffés du large bicorne à galon
blanc, vêtus de la tunique noire aux revers rouges, ornées des aiguillettes
blanches et chaussés de hautes bottes garnies d’éperons ; ils ont
réellement un aspect fort sévère qui inspire la crainte lorsqu’ils parcourent
la campagne à cheval sur de fringantes montures. Un long sabre pend aux côté de
la selle et lorsqu’ils escortent un prisonnier, celui-ci marche entre les deux
cavaliers, les mains enchainées et attachées à cette selle.
Les enfants ont peur d’être ainsi
emmenés en prison s’ils se conduisent mal. Le proverbe : la peur du
gendarme c’est le commencement de la sagesse, est alors de circonstance.
Je me souviens que lorsqu’ils passaient
faire signer leur ordre de service chez mon grand-père, adjoint au maire, l’un
des deux hommes restait dehors pour surveiller les chevaux.
Les maraudeurs ou braconniers s’en défiaient car avec leurs montures les gendarmes passaient souvent à travers champs, empruntant aussi bien les chemins de terre que les routes.
A cette époque on se déplace surtout à
pied. Les possesseurs de chevaux se rendent à la ville en carriole ou même en
tombereau. Ils utilisent surtout la cossone, petite carriole plate et
légère, haut perchée sur deux grandes roues et dans laquelle on est
passablement secoué par le trot du cheval. On ne connait guère encore la
bicyclette ; seule le garde forestier en possède une dans le pays. J’en ai
possédé une seulement à l’âge de 17 ans, en 1915.
Les voitures automobiles sont fort
rares ; il n’y a guère que les médecins qui utilisent ce moyen de
locomotion ; auparavant, ils allaient à cheval ou en cabriolet. Je me
souviens avoir vu la première auto alors que j’avais six à sept ans ; elle
appartenait à Monsieur Rale, photographe à Bar-sur-Aube. C’était une sorte de
char à bancs avec galerie au-dessus et munie de roues en bois.
Je me souviens avoir vu le premier
aéroplane pendant l’été 1910. Il participait au Circuit de l’Est et c’était
tout un évènement de le voir évoluer dans le ciel au-dessus du village.
De temps à autre, on voit passer des
ballons sphériques se déplaçant haut dans le ciel au gré du vent. Deux ou trois
fois des ballons dirigeables ont évolué à faible altitude au-dessus de la
région.
Une diligence attelée de deux ou trois
forts percherons passe dans le village deux fois par semaine, assurant la
liaison entre Bar-sur-Aube et Vitry-le-Croisé et entre Bar-sur-Aube et
Champignol. Un roulier assure le transport de marchandises en Vitry et Bar. Le
samedi, jour de marché, de nombreuses personnes chargées de paniers ou poussant
une voiturette se dirigent à pied vers la ville. Celles de Bergères et
d’Urville empruntent le chemin du Côté ou celui de la Côte au Roi ;
l’ancien chemin de Proverville est aussi très fréquenté plutôt que la route.
Le service postal est assuré par un
facteur venant de Bar-sur-Aube et qui se déplace à pied avec une grosse canne
ferrée. Coiffé d’un képi à cocarde tricolore et vêtu d’une blouse bleue. Il
porte son courrier dans un grand sac en cuir.
(1).cf.
Condamnation par défaut de deux évadés, âgés de 15 ans, pour vol au préjudice
de la Colonie par le Tribunal correctionnel de B.-s-A., Audience du 16 déc.1876
(ndlr).
Au
Val Perdu, il remet les plis destinés à Bergères à un auxiliaire, le père
Modeste, venant de Couvignon.
Un
transport de courrier a lieu chaque jour entre les bureaux de Bar-sur-Aube et
de Bligny ; le concessionnaire appelé facteur de nuit transporte ce
courrier dans un sac de soldat placé sur son dos. Il passe chaque jour au Val
Perdu à 8 heures du soir se dirigeant vers Bar sur Aube d’où il revient le
lendemain à 4 heures du matin, faisant ainsi quotidiennement 25 km à pied. Ce
service a été fait à l’aide d’un tricycle à pédales par la suite.
L’hiver
lorsque les routes sont enneigées, le dégagement de la chaussée se fait à
l’aide d’un lourd traineau de bois de forme triangulaire tiré par quatre
chevaux attelés en flèche.
Les
routes sont entretenues avec des pierres charriées et cassées par corvées. A
cette époque la taxe vicinale est payée par du travail. Ceux qui possèdent un
attelage charrient les matériaux ; ceux-ci sont disposés en tas le long de
la route puis cassés par les autres corvéables à l’aide d’un petit marteau
spécial. Je les vois encore ces casseurs de pierres assis à terre au pied du
tas, frappant sans arrêt les gros blocs, les yeux protégés des éclats par des
lunettes en grillage. Quelques vieillards font ce métier pendant toute la belle
saison afin de se procurer des ressources pour l’hiver car la retraite des
« vieux » n’existe pas !
Et
j’en viens maintenant aux petits ramoneurs. Dès les premiers froids de l’hiver
ils apparaissent. Tous originaires de la Savoie, ils travaillent à quatre ou
cinq pour le compte d’un patron qui les exploite, les nourrit mal et souvent
les brutalise. Ils lui ont été confiés par leurs parents pauvres, contre une
certaine somme d’argent. Agés de 8 à 12 ans, ils sont vêtus misérablement d’un
pantalon et d’un sarreau de toile serré à la taille par une ceinture de cuir à
laquelle est accrochée la raclette qui leur sert pour le ramonage. Ils portent
des genouillères de cuir serrés par des courroies de cuir pour s’arc bouter
dans les cheminées. Chaussés de galoches à semelles de bois et coiffés d’un
bonnet de coton dont ils se couvrent la face pour protéger les yeux de la suie.
Ils portent également un tonnelet en bandoulière pour y mettre l’eau de vie que
leur patron les oblige à mendier en même temps que le pain, le lard et le
fromage qui constituent leur nourriture, ainsi que quelque sous. Ils portent
tous un long bâton ferré. Leurs vêtements, leurs mains et leur face sont
recouverts d’une épaisse couche de suie sous laquelle on voit briller leurs
dents et leurs yeux toujours rouges. Lorsque le froid est rigoureux ils
grelottent sous leurs maigres vêtements, car ils ne possèdent pas de manteau.
La nuit, leur maître les fait coucher dans la paille des écuries et des
granges. Nous en avons peur !
Pour
ramoner une cheminée, ils se hissent à l’intérieur où ils grimpent en s’aidant
des épaules et des genoux tout en grattant la suie avec leur raclette. Une fois
au sommet ils s’installent sur le dessus de la cheminée et poussent leur
chansonnette d’une voix aigüe : A ramona la cémina du haut en bas…
En général, les petits
ramoneurs étaient fort intelligents et possédaient une bonne instruction
primaire pour leur âge malgré leur absence de l’école en hiver.
Réjouissons-nous que
par la suite, cette exploitation des enfants ait été interdite !
Le
père Combaz (cité plus haut et ci-dessous), ancien ramoneur racontait dans son
almanach qu’étant couché dans une grange, il avait surpris la conversation de
deux malandrins qui projetaient d’assassiner Napoléon III. Les ayant dénoncés,
l’Empereur lui aurait fait remettre un napoléon qui fut ainsi le commencement
de sa fortune. Ayant acquis une boite de colporteur il commença son
commerce dos puis avec un âne, puis avec
un cheval et voiture et maintenant c’est lui qui parcourt nos villages avec un
florissant commerce de tissus. Je ne sais si l’histoire est véridique mais elle
méritait d’être relatée. Cet ancien ramoneur est un excentrique, il se
présentera plusieurs fois à la députation contre le candidat réactionnaire. Au
cours de ses campagnes électorales il se faisait accompagner de musiciens et de
tambours ; il faisait garder ses affiches sur les murs des halles de
Bar-sur-Aube par un factionnaire armé d’un échalas. Ilse disait premier citoyen
du monde et publiait un almanach qu’il adressait à tous les Chefs d’État et
même au Pape. Je le vois encore au cours de sa dernière campagne, déguisé en
clown, juché sur une carriole, le tambour de ville à ses côtés, parcourant les
rues de Bar-sur-Aube en haranguant la foule, le jour de la foire des Rameaux.
