jeudi 30 janvier 2025

Grotesques, gargouilles, chimères c'est quoi ?

 

Gargouille cathédrale d'Amiens

La plupart des gens les qualifient de gargouille, mais ce nom s’applique en fait à un type de grotesque bien précis. Quelles sont les différences ?

Grotesques, gargouilles, chimères : on fait le point


Gargouilles 


Gargouille cathédrale de Troyes


Étymologie : du latin « gurgulio », la gorge, la gueule.

Architecture : Les gargouilles sont les parties saillantes d'une gouttière destinées à rejeter les eaux de pluie à une certaine distance des murs afin de ne pas nuire aux constructions inférieures.

Les architectes les sculpteurs du XIIIe siècle, lors de l’essor du style gothique s'emparent de ces pierres saillantes pour en faire un motif de décoration des édifices.

Les gargouilles médiévales ont souvent l'aspect d'animaux fantastiques ou monstrueux qui suscitaient au Moyen Âge une très grande curiosité.

Leur fonction est double, à la fois technique et décorative. 


Gargouille ND de l'Épine


Chimères

 

Chimères ND de Paris

Etymologie et origine : du latin « chimaera », nom d'un monstre mythologique

Dans la mythologie grecque, la chimère est une créature fantastique malfaisante. Elle est généralement décrite comme un hybride avec une tête de lion, un corps de chèvre, et une queue de serpent. Elle fut tuée par le héros Bellérophon chevauchant le cheval ailé Pégase.

Le nom de chimère a été repris et étendu pour désigner toutes les créatures hybrides possédant les attributs de plusieurs animaux.

Chimères désigne aussi les rêves, les fantasmes et les utopies impossibles.

Architecture : alors que les gargouilles ne désignent que les extrémités des gouttières, les chimères sont des statues fantastiques et diaboliques qui ont une fonction purement décorative.

Les chimères ornent une série d’édifices médiévaux comme la cathédrale Notre-Dame d’ Amiens.

Ce qui n’est pas le cas de Notre Dame de Paris : elles furent ajoutées au XIXe siècle par Eugène Viollet-le-Duc, lors d’une restauration.


Chimères du XIXe siècle par Viollet-le-Duc sur ND de Paris


Interprétations : Les représentations du mal

Dans la mythologie

Les figures hybrides animales sont nombreuses : Chimère, Minotaure, Sirènes, Harpies, Cerbère, Hydre de Lerne. Elles représentent généralement des forces hostiles à combattre.

Les hybrides du cheval (Pégase et les Centaures) représentent plutôt des forces positives.

Dans la religion chrétienne

Le dragon associé au Mal et au Diable. C’est pour cette raison qu’il porte des ailes de chauve-souris, animal nocturne associé aux ténèbres et le corps du serpent, animal maudit par excellence puisqu’il est à l’origine du Pêché Originel.

Saint Georges et Saint Michel sont les plus représentés dans l’imagerie chrétienne.

 

Saint Georges terrassant le dragon - Paolo Uccello entre 1430-1435
tempera sur panneau de bois - (H103 × L131 cm) 
Musée Jacquemart-André - Paris


Dans les légendes locales

On retrouve cette figure du monstre hybride et malfaisant dans diverses régions de France (La Tarasque de Tarascon terrassée par Sainte Marthe…)

Les légendes sont des variantes locales du combat entre le bien et le mal, inspirées de la lutte de Saint Georges ou de Saint Michel.

 La fonction de signal et la fonction de gardiennes

Chimère et gargouilles symbolisent la tentation et les désirs inassouvis, issus des profondeurs de l'inconscient et assimilés par l’Eglise à des figures monstrueuses et diaboliques.

Créatures malfaisantes, elles signalent la présence du Mal et sont donc généralement situées à l’extérieur des églises.

Selon certains auteurs, leurs figures monstrueuses et leurs grimaces avaient pour fonction de repousser le Mal et assuraient ainsi une fonction de « gardiennes du temple ».