Le village possède une compagne de
sapeurs-pompiers commandée par mon père dont j’admire le bel uniforme de
lieutenant avec ses galons en trèfle sur les manches et sa tunique bleue et son
casque nickelé. Le corps se compose d’une douzaine d’hommes avec le
sergent-fourrier, caporal, tambours et clairons.
Le
premier dimanche de chaque mois, les pompiers se rassemblent pour manœuvrer la
pompe à bras et l’entretenir en parfait était de fonctionnement. Une discipline
assez rigoureuse règne parmi eux ; ceux qui se présentent au
rassemblement, en retard ou avec des uniformes mal bossés, un casque ou des
boutons mal astiqués, des souliers ou sabots non cirés, sont passibles d’une
amende d’un à deux francs qui grossit la somme allouée par la commune pour le
banquet de la Saint Nicolas.
La veille au soir de la manœuvre, le tambour accompagné d’un ou deux clairons, parcourt les rues en battant la « retraite ». Avant l’heure de la manœuvre, ils la parcourent à nouveau en sonnant le « rappel » ce qui donne de l’animation au village. Chaque pompier à tour de rôle fournit un litre d’eau de vie pour boire la goutte après la manœuvre.
Malgré l’existence de quelques toits de chaume, je n’ai connu qu’un incendie au pays, qui s’était déclaré chez un voisin ; bien que je n’aie eu alors que trois ans et demi, je me souviens que ma mère nous avait transporté ma sœur et moi, en chemise de nuit, chez mon grand-père à l’autre extrémité du village.
C’est le député Thierry Delanoue (maire de Soulaines et conseiller
général) qui avait offert l’uniforme aux pompiers à la demande de l’adjoint, au
cours d’une campagne électorale.
A
part de rares exceptions, les maisons d’habitation n’ont qu’un rez-de-chaussée
composé d’une ou deux pièces. La cuisine, pavée de dalles de pierre souvent
disjointes, est meublée d’une table et de quelques chaises paillées, d’une maie
ou d’un buffet étagère dit dressoir ou vaisselier et souvent
d’un lit de coin. La chambre, quand il en existe une, est parfois munie d’un
parquet en planches mal jointes et meublée d’une armoire, d’un lit ou deux,
d’une table de nuit, d’une table pliante et de quelques chaises. Chez mes
parents il faut traverser la chambre pour se rendre à la cuisine. Les plafonds
sont constitués par un plancher dont les poutres sont apparentes et enfumées. Y
sont accrochés les bandes de lard, les glanes d’oignons et les raisons de
conserve après les vendanges. Des jambons sont suspendus de chaque côté de
l’âtre pour être fumés. Les murs sont blanchis à la chaux mais plus souvent
noircis par la fumée et la crasse ; très peu de chambres portent du papier
de tenture. Je me souviens que chez mes parents celui-ci était remplacé par les
grandes gravures en couleur du « Petit Journal illustré » ce qui constituait
une rétrospective illustré des principaux évènements des années précédentes,
très instructive pour les enfants.
Les
lits constitués par une couchette de bois de 1,10 m de largeur se composent
d’une paillasse dont on change la paille tous les ans, d’un lit de plumes
recouvert de deux draps, d’une ou de deux couvertures et d’un édredon en duvet.
Ils sont entourés de grands rideaux à ramages suspendus à un ciel de lit ;
ces rideaux aux larges plis sont des nids à poussière et… à araignées. Quelques
étagères portent la batterie de cuisine et la vaisselle. Dans presque toutes
les maisons, il y a une grande horloge comtoise et sur la cheminée, une pendule
placée sous un globe avec, au-dessus, la couronne de mariée de la maitresse de
maison. Aux murs sont accrochés des cadres contenant les images de première
communion, les certificats d’études dont on est fier ou quelques gravures
représentant en général des souverains ou des batailles de la guerre de 1870.
Une bassinoire de cuivre est pendue dans un coin.
On
n’ouvre jamais les fenêtres (la plupart du temps encombrées d’objet divers).
Par contre, la porte d’entrée, ouverte le matin au réveil ne sera fermée que le
soir, sauf en cas d’absence et pendant la mauvaise saison. Cette porte est
munie d’un clayon grillagé qui empêche les volailles de pénétrer dans la
maison et les jeunes enfants d’en sortir. Il n’existe pas de WC ; on se
contente de satisfaire ses besoins au pied du tas de fumier, dans l’écurie ou
dans quelque coin des nombreuses maisons en ruines.
Les
règles d’hygiène sont méconnues et les soins de propreté des plus
rudimentaires. Comme il n’existe pas de cours d’eau au pays, personne ne sait
ce qu’est un bain à grande eau ; les jeunes gens se lavent entièrement le
corps avant de passer devant le conseil de révision. La toilette du matin
consiste le plus souvent à se passer sur la face et dans le cou un coin de
serviette mouillée ; jamais d’ablutions à grande eau, sauf pour enlever la
poussière les jours de « batterie ». On se passe un peu d’eau sur les
mains avant les repas (et encore pas toujours). Certaines vieilles personnes
ont les dents gâtées car on ne connait pas l’usage de la brosse à dents. On ne
consulte jamais le dentiste, sauf pour se faire arracher une dent trop
douloureuse, opération qui se pratique sans anesthésie, généralement par une
religieuse de l’hôpital. Beaucoup de personnes préfèrent souffrir pendant des
semaines plutôt que d’affronter une telle intervention. La visite médicale
coûtait 2 Frs et on ne parlait pas de frais de déplacement. Il n’existait pas
de spécialités pharmaceutiques. Les remèdes et potions étaient tous réalisés
par le pharmacien sur ordonnance du médecin.
Les
accouchements étaient faits à domicile par la sage-femme que l’on allait
chercher en voiture hippomobile. L’opération avec les visites suivantes
coûtaient une dizaine de francs, 25 en 1915, 75 en 1921.
Je
me souviens que ma grand-mère atteinte d’une hernie étranglée, fut opérée à
domicile, à la lueur d’une mauvaise lampe à pétrole. Les hommes se rasent
seulement le dimanche et certains tous les quinze jours car beaucoup doivent
avoir recours à un coiffeur. J’ai connu à Couvignon un homme surnommé
Chouailler qui ne se faisait couper les cheveux et tailler la barbe qu’une fois
l’an et se débarbouillait rarement ; il était hideux et répugnant. Doté
d’un système pileux abondant, sa face n’était plus qu’une boule de longs poils
hirsutes au milieu desquels se distinguaient à peine les yeux et le bout du nez
crasseux barbouillé de tabac à priser. Il se donnait seulement un coup de ciseaux
lorsque cheveux et barbe étaient devenus trop longs.
On
fait la lessive tous les deux ou trois mois, quelques ménages aux armoires bien
garnies se contentent même de deux fois par an. Cette opération dure trois
jours : on commence à placer sur un trépied un grand cuveau en bois cerclé
au fond duquel on dispose un large sac appelé fleurier rempli de
cendres de bois mises de côté à cet effet. Ensuite le linge est frotté et
entassé au-dessus des cendres puis arrosé d’eau chaude que l’on fait bouillir
dans une grande marmite suspendue au-dessus de l’âtre par la crémaillère. Le
lendemain on passe la journée à arroser le linge avec l’eau chaude recueillie
dans un baquet placé sous le cuvier puis chauffée à nouveau ; cette
opération s’appelle couler la lessive. Le troisième jour, la maitresse de maison
aidée de parentes ou de femmes de journée, dé-tasse le linge et le lave à grand
eau au ruisseau ou au lavoir public, à grand renfort de coups de battoirs et de
coups de langues. Pour ce travail, elles s’agenouillent dans une caisse en bois
nommée triolo. Le linge est ensuite mis à sécher sur les haies ou
étendu sur le pré.