 

Lexique :

Bestiaire imaginaires

Figures animales issues de l’imaginaire de hommes (la sirène, le dragon, le basilic…)

Gouttière

Une gouttière est un ouvrage de recueil et de conduction des eaux de pluies généralement situé à la base des pentes d'un toit.

Fonction esthétique / Fonction technique / Fonction symbolique

Les gargouilles ont pour fonction technique, de recueillir les eaux de pluie, pour fonction esthétique d’être des éléments décoratifs et pour fonction symbolique de représenter le Mal.

 

 La chimère la plus célèbre de Notre-Dame de Paris

 Les grotesques ne sont pas toutes des gargouilles, mais les gargouilles sont toutes des grotesques. Créées pour raconter des histoires, elles offraient un réconfort à une époque marquée par une vie courte et des maladies, leur caractère fantaisiste aidant à relâcher la tension.

 « La clarté inquiète de la flamme les faisait remuer à l’œil. Il y avait des guivres qui avaient l’air de rire, des gargouilles qu’on croyait entendre japper, des salamandres qui soufflaient dans le feu, des  tarasques qui éternuaient dans la fumée. »

Notre-Dame, Victor Hugo


Chimère ND de Paris

Les grotesques représentaient peut-être aussi les démons contre lesquels elles étaient censées offrir une protection :

« On en triomphait en les emprisonnant sous forme de statues de pierre ».


Avec l'aide d'une quinzaine de sculpteurs, Viollet-le-Duc introduit des chimères, sculptures grotesques uniquement décoratives. Dites apotropaïques, elles repoussent le mal et les influences néfastes. Contrairement aux gargouilles, elles n’existaient pas au Moyen Âge


chimères sur ND de Paris


Gargouille cathédrale de Nevers


Les gargouilles, à la fois décoratives et fonctionnelles, servent à évacuer l’eau de pluie en la projetant loin des murs grâce à leur position en bout de gouttière.

Elles se sont multipliées et affinées au fil du temps pour mieux canaliser les écoulements en filets plus fins.

Apparues au XIIe siècle avec l’introduction des chéneaux, elles allient fonction utilitaire et symbolique.

Ornées de figures monstrueuses ou d’animaux comme des lions, des chiens ou des dragons, elles évoquent également des pécheurs pour rappeler aux fidèles la menace du démon.



Très sollicités au Moyen Âge, les tailleurs de pierre, souvent mieux payés que les maçons, travaillent principalement en taille directe. Ils réalisent des maquettes en argile, bois ou plâtre avant de tailler la pierre : débitage, équarrissage, épannelage, puis taille fine.


Gargouille Bélier - Cathédrale de Nevers


Élévation d'une tour au Moyen-Age


Les grotesques ne sont pas toutes des gargouilles, mais les gargouilles sont toutes des grotesques.




Les grotesques représentaient peut-être aussi les démons contre lesquels elles étaient censées offrir une protection :

 « On en triomphait en les emprisonnant sous forme de statues de pierre »


Grotesque à Séville - Espagne


Gargouille cathédrale de Reims, le corps est en pierre, le cou et la tête sont en plomb



Grotesques ND Paris - XIXe




mercredi 29 janvier 2025

La Licorne à Troyes

 A Troyes, sur la piste d’une licorne oubliée

ancienne gendarmerie quai Dampierre à Troyes

Situé en face de l’ancien Hôtel-Dieu de la ville de Troyes (Cité du Vitrail), l’actuel hôtel de la Licorne fut, depuis le milieu du XVe siècle, un lieu chargé d’une étonnante histoire, aujourd’hui oubliée

Au XVe siècle, la cité de Troyes, située en Champagne, était l’une des plus importantes d’Europe occidentale. Connue pour ses foires, ses vitraux, ses sculptures, et pour son "infâme traité" de 1420 (accord signé ici selon lequel la Couronne d’Angleterre hériterait du trône de France dès la mort de son actuel roi Charles VI), elle restait dans toutes les mémoires. Si aujourd’hui la préfecture de l’Aube cherche à faire revivre son riche patrimoine médiéval, notamment avec les récentes (ré) ouvertures de l’ancien Hôtel-Dieu (Cité du Vitrail) et de l’ancien palais épiscopal (musée d’Art moderne), elle renferme un autre trésor patrimonial dont l’histoire, qui remonte au XVe siècle, est tombée aux oubliettes. Faisons la revivre.