Je
ne sais si c’est le manque d’hygiène ou la nourriture mal équilibrée, surtout
pendant le jeune âge, mais beaucoup de jeunes gens meurent de la tuberculose,
[poitrinaire on disait alors], entre 18 et 30 ans. On consulte d’ailleurs
rarement le médecin et seulement dans les cas graves et à la dernière
extrémité. Les gens n’ont pas les moyens de s’offrir le luxe de se faire
soigner et restent avec leurs maux. Lorsqu’un sujet est atteint de tuberculose,
on ne tente rien pour essayer de le sauver, attendu qu’il est considéré comme
perdu ; aucune précaution élémentaire n’est prise pour protéger son
entourage de la contagion. Le malade n’a plus qu’à se laisser mourir lentement.
Une demi-douzaine sont ainsi décédés au pays en 1906. C’est devenu une
véritable hantise pour les jeunes. Le manque de propreté doit être également la
cause qu’un assez grand nombre de vieillards que j’ai connus étaient atteints
de cancers de la face : nez, oreilles, lèvres… je les vois encore avec
leurs plaies hideuses et répugnantes.
Les
vieillards sans fortune et sans famille finissaient tous dans une misère noire
car bien souvent, ils refusaient l’hospitalisation qui d’ailleurs n’intervenait
qu’à la dernière extrémité, leur laissant croire qu’on les conduisait à juste
pour mourir. Ceux qui ont des enfants finissent leurs jours en allant vivre un
mois chez l’un, un mois chez l’autre, et bien souvent ils ne sont pas très bien
vus. Du fait qu’ils ne sont plus capables de travailler, on ne les prive pas de
vexations et de brimades. J’ai connu des cas comme celui que Zola raconte dans
« la Terre », au sujet de la fin du père Rougeon Macquart.
Des
bons de pain sont distribués aux plus indigents pendant la mauvaise saison. Ces
bons sont attribués par la commune et, pour le plus grand nombre, par le député
Thierry Delanoue qui est très riche et fort charitable.
Les loisirs sont peu nombreux en dehors
des fêtes et des réunions de famille. On se contente le dimanche, lorsque le
travail ne presse pas trop, de se rassembler avec quelques voisins ou amis pour
faire une manille tout en dégustant une cruche du dernier vin, puis on va boire
un verre chez chacun des joueurs, ce que l’on appelle : faire la
tournée !
Quelques fois pendant la belle saison,
les hommes se réunissent dans la rue pour faire une partie de bouchon ; ce
jeu consiste à culbuter avec un palet en plomb un bouchon sur lequel chaque
joueur a placé une pièce de billon. Le gagnant ramasse les pièces tombées le
plus près de son palet.
La chasse est réservée à quelques privilégiés
seulement. Pas de pêcheur, du fait qu’il n’y a pas de cours d’eau à
proximité ;
La jeunesse ne sort guère du pays faute
de moyens de locomotion, tout au plus fréquente-t-elle la fête patronale des
communes voisines.
La majorité des jeunes gens utilise le chemin de fer pour la première fois lorsqu’ils sont appelés au régiment.
Avant 1914, je faisais partie d’une
société de préparation militaire à Bar-sur-Aube, avec plusieurs camarades du
pays et des communes voisines ; nous nous rendions aux séances à pied,
chaque dimanche. Nous étions au nombre de deux cents environ et avions un
uniforme copié sur celui des chasseurs-alpins. Un esprit de camaraderie et de
patriotisme était entretenu parmi nous par nos instructeurs sous-officiers de
réserve, la plupart instituteurs.
J’ai
conservé le meilleur souvenir de cette période qui nous a permis de fusionner,
enfants de la ville et enfants de la campagne, de mieux nous connaitre au lieu
de nous détester comme avant…
Cela nous dégrossissait et nous
permettait de lier de solides amitiés avec des camarades de toutes origines et
de tous milieux sociaux ; encore aujourd’hui je suis heureux de rencontrer
quelques-uns de ces anciens camarades dont beaucoup malheureusement sont restés
sur les champs de bataille car notre société comptait dans ses rangs uniquement
des jeunes des classes 1917 à 1920.
Pendant
que nous y sommes, parlons du conseil de révision : c’est chaque année un
événement au pays. Les jeunes conscrits accompagnés de leurs sous-conscrits, se
rendent à Bar-sur-Aube en chantant avec drapeau, tambours et clairons en tête.
Le soir, de retour au pays, ils portent sur la casquette un large carton
bariolé avec leur numéro. Les revers de leurs vestons sont garnis de cocardes,
médailles et rubans tricolores. Leurs têtes sont échauffées, tous crient et
chantent. Ils rendent visite aux demoiselles qui leur paient à boire, la fête
et le tintamarre durent toute la nuit.
Aujourd’hui, le conseil
de révision passe inaperçu ou presque.
Les habitants de la ville et ceux de la
campagne ne sympathisent guère disions-nous ; il en allait de même pour
ceux de deux communes voisines : Couvignon et Meurville. A l’échelon
communal, le chef-lieu de commune et le hameau ne sont pas toujours d’accord.
Au Val Perdu même, les deux quartiers : le Bout du Haut et le Bout d’en
Bas ne se fréquentent pas beaucoup ; ceux du Bout d’en Bas sont qualifiés
par les autre de « Bourgeois » parce que, en général, leurs
habitations sont mieux entretenues et de construction plus récente ;
cependant tout le monde est aussi pauvre.
Comment aurait-on voulu que les différentes nations s’entendent avec l’état d’esprit de cette époque ? On constate aujourd’hui avec plaisir, une nette amélioration à ce point de vue.
Comme on a pu le constater, les paysans à cette époque, vivaient pauvrement, travaillaient durement, mais ne manquaient pas une occasion de se réunir en famille et de se distraire, en somme à peu de frais.
Commençons par Noël ! La veille,
les enfants n’oublient pas de déposer leurs souliers et sabots bien cirés dans
l’âtre de la cheminée où le petit Jésus, [on ne parle pas du
Père Noël] au cours de la nuit, doit les remplir de friandises en sucre rouge,
en chocolat ou en guimauve, accompagnées d’une ou deux oranges. Je me souviens
que je plaçais un sabot dans la cheminée de tous les membres de la famille.
C’était le seul jour de l’année avec celui de 1er janvier où l’on
mangeait des oranges.
Etait-ce le défaut de la coutume ou le
manque de ressources ? Je ne me souviens pas avoir vu réveillonner ni confectionner
des arbres de Noël.
La semaine suivante, c’est le 1er
janvier ! Ce jour-là, la famille se lève de bon matin car il faut avant
midi rendre visite aux parents et amis pour leur présenter les vœux de nouvel
an. Tout le monde est endimanché et chaussé de sabots nefs.
Dès 18h00 nous recevons la visite des
sapeurs-pompiers qui viennent présenter leurs vœux à mon père qui les reçoit en
uniforme. Ils arrivent en rang et au pas cadencé sous le commandement du
sergent Coquard, clairons et tambours en tête, qui exécutent une marche. Après
leur avoir offert la goutte ou le vin blanc, mon père prend le commandement
pour aller présenter les vœux à l’adjoint au maire qui, à cette époque est mon
grand-père. Le déplacement s’exécute toujours en ordre et en fanfare ; les
enfants suivent le défilé.
Mon père rentre à la maison et nous allons présenter nos vœux aux parents : « Bonne année et bonne santé » - « Je te la souhaite bonne et heureuse » - « A toi pareillement »
- Je te souhaite une bonne année de bâtons pour chauffer tes talons – Et moi une bonne année de fagots pour chauffer tes étiots.
Et ce sont les
embrassades à la ronde. Les hommes
boivent la goutte et les femmes un petit cassis. Pour nous les enfants, une
seule chose compte : c’est que chez chaque parent, nous allons recevoir
des étrennes : friandises, oranges, gâteaux et quelques piécettes d’argent
pour la tirelire.
L’après-midi, les enfants vont présenter leurs vœux à l’instituteur et l’institutrice. Ils leur offrent en général un demi-litre d’eau de vie de marc ; les plus pauvres offrent trois belles oranges. Ils reçoivent en échange chacun un joli livre à belle couverture rouge aux titres dorés.
C’est ensuite la Saint-Paul (25 janvier)
fête des vignerons qui se rassemblent en famille pour déguster un bon repas
bien arrosé si la récolte a été bonne.