Un gruyère archéologique

Derrière les dix églises catholiques de la ville, toutes plus admirables les unes que les autres, et les nombreux passages étroits, tous plus frissonnants les uns que les autres une fois la nuit tombée, se dresse un étonnant bâtiment, quai de Dampierre, situé juste en face de la Cité du Vitrail. Une bâtisse à trois étages qui saura attirer le regard du passant curieux tant sa forme quadrilatérale enserrant une vaste cour pavée détonne au milieu des maisons à pans de bois environnantes.

Fouilles archéologique sur le site du futur hôtel la Licorne

Il s’agit aujourd’hui de l’hôtel de la Licorne, un complexe cinq étoiles (le seul de la ville), ouvert depuis mai 2023 après quatre ans de travaux. Il ne faut pas hésiter à ouvrir les portes de l’établissement pour comprendre, et ressentir, l’histoire de ce lieu qui fut, jadis, une "école", un couvent, puis une gendarmerie. Un destin enfoui. Le chantier de construction de l’hôtel de la Licorne fut d’ailleurs délicat à mener tant la zone est un véritable gruyère archéologique. "Lors de l’exécution de fouilles menées en 1938, des pièces de monnaie en or et argent, deux médailles à l’effigie du roi Louis-Philippe et une plaque en cuivre indiquant les personnalités ayant assisté à la pose de la première pierre furent trouvées ici" peut-on lire dans un procès-verbal des délibérations du Conseil Général de l’Aube. Qu’était donc la Licorne avant de devenir hôtel ? Et pourquoi ce nom ?

La licorne, cet animal si populaire au Moyen Âge





On sait, grâce aux fouilles archéologiques, que la première pierre de ce bâtiment fut posée durant noël 1445 pour y construire une "école privée de Grammaire" permettant aux riches citoyens de la cité, alors très prospère, de suivre un enseignement en latin. Une école qui s’appelait déjà la Licorne… "Apprivoisée par la Vierge Marie et tuée par les chasseurs, la licorne était, au Moyen Âge, considérée comme une allégorie de la Passion du Christ. Un animal vedette du bestiaire imaginaire", explique l’historien Michel Pastoureau.

Devenu collège de la Licorne au XVIe siècle, ce haut lieu d’éducation troyen fut transformé, en 1628, en couvent pour les sœurs de la congrégation Notre-Dame. Rien d’anormal à cela. Au XVIIe siècle, la ville, qui ne connaissait plus la croissance du siècle précédent, devait faire face à un nombre de pauvres pour lesquels elle ne disposait pas assez de ressources immobilières. Les sœurs y entreprirent, en 1725, d’importants travaux : la création de 53 cellules pour 45 religieuses de chœur, 7 sœurs converses et 3 domestiques. Les 54 chambres de l’hôtel de la Licorne reprennent d’ailleurs plus ou moins l’armature de ses cellules (demandez à en visiter une !).

Un couvent devenu gendarmerie à cause… de la Révolution

La congrégation occupa les lieux jusqu’en 1766. Accusée de jansénisme (doctrine s’opposant aux dogmes de l'Église catholique et à l'absolutisme royal), elle fut remplacée par une autre congrégation, celle des Dames du Bon Pasteur, jugée plus "adaptable", et qui s’occupèrent des "filles repenties" laissées à l’abandon dans une ville de Troyes alors peu sécurisante. Révolution oblige, le Bon Pasteur, comme tous les ordres religieux de France, fut chassé du territoire le 2 novembre 1792. "Il y avait 70 religieuses et pénitentes et 2 domestiques", peut-on lire dans les archives de la ville. Devenu propriété du département de l’Aube, le couvent vit alors s’installer des militaires de la Maréchaussée, pour être nouvellement baptisé "Gendarmerie Nationale". Mais les locaux étaient mal adaptés à cette caserne.