Puis Carnaval. Pendant toute la semaine
précédant le Mardi Gras, les jeunes gens, les gamins, les jeunes ménages se
partagent en groupes et déguisés, et masqués, ils visitent chaque soir les maisons
où ils se font offrir à boire pendant que chacun s’amuse à les identifier.
C’est souvent la terreur des jeunes enfants.
Le jour de Mardi Gras, les jeunes gens
de la commune, déguisés et masqués, parcourent les rues derrière un haquet
décoré de genévrier sur lequel est installé un Bacchus bourré de paille, à
cheval sur un tonneau. Les habitants amusés leur offrent des œufs, du lard, du
sucre et beaucoup de vin ; les bouteilles sont versées dans la bouche de
Bacchus reliée au tonneau par un tuyau. A la tombée de la nuit, genévriers et
Bacchus alimentent un grand feu de joie allumé sur la place de la mairie
pendant que les carnavals dansent la farandole autour des flammes ; puis,
ils se rassemble au café pour y faire l’omelette et boire le vin sucré avant de
finir la soirée par un bal masqué.
Le lendemain, jour des Cendres, est jour férié pour les écoliers, ceux-ci imitent leurs ainés en organisant un cortège à leur dimension ; quelques-uns sont parfois pompette le soir après avoir abusé de vin sucré.
Le samedi ou le dimanche des Rameaux,
les habitants petits et grands se rendent aux foires de Bar-sur-Aube où sont
installées de nombreuses attractions foraines : manèges, tirs,
confiseries, loterie, ménageries, cirque, théâtre, cinéma, etc. Tout le monde
s’en paye à cœur joie… suivant le contenu de sa bourse, souvent bien plate. Les
jeunes s’offrent un souper au bistrot pour 1,50Frs afin de faire la foire
jusqu’au bout. Il y a foule dans les rues et dans les cafés. C’était le temps
où cirques et ménageries faisaient la parade extérieure à grand renfort de
musique et grosse caisse pour attirer les badauds. On ne connaissait pas encore
le bonimenteur avec son micro.
Le matin, les femmes et les enfants avaient assisté à la messe pour y faire bénir le rameau de buis qui sera fixé au-dessus du lit toute l’année.
Pâques se passe en fête de famille dans autre manifestation spéciale.
Le Jeudi de l’Ascension, c’est-à-dire la
fête de Sainte Germaine où les habitant de Bar-sur-Aube et des communes
voisines se rendent en pèlerinage pour assister aux offices religieux célébrés
dans la chapelle et participer ensuite à la fête foraine qui se déroule sous
les grands tilleuls plusieurs fois centenaires. Des buvettes et marchands de
pâtisseries sont installés sous leur ombrage et font beaucoup d’affaires. Un
bal champêtre est organisé sur le gazon à l’ombre des arbres. Les gamins
circulent sur les vieux remparts du camp romain ; lorsqu’un groupe de la
ville se rencontre avec un de la campagne, c’est la bagarre.
Les premières fois que j’ai assisté à
cette fête, j’étais accompagné par mon arrière-grand-mère et elle ne manquait
jamais en passant devant la croix élevée à la mémoire de Sainte Germaine
décapitée par Attila, de fouiller avec le manche de son parapluie sous le socle
pour en retirer quelques épingles placées là par quelque farceur. La légende
voulait que ces épingles placées par la sainte portent bonheur toute l’année et
favorisent le mariage des amoureux.
La tradition est encore conservée de nos
jours car j’ai remarqué que la terre est toujours fouillée sous la croix. Une
autre légende était chère à mon aïeule, elle prétendait distinguer, délimitée
par une teinte plus verte, le chemin suivi par sainte Germaine lorsque, aidant
les maçons qui construisaient la ferme de Plaisance, elle transportait l’eau de
la rivière à la ferme dans un crible de maçon ; elle n’en aurait perdu que
deux gouttes qui auraient donné naissance à deux sources.
La Pentecôte attirait encore beaucoup de promeneurs sur la colline.
La fête Dieu était célébrée en grandes
pompes ; des reposoirs sont construits le long des rues et décorés de
feuillages. Les habitants précédés du clergé forment une longue procession qui
parcourt les rues du village en s’arrêtant à chaque reposoir. Le cortège est
précédé des enfants et des jeunes filles en robe blanche qui jettent des fleurs
dont elles portent chacune une corbeille pendue à leur cou.
Le prêtre en tenue d’apparat, précédé
des chantres et enfants de chœur en surplis, porte l’ostensoir en marchant sous
un dais de velours rouge garni de broderies dorées, porté par quatre notables.
C’est un grand honneur d’être désigné pour cette corvée.
La foule suit en chantant des cantiques.
La Saint Martin, fête patronale, est
fixée au dimanche qui suit le 4 juillet. C’est un grand événement pour les
enfants. Dès le mercredi, ils assistent au montage des manèges, confiseries,
tirs et autres attractions foraines qui, deux jours durant participent à la
fête. Celle-ci commence par un bon repas en famille auquel sont invités les
parents et amis étrangers à la commune. A cette occasion ma mère sacrifie
l’unique coq de la basse-cour et commande au pâtissier une grosse brioche et un
pithiviers. Vers 16h00, toute la famille descend à Couvignon où les enfants ont
déjà depuis longtemps précédé les parents. Auparavant, ils ont vidé la tirelire
et, avec quelques francs en poche, comptent se payer de nombreuses parties de
chevaux de bois ainsi que des nougats ou autres sucreries, quelquefois un petit
jouet mécanique ou une trompette. Le manège de chevaux de bois est magnifique
avec ses tentures et verroteries brillant à la lumière de ses lampes à
pétrole ; il se compose de grands chevaux fixes et de plus petits montant
et descendant sur une tige de fer et qui sont les préférés ; la partie
coûte un ou deux sous. L’ensemble est actionné par un cheval qui trotte sur une
piste centrale ; je me souviens qu’il portait une superbe queue de renard
pendu au front. Un orgue de barbarie installé au centre et actionné par un
homme avec une manivelle déverse des flots d’harmonie. Les enfants sont en
extase devant cet instrument et admirent le jeu des tambourins mécanique et
l’automate qui bat la mesure.
Il
y a aussi la boutique à Cadelot, petit vieux originaire de Meurville, qui
possède un grand pantin articulé que l’on met en mouvement à l’aide d’une
flèche tirée sur le nombril, il n’est pas toujours maitre de sa boutique
lorsque les jeunes gens se mettent à chahuter son pantin.
Il y a le tir aux pipes dont nous récupérons les morceaux le lendemain de la fête.
Jeunes et vieux envahissent le bal installé dans une grange, où un orchestre de quatre ou cinq musiciens joue sans arrêt : quadrilles, polkas, scottish, valses et mazurkas. La danse coûte deux sous, ramassés par une caissière pendant les arrêts.
Et nous arrivons au 14 juillet. La fête nationale est annoncée la veille par des sonneries de cloches et le tir de boites à feu à travers le pays. Ces engins constitués par un gros tube d’acier bourré de poudre et de papier font un bruit comparable à celui du canon au point parfois de casser les vitres.
Répétitions de ce tir l’après-midi du 14
pour ouvrir la fête. Pour commencer, distribution de bonbons aux enfants ;
puis jeux pour ceux d’âge scolaire : course en sac, course de vitesse et
jeu de la poêle. Celle-ci est suspendue à 1,50 m du sol ; des pièces
d’argent sont fixées au fond à l’aide d’un mélange de graisse et de suie ;
il s’agit de les décoller avec les dents sans faire usage des mains. Ce jeu est
fort amusant et déchaine de nombreux rires par la face barbouillée de suie des concurrents.
Il s’agit aussi de saisir avec les dents des pièces de monnaie placées au fond
d’une assiette remplie de farine. Il y a également les jeux de ciseaux pour les
filles. Les enfants sont heureux de gagner quelques pièces d’argent, quelques
bibelots et surtout des paquets de pétards.
La
nuit venue, tous se rassemblent pour assister au feu d’artifice tiré sur la
place de la mairie.
Un
bal gratuit est offert par la commun e et une somme de deux francs est allouée
aux pompiers pour leur banquet.
Des bons de viande et de pain sont distribués aux indigents. Le montant des dépenses engagées pour toute cette fête se monte à 150 Francs environ.
La moisson suivie des vendanges étant arrivée, on n’a plus le temps de penser aux fêtes.
Le 25 novembre, les filles fêtent la Sainte Catherine par un bal.
Le 1er décembre, les forgerons et cultivateurs réunis en confrérie fêtent la Saint Eloi.
Le 6 décembre, c’est la Saint Nicolas fêtée par les jeunes hommes et surtout par les pompiers qui organisent un banquet ; le menu est invariable : dindon, haricots blancs, rôti de porc, gâteaux, le tout arrosé de nombreuses bonnes bouteilles et égayé par de joyeuses chansons. Les femmes les rejoignent au dessert et la fête dure tout le jour et une bonne partie de la nuit.
La Saint Cochon. Nous voici arrivés aux veilles de Noël ; on décide de tuer le cochon engraissé au cours de l’été. Ma mère dit :
- « Je n’ai plus de lard, il est bon à tuer, il ne fait pas moins de deux cents livres.
La voisine répond :
- Je crois que le nôtre est plus gros
- Ce n’est pas possible, nous l’avons acheté ensemble
- Oui, mais le nôtre est un mâle et ça s’échauffe moins que les femelles »
Et la discussion continue.
Le jour fixé, le grand-père et l’oncle arrivent à la maison de bon matin ; on déjeune d’un hareng grillé sur la braise arrosé d’un coup de blanc. « Il faut bien se dégraisser les dents » dit ma mère. Au jour, on se dirige vers la soue où le condamné à mort dort encore ; l’oncle y pénètre et attache, non sans difficulté, une corde à une patte arrière de l’animal qui se débat, puis, le pousse vers l’entrée. Mon père et mon grand-père le saisissent chacun par une oreille et le trainent à quelques mètre de là pour le coucher sur un lit de paille. Pendant ce temps le cochon se débat en hurlant à tue-tête ; aussitôt à terre, mon père lui saisit le groin et une des pattes de devant pendant que le grand-père lui plonge rapidement un long couteau dans la gorge. Le sang jaillit et c’est moi qui suis chargé de le recueillir dans une poêle à longue queue pour en faire le boudin. Le cadavre est ensuite recouvert de paille à laquelle on met le feu pour brûler les soies.
Puis, lavé à grande eau et gratté soigneusement, il est éventré et pendu la tête en bas de l’échelle. Les boyaux sont dégraissés puis vidés et nettoyés au ruisseau par les femmes ; ils serviront à confectionner les andouilles et le boudin à l’aide du sang et de la graisse des tripes additionnés d’oignons.
La vessie est gonflée pour être séchée et servir de blague à tabac au grand-père.
Il est midi, on déguste la fressure, cuisinée au vin et les tranches de foie frites dans la poêle ; c’est ce qu’on appelle manger la gruyotte.
Vers 16h00, on se réunit à nouveau pour procéder au découpage et à la salaison du lard et des jambons et on déguste la chenaillotte : petites grillades cuites sur la braise, qui font patienter en attendant le repas du soir qui a lieu plus tard que d’habitude et qui rassemble toute la famille. On y mange bien et on boit encore mieux. Les plats se succèdent : délicieux boudin grillé sur la braise, ragoût de saignée presque toujours trop gras et indigeste, haricots blancs, rôti pris dans le filet, grillades, salade.
Dans quelques familles ce repas est remis au dimanche ce qui permet de faire une véritable fête de famille. Ces gueuletons se renouvellent généralement quatre à cinq fois dans le mois car on tue le cochon des grands-parents, puis celui des oncles et tantes. On offre un morceau de boudin, un côti et une grillade aux parents et amis qui rendent ensuite la politesse, ce qui fait que pendant tout le mois de décembre, on arrive à être dégoûté de viande fraiche après en avoir été privé pendant le reste de l’année.
A l’issue du repas de cochon, les hommes jouent à la manille ou à la bête ombrée tout en continuant de boire. Les femmes bavardent. Mon grand-père, pour la nième fois, conte sa campagne de 1870 et comment pendant le siège de Paris il a été amené à manger du rat cuisiné avec du suif de chandelle.
Lors d’un baptême, les parrain et marraine, en quittant l’église, lancent des poignées de dragées aux enfants qui se bousculent pour les ramasser, roulant parfois dans la boue.
Les premières communions sont célébrées avec un plus grand faste que maintenant. A cette occasion, l’intérieur de l’église et son entrée sont abondamment décorés de fleurs et de guirlandes de mousse. Le niveau social de chaque communiant ou communiante est marqué non seulement par la richesse de son costume mais aussi par la grosseur et la beauté de son cierge et la richesse de son siège et du petit banc où il s’agenouille. Cela provoquait parmi les enfants certaines vexations et beaucoup de jalousie et d’envie.
Les mariages sont l’occasion de déployer ses plus belles toilettes. Les hommes sont en redingote noire et gibus ; les femmes en longues robes de soie et chapeaux à plumes. Le cortège conduit par les jeunes mariés est précédé d’un ou deux musiciens, violon et piston, jouant des marches entrainantes. Après le repas ces musiciens ont mission de distraire la société par leurs chansons et bonnes histoires et de faire danser les couples. Toutes les personnes invitées à la noce doivent chanter une chanson ou conter une histoire sous peine d’amende. Tous les jeunes gens savent chanter. Ils apprennent toutes les chansons en vogue pendant leurs trois années de présence au régiment. Tous en rapportent un cahier de deux ou trois cents pages ornés de dessins et de jolis titres en couleur en lettres fantaisies. C’est à celui qui en fait le plus beau.
Les jeunes gens qui ne participent pas à la cérémonie préparent des cartouches de chasse (à blanc) et tirent de nombreux coups de fusil en l’air lorsque les mariés quittent l’église ; ils les précèdent ensuite et, sur toute la longueur du chemin suivi par le cortège éclatent à chaque coin de rue les coups de feu.
Le soir à l’heure du repas, ils viennent lever le pâté après avoir tiré quelques coups de feu. Cela consiste à recevoir des cuisinières un gros morceau de viande rôtie et un seau de vin avec lesquels ils font ripaille de leur côté. Cette coutume existe toujours de nos jours.
Les repas de noces de midi et du soir, ainsi que ceux du lendemain sont une véritable orgie de victuailles et de boissons ; on ne quitte pour ainsi dire pas la table, sauf le temps nécessaire aux serveuses pour la nettoyer et la regarnir pour le repas suivant. Après celui du soir, le garçon d’honneur procède à la vente de la jarretière de la mariée, aux enchères américaines dont le produit est remis au jeunes époux. Après le départ de ceux-ci vers trois heures du matin, la jeunesse se met à leur recherche, car quelques initiés seulement connaissent le lieu où ils ont décidé de passer la nuit. Après des recherches parfois laborieuses, les nouveaux mariés sont réveillés, quelquefois jetés hors du lit, et doivent déguster le vin chaud dans un pot de nuit dont les bords ont été enduits de chocolat fondu ; puis tout le monde boit à la ronde dans le même récipient. Cette coutume existe encore de nos jours mais le vin chaud est remplacé par le champagne.
Lors d’un décès au Val Perdu, le cercueil suivi de la foule, est transporté à Couvignon sur une carriole attelée d’un cheval. Après la cérémonie, la coutume veut que la famille retienne à déjeuner le ban et l’arrière ban, ainsi que les porteurs. Le menu se compose traditionnellement du bouillon gras, suivi du pot au feu et du fromage de gruyère que l’on ne consomme qu’à cette occasion. On boit ensuite une bonne bouteille, souvent mise de côté par le défunt, accompagnée de biscuits.
Les gens aimaient en général à s’instruire et la lecture était fort pratiquée dans les familles. La bibliothèque scolaire était beaucoup mise à contribution. Chez mes parents, on lisait « Le Matin », envoyé par un parent parisien. « Le Petit Journal Illustré », « Les Faits divers illustrés » qui publiaient quatre romans populaires dont je me souviens encore : « Marie-Jeanne », « Roger la Honte », « Le crime de la rue du Temple », « Les deux orphelines ». Le soir, à la veillé, on discutait des aventures des héros de ces feuilletons, attendant avec impatience la semaine suivante pour en connaitre la suite.
Je lisais « L’Epatant » qui venait de commencer la publication des Pieds Nickelés ; ma sœur lisait « Fillette » qui publiait déjà « Les aventures de l’espiègle Lili ». Mon grand-père lisait « Le Mémorial de Bar-sur-Aube », la « Vie de garnison » et la « Culotte rouge ». Le soir, il nous contait les aventures de Jean Bête et les contes de Baroville, sans oublier sa campagne de 1870 et le siège de Paris.
Pendant l’hiver, l’instituteur organise de temps en temps des soirées récréatives à la mairie où sont conviés tous les habitants. Il projette des vues lumineuses à l’aide d’une lanterne magique et nous fait jouer des scénettes ou réciter des monologues. Il organise aussi des cours d’adultes très fréquentés par les jeunes gens des deux sexes après leur sortie de l’école, auxquels il enseigne les notions indispensables dans la vie courante. Je me souviens qu’à l’école il nous faisait chanter en chœur en commençant et en finissant la classe du matin et du soir. Les leçons de morale et d’instruction civique étaient fort en honneur au programme.
L’école qui comprend deux classes, filles et garçons, est située à Couvignon. Une quinzaine d’enfants du Val Perdu la fréquentent ; tous partent à pied chaque matin vers 7h30 pour en revenir le soir à 16h30. Ils sont chaussés en hiver de chaussons fourrés et de sabots, de souliers et de sandales en toile l’été. Ils portent un tablier de coton noir ou gris serré à la taille par une ceinture de cuir. Dans leur cartable ou un petit panier, ils transportent leurs livres et cahiers avec leur repas de midi qui est pris à l’école ; il se compose de deux ou trois tranches de pain accompagnées le plus souvent d’un œuf à la coque que l’institutrice fait cuire. Celui-ci est parfois remplacé par une grillade, une saucisse ou une moitié de hareng ; le dessert est constitué par un morceau de fromage, un fruit, un chocolat ou une tartine de confiture, le tout arrosé d’une petite bouteille de piquette. Certains enfants très pauvres ont chaque jour pour repas un quignon de pain avec un morceau de formage maigre. Le repas se prend en commun, l’hiver autour du poêle, l’été sur les marches du perron de l’école. Je me souviens que notre instituteur était très sévère et très strict sur l’observation des marques de politesse dans la rue ; souvent, à la sortie de l’école, il nous accompagnait jusqu’à la sortie du village, s’il remarquait un élève qui ne saluait pas les personnes rencontrées en se décoiffant, cet élève était certain d’être puni le lendemain.
Il nous instruisait fort bien et chaque année, lors du certificat d’études, il avait à cœur de remporter un ou deux prix de canton, bien souvent le premier. J’ai eu le plaisir de récolter le premier prix à l’âge de onze ans et demi. J’aurais aimé poursuivre mes études, mais mes parents n’en avaient pas les moyens et je dus quitter l’école à l’âge de 12 ans pour aider mon père aux travaux des champs.
Je me souviens qu’un certain nombre d’élèves avaient la tête pleine de poux et bien souvent, leurs camarades en attrapaient, il était difficile de s’en débarrasser définitivement car il n’existait pas comme maintenant des insecticides efficaces ; en pareil cas, les cheveux ras étaient de rigueur chez les garçons.
J’aime beaucoup mon grand-père, bon vivant et farceur. Au printemps, lorsque les saules sont en sève, il me fabrique des sifflets et des trompettes. Pour déflûter l’écorce, il frappe celle-ci avec le manche de son couteau en fredonnant :
« Subici, subisso,
Sur la jambe à Claude.
En montant la côte de Parainvaut,
J’ai trouvé une beurbis morte,
J’y ai tiré un ver du nez,
J’l’ai donné à la mère Camus
Elle a dit que c’était bon
Qu’elle en voudrait bin un petit modion »
Puis, triomphalement, il déflûte la pipette qu’il fixe ensuite sur une trompe confectionnée avec un long ruban d’écorce enroulé sur lui-même et fixé par des épines en guise d’épingles.
Ma grand-mère nous raconte comment dans son jeune temps on cultivait le chanvre, on le teillait et le filait pendant la veillée à l’aide de rouet dont elle possède encore un modèle et que je m’amuse à faire tourner. Le fil obtenu servait ensuite à confectionner draps et chemises taillés dans les pièces de toile tissées par un tisserand établi au village.
Les personnes d’un certain âge parlent le patois qui est plutôt un français écorché. Ma mère elle-même qui a perdu sa mère très jeune et a été élevée par ses grands-parents écorche pas mal de mots dans la conversation ; je me souviens d’un soir où mon grand-père accompagné de son beau-frère et de la femme de celui-ci, tous deux dans l’enseignement à Troyes, venaient de nous rendre visite ; en sortant, une vieille voisine qui allait se coucher s’adressant à mon aïeul lui dit : « Eh bin mon vieux Brion, si y ai quèque chose de fait c’te neut, tu n’diros pas qu’ç’ost mé ». Le beau-frère originaire de la campagne a compris mais sa femme originaire de la ville demande la traduction qui est la suivante : « Eh bien mon vieux Brion, s’il y a quelque chose de fait cette nuit, tu ne diras pas que c’est moi ».
Tous les hommes d’un certain âge et pas mal de femmes utilisent le tabac à priser dont ils ont constamment une tabatière pleine dans leur poche. Lorsqu’ils se rencontrent, ils s’offrent une prise. Les grand mouchoirs à carreaux jaunes sont maculés de tabac noir, de même bien souvent le bout du nez et la moustache. Certains qui n’utilisent pas de mouchoir se contentent de se moucher dans leurs doigts et s’essuient le nez d’un revers de main ; celle-ci est toujours maculé d’une crasse noire et dégoûtante.
Une nuit d’hiver, alors qu’il y a une épaisse couche de neige, quelqu’un frappe à la porte de mon grand-père. C’est un pauvre malheureux, le père Baïonni de Meuville qui, en revenant de Bar-sur-Aube à pied, a glissé sur la neige, se fracturant une jambe et qui demande du secours.
L’os de la jambe brisée fait saillie par une large plaie qui saigne abondamment. Le malheureux a fait plus d’un kilomètre en se trainant sur les mains dans la neige glacée pour demander secours. Il est épuisé, pansé et reconduit à son domicile, on devait l’amputer de sa jambe.
Père de famille nombreuse et incapable de travailler après cet accident, sa seule ressource consistait à parcourir péniblement les villages avec sa jambe de bois et deux béquilles pour y demander l’aumône.
J’ai tenu à rappeler ce souvenir pour faire voir comment à cette époque, sans lois sociales, un simple accident plongeait pour la vie une famille dans une misère noire.
Colonne à Val Perdu
L’idiot du village ! Il existe à Couvignon un pauvre d’esprit atteint de folie douce surnommé Poutia. Il se prend pour le curé du village et, chaque jour, va dire sa messe dans l’atelier du charron qui, bon vivant, lui a installé une espèce d’autel au fond de sa boutique. Il mime exactement tous les gestes et paroles du prêtre officiant. L’après-midi, il se prend pour le facteur ; revêtu d’une blouse bleue et coiffé d’un vieux képi de pompier, un sac dans le dos, il parcourt les rues en faisant semblant de distribuer des lettres. Il vient fréquemment au Val Perdu ; un trou dans un vieux mur constitue sa boite aux lettres que les gamins garnissent de bouts de papier ; il ramasse ceux-ci et les distribue dans les maisons tout en réclamant des « chapeaux de demoiselle » ; il est heureux lorsque l’une d’elle lui fait cadeau d’un vieux couvre-chef à fleurs don il s’empresse de se coiffer, à la joie des enfants.
Il se croit aussi musicien ; lorsqu’il y a un mariage, il se place en tête du cortège à côté du musicien et, à la joie de tous, frotte un morceau de planche que le charron lui a taillé en forme de violon ; il exécute exactement les mêmes gestes que le violoniste. Le jour de la fête locale, l’orchestre du bal lui confie la contrebasse qu’il manie en observant la mesure.
Il existe à Val Perdu une jeune femme atteinte de démence à la suite de chagrins d’amour. Elle raisonne assez bien sur la question de mariage. Elle se considère constamment fiancée tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre, même avec les chiens et raconte ses amours extravagantes. Elle est fort adroite aux travaux de dentelle et se réfugie l’hiver chez l’un, chez l’autre, où elle aide la maitresse de maison à tricoter des dentelles sur des pièces de bonneterie, qu’à cette époque presque toutes les femmes faisaient pour améliorer les maigres budgets familiaux.
Un autre pauvre d’esprit, cependant marié, de Proverville, visite les jeunes ménages pour demander des langes à laver pour lui procurer quelque argent de poche.
Il y a aussi G., auquel ses camarades d’école font croire les pires balivernes. Un jour, sa voisine, la mère Germaine se dispose à rendre visite à sa fille demeurant à Vitry-le-Croisé. En partant, elle déclare : « Me voilà partie à Vitry, vu que Dieu m’y mène ». L’après-midi au catéchisme, comme par hasard, le curé demande : « Où est Dieu ? » et G. de répondre à la joie de ses camarades : « Il est parti mener Maimaine à Vitry ».
Il existe au pays un nain, de la taille d’un enfant de dix à douze ans, il est fort bien proportionné et nullement difforme comme la plupart des nains. Il est, à cette époque âgé d’une cinquantaine d’années, porte la moustache et la mouche sous la lèvre inférieur, ainsi que des anneaux d’or aux oreilles. Je me souviens qu’il prisait beaucoup comme tous les hommes de son âge.
Et puis il y a Roussi, vieux braconnier et bon vivant qui vit dans une misérable masure étayée par des perches. Il subsiste uniquement du produit de son braconnage ; il part chaque jour portant sa hotte dans laquelle il transporte le gibier capturé au lacet qu’il vend à Bar-sur-Aube. Il élève des renardeaux, des pies, des corbeaux, des merles auxquels il apprend à siffler des airs en vogue ; des geais auxquels il parvient à faire prononcer : « Bonjour Jacquot ».
Comme le Jésus-Christ de La Terre de Zola, il lui suffit de lever la cuisse pour lancer une série de pets à volonté. Souvent, il se dispute avec son voisin le père Gueulotte qui a mauvais caractère. A court d’injures, Roussi saisit une corne de chasse et ameute tous les chiens du quartier qui accourent en aboyant furieusement.
Il existe au sommet des coteaux, en bordure du bois Valon, un merger de pierres [en Bourgogne on appelle ainsi, les fréquents tas de pierres tirés des arides campagnes] de formes circulaire ; les jeunes gens ont disposé tout autour, de grosses pierres formant sièges. Les soirs de pleine lune, ils vont sur ce merger où ils font un tintamarre avec des chaudrons et des trompes. En entendant ces bruits, les vieilles femmes qui ont remarqué les sièges disposés en cercle en se rendant au muguet, prétendent qu’il s’agit des sorcières du diable qui dansent le sabbat au clair de lune. Elles s’empressent de rentrer chez elles en se signant pour conjurer le démon. Depuis cette époque, le merger où il pousse beaucoup de muguet, est connu sous le nom de merger Sabbat.
Une autre année, ces mêmes jeunes font courir le bruit qu’un orang-outang évadé d’une ménagerie circule dans le bois Valon. Le soir, ils montent sur la colline et imitent des rugissements en soufflant dans des verres de lampe. Au village, les gens se rassemblent : « L’entends-tu le rat outon ? – C’est lui ! ». Et tout le monde rentre chez soi ; les enfants et les vieilles personnes sont terrorisés.
Lorsqu’une femme et un homme se livrent à l’adultère un peu trop scandaleusement, les jeunes gens décident de leur faire un charivari. Un soir sans lune, ils se rassemblent en deux bandes sur les coteaux qui dominent le village : avec des casseroles, des trompes de chasse, tambours, clairons, ils font un tintamarre infernal. L’une des bandes cris : « Charivari ». L’autre répond : « A qui ? » et on crie les noms des coupables, ce qui ne plait pas toujours à ceux-ci et surtout à leurs époux respectifs. Il arrive que le lendemain, les gendarmes viennent enquêter et dresser des procès-verbaux pour tapage nocturne.
La coutume veut que, pendant la nuit précédant le 1er mai, les jeunes gens aillent poser des verts de mai à la porte des jeunes filles. Cela consiste à dresser devant la porte une longue perche de charme feuillue, coupée dans le bois. Cette coutume existe toujours de nos jours dans le Barsuraubois.
Ils en profitent pour récupérer dans le village tout ce qui traine ; dans les rues ou dans les cours non fermées : charrettes, brouettes, tonneaux, balai, échelles… et rassemblent le tout sur la place publique. Le lendemain, on peut voir les ménagères se chamailler pour récupérer seaux et balais. Tout le monde finit par en rire.
Selon la branche déposée, la signification est différente :
* L’églantier = tu es mon grand amour,
* Le charme = tu es charmante,
* L’aulne = tu es belle,
* Le hêtre = amour le plus profond,
* Le sapin = fille volage ou bêcheuse,
* Le sureau = fille inconstante,
* Le cerisier = fille facile…
Chaque année, au printemps, une commission militaire passe dans chaque commune pour procéder au classement des chevaux en vue de leur utilisation en cas de guerre. C’est un évènement pour les enfants car les opérations se déroulent devant la place de l’école. Je vois encore arriver, dans des calèches de l’armée attelées de deux chevaux, les membres de la commission, tous en uniforme. Il y a le président, du grade de capitaine, assisté d’un vétérinaire militaire, d’un maréchal ferrant et de plusieurs secrétaires. Des gendarmes assurent l’ordre ; les propriétaires de chevaux présentent ceux-ci un à un devant la commission qui, après les avoir fait trotter et vérifié l’âge et la ferrure, les classe suivant leur catégorie et réforme les plus âgés.
A cette époque on ne parle pas de guerre inévitable avec l’Allemagne qui nous cherche sans cesse chicane.
En 1904 ou 1905, les grandes manœuvres se déroulent dans la région de Bar-sur-Aube – Brienne. Une compagnie d’infanterie cantonne au Val Perdu. Je partage mon lit avec un jeune troupier. Je les vois encore défiler au pas cadencé, ces fantassins vêtus de la longue capote bleue aux pans relevés, avec pantalons et képis rouge surmontés d’un pompon, un sac pesant sur les épaules et le fusil à la bretelle. La grande revue finale doit se dérouler à La Rothière où combattit Napoléon 1er, 90 ans plus tôt. Un groupe de parents dont les fils appartiennent à des unités participant à la revue, frètent une voiture pour aller rendre visite à leurs enfants. On ne parle en ce moment que de la guerre Russo-Japonaise en Mandchourie.
Quelques années plus tard, ce sont des manouvres de cavalerie qui se déroulent dans notre région. De longues colonnes passent au Val Perdu, se dirigeant vers Bar-sur-Aube. Je les vois encore défiler majestueusement, ces cavaliers chevauchant de fringantes montures ; les cuirassiers revêtus de la cuirasse d’acier qui étincelle au soleil ; les dragons au dolman noir et au casque de cuivre à haut cimier muni d’une queue de cheval noire qui leur tombe sur les épaules ; les hussards au dolman bleu ciel, paré de brandebourgs blancs et coiffés du shako aux garnitures de cuivres ; les chasseurs à cheval au dolman bleu paré de brandebourgs noirs ; tous portent la culotte rouge et de hautes bottes. Ils sont armés d’un long sabre accroché à la selle et portent un révolver au côté et une carabine en bandoulière. Certaines unités de dragons sont armées de longues lances en bambou à pointe d’acier, à laquelle est fixée une flamme.
Viens ensuite l’artillerie légère aux uniformes sombres, les canons de 75 sont tirés par six chevaux, les servants sont assis sur les caissons de munitions.
A cette époque, on parle de la guerre des Balkans entre la Turquie, la Grèce, la Serbie, la Roumanie et le Monténégro, depuis une paire d’années.
En 1908, au moment précis où les jeunes plantations de vignes commencent à produire, les vignerons de la Marne, craignant la concurrence de l’Aube où le négoce peut s’approvisionner à meilleur compte (30 à 40 francs l’hecto), obtiennent, grâce à leurs parlementaires plus influents que ceux de l’Aube, un décret qui exclut ce département de l’aire champenoise. On manifeste quelque peu mais ce n’est qu’en 1910, après une récolte catastrophique que les vignerons commencent à s’inquiéter de la nouvelle situation qui leur est faire, car, il ne faut plus songer comme par le passé à écouler la récolte comme vin de consommation courante. Le 29 janvier 1911 [Sous la présidence de M. Gaston Cheq, promoteur et dirigeant du mouvement de révolte] : 1800 vignerons se réunissent sous les halles de Bar-sur-Aube. Le 26 février à l’occasion d’élections municipales complémentaires à Fontaines, les électeurs décident la grève et font garder la mairie par les pompiers avec leur pompe sous pression ; l’agitation gagne de village en village.
Les conseils municipaux démissionnent un peu partout, même celui de Troyes. Au total, 125 communes dont 81 dans le vignoble. Le drapeau des mairies et mis en berne, quelquefois remplacé par le drapeau rouge. On décide la grève de l’impôt.
Le 19 mars, par un beau soleil, une manifestation est organisée à Bar-sur-Aube. Toutes les communes viticoles y participent : hommes, femmes, enfants. Le cortège s’étend sur deux kilomètres, les manifestants marchant à quinze ou vingt de front. Les cloches de Saint Pierre sonnent le glas. De nombreux drapeaux rouges (ou tricolores dont seul le rouge est déployé), flottent au-dessus de la foule qui défile en chantant l’Internationale des vignerons. Les sociétés de musique communales participent à la manifestation qui est encadrée par les sapeurs-pompiers de chaque commune, en uniforme.
Les parlementaires et les ex-maires ceints de leur écharpe marchent en tête. Le président du syndicat de chaque commune porte une hotte dans laquelle sont entassées les feuilles d’impôts. A l’issue de la manifestation le tout sera brûlé sur la place de l’hôtel de ville en même temps que les effigies du Président du Conseil, Monis, et du sénateur marnais Léon Bourgeois.
A partir du 21 mars, l’effervescence grandit dans le vignoble ; les femmes s’en mêlent et ne sont pas les moins acharnées.
Le 27 mars, le sous-préfet fait venir 40 gendarmes, un bataillon de chasseurs à pied est appelé en renfort. Le préfet venu parlementer avec la foule est molesté ; deux manifestants lui tirent la barbe pendant qu’un autre le décoiffe d’un coup de canne. Le drapeau de la sous-préfecture est enlevé.
Val Perdu - Bar-sur-Aube - Troyes 50km = 11h00 de marche
Le 9 avril, une manifestation monstre est organisée à Troyes ! Beaucoup d’hommes dont mon père et mon oncle forment un bataillon de fer et s’y rendent à pied, musette au dos et font étape à Vendeuvre [sur Barse] où ils sont accueillis avec enthousiasme et hébergés par la municipalité. Une vigneronne de Bergères les accompagne et leur sert de cantinière. Ils sont rejoints à Troyes par 7 000 manifestants transportés par dix trains spéciaux. Des manifestants sont armés de fousseux redressés.
La manifestation à laquelle s’est jointe la population ouvrière de Troyes se déroule non sans incidents. Les pancartes revendicatives et drapeaux rouges sont nombreux ; une hotte et un drapeau rouge sont hissés sur les grilles de la préfecture.
Le désordre s’aggrave de jour en jour ; le 12 avril, la ville de Bar-sur-Aube est occupée militairement par le 109ème régiment d’infanterie de Chaumont et le 29ème régiment de dragons de Provins, plus 40 gendarmes. Des incidents éclatent journellement.
Le 30 avril une nouvelle manifestation groupe dans les rues de Bar-sur-Aube, tous les vignerons qui défilent drapeaux rouges en tête, avec de nombreuses pancartes portant des formules de revendications qui ne sont pas toujours tendres pour le gouvernement. Fantassins, gendarmes et cavaliers en armes sont rassemblés sur la place de l’hôtel de ville dont les mots : Liberté, Égalité, Fraternité ont été effacés. La mention République française a subi un additif qui donne :
« Pauvre République française, ta devise fout le camp ».
Le préfet est hué ; à un moment donné il donne l’ordre aux troupes d’intervenir. Un sérieux accrochage a lieu ; les manifestants précédés des tambours et clairons sonnant la charge, s’attaquent aux chevaux des cavaliers à coups d’échalas. Un manifestant coupe avec sa serpette les rênes du colonel commandant la troupe et celui-ci tombe à terre.
La foule excitée tient tête à la troupe et crie des menaces de mort à l’adresse du préfet qui ne pourra rejoindre la gare le soir, qu’en se mêlant à une patrouille de soldats. L’ordre ne sera pas rétabli avant la nuit. A ce moment, les manifestants assiègent la prison pour obtenir la libération de quelques-uns des leurs qui ont été arrêtés.
Dans toutes les communes, des inscriptions et des emblèmes séditieux garnissent les monuments publics. A l’entrée de Couvignon, on peut lire sur le réservoir d’eau et les murs, les inscriptions suivantes :
Champenois ou Prussiens. A toi Guillaume, nos vignes et nos coteaux. Il est interdit aux percepteurs et aux huissiers de pénétrer sur le territoire de la commune sous peine de poursuites.
Le 11 juin, le gouvernement voulant en finir, fait occuper militairement les villages le plus importants et les plus remuants. La troupe enlève les drapeaux rouges et gratte les inscriptions ; le drapeau rouge fixé à la flèche du clocher par un jeune homme, ne sera cependant jamais enlevé faute de volontaire pour tenter cet exploit.
La commune de Couvignon est occupée par deux compagnies d’infanterie, un escadron de dragons et un peloton de gendarmes qui cantonnent dans les granges. Le Val Perdu échappe à cette occupation ce qui ne fait pas l’affaire d’un bistrot qui vient de s’établir ; il embauche alors une serveuse de mœurs légères ce qui attire pas mal de militaires dans son débit.
L’état de siège est décrété à Bar-sur-Aube et chaque nuit, un poste de cavaliers s’installe sur la route au-dessus de Queue de Renard pour y interdire la circulation.
La troupe sympathise avec les habitants qui leur offrent à boire ; aussi est-elle relevée plusieurs fois au cours de l’été pendant tout lequel l’occupation sera poursuivie. Je me souviens qu’une fanfare de trompettes des dragons cantonnés à Bar-sur-Aube venait souvent effectuer ses répétitions à l’entrée du Pimeux et faisait la joie des enfants qui y gardaient les bestiaux. Souvent l’infanterie, en tenue de treillis blancs manœuvrait à travers les coteaux, spectacle inhabituel dans nos régions.
A cette époque, l’instituteur avait reçu des ordres pour apprendre et faire chanter aux enfants, la Marseillaise. Ceux-ci en signe de protestation et conseillés par leurs parents, se groupaient les jeudis et dimanches sur le perron de l’école pour y chanter l’Internationale des vignerons.
L’agitation ne prit fin qu’au moment des vendanges. Le vin cette année fut de bonne qualité exceptionnelle et fut baptisé : Vin des révoltés.
Le problème champenois ne devait être réglé par les tribunaux qu’en 1920, après la guerre. Malheureusement un grand nombre de ceux qui avaient lutté pour leurs droits n’étaient plus là pour fêter la victoire. Celle-ci fut célébrée à Bar-sur-Aube par une joyeuse manifestation le 28 mars 1921. Chaque commune était représentée par un char décoré sur lequel étaient installés une reine et ses demoiselles d’honneur. Le cortège était encadré par les sapeurs-pompiers.
Je ne dirai rien de la mobilisation du 2 août 1914, ni de la guerre de 1914-1918 qui ont fait l’objet d’un recueil de souvenirs antérieur. »
Fait au Val Perdu, le 14 février 1965
Archives de mon parrain l'abbé Jean Dieudonné Bonnard
Merci pour cette évocation du temps jadis.
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