"Ce bâtiment ne peut contenir les 16 hommes qui composent les brigades de Troyes. Huit seulement peuvent loger ici", peut-on lire dans une lettre du capitaine, adressée le 19 octobre 1801 au citoyen maire. Les 16 militaires de la Maréchaussée avaient décidément besoin de plus d’espace dans un lieu qui pouvait, jadis, loger 70 religieuses… Décision fut prise, en 1805, d’agrandir la gendarmerie au moment du creusement du canal de la Haute Seine (que l’on peut toujours voir entre l’hôtel de la Licorne et la Cité du Vitrail). Un bâtiment plus grand (on peut toujours voir les anciennes écuries) qui accueillit des gendarmes jusqu’en… 2017.

 

la vétuste gendarmerie


Restaurations pharaoniques pour cet ensemble de 4672 mètres carrés de sols


Aujourd’hui, la Licorne, avec son hôtel, a chassé bicornes et képis pour faire revivre un passé médiéval trop longtemps enterré.




CHRONOLOGIE

Noël 1445 : installation d’une école de grammaire dans une grange élevée à cet emplacement

1564 : installation d’un collège dans l’hôtel de la Licorne.  

1598-1602 : construction de bâtiments par l’autorité municipale

1628-1630 : arrivée dans les lieux de la congrégation Notre Dame qui forme un couvent.

1725 : reconstruction d’une partie du couvent par les religieuses

1766 : les religieuses sont accusées de Jansénisme sont remplacées par la Congrégation des Filles du                 Bon pasteur

1789-1790 : le Conseil général de l’Aube devient propriétaire des bâtiments

1792 : Chassées par la Révolution, les religieuses sont remplacées avec l'arrivée des gendarmes      dans les anciens locaux du couvent et du collège

1838 : début de la reconstruction avec l’édification des ailes latérales, 

1936 : construction de la partie centrale à l’emplacement des anciennes écuries

1938, les anciennes écuries étant réduites pour 7 chevaux, et remplacées par un bâtiment pour les logements, garage et bureau. 

1991 : déménagement du groupe de gendarmerie à Rosières-près-Troyes.

Seule la brigade troyenne reste quai Dampierre

1996 : décision du Conseil général de l’Aube de réhabiliter la caserne

2004 : restauration partielle de l'ensemble

2015 : décision du Conseil général de l’Aube de céder la caserne suite au départ de la brigade territoriale de la gendarmerie nationale

2016 : Le Département choisit l’offre de G-Group, porteuse d’un projet hôtelier haut de gamme

6 février 2017 : Signature de la vente entre Maxence Gublin, gérant de G-Group, et Philippe Adnot, président du Département de l’Aube


le hall d'entrée

LA LICORNE EN CHIFFRES

Surface terrain de 3125 m2

Surface de plancher 4672 m2

53 chambres & suites

1 restaurant haut de gamme

1 piscine & 1 spa

24 places de stationnement en sous-sol

13.000.000 € HT d’investissement

Nombre de salariés : 45 salariés

Durée des travaux : 18 mois

 




Le Spa by Sothys

Entrez dans un havre de relaxation, subtile alliance de raffinement, d’intimité et de bien-être. L’expérience se déroule à l’endroit même des anciens thermes gallo-romains de Troyes





Réunions & Évènements



 53 chambres & Suites




Hôtel de la Licorne  quai Dampierre


Noël 2024


La Licorne vue depuis le coeur de Troyes




mardi 28 janvier 2025

Éclat de l'école troyenne

 L’explosion de couleurs dans les vitraux troyens du début du XVIe.


Les étapes de la Création du monde et du ciel, vers 1500
 église de La Madeleine, à Troyes

Séparation du ciel et des eaux – Création des astres


De la fin du XVe siècle jusqu’à la période funeste des guerres de religion, Troyes fut le centre d’un véritable foyer artistique. La Champagne, sur laquelle avait lourdement pesé la guerre de Cent Ans, se releva sous les règnes de Charles VIII et Louis XII. Le commerce redevint florissant et le clergé put alors compter avec la générosité de la bourgeoisie marchande. La plupart des églises de la ville furent agrandies ou reconstruites dans le flamboiement de l’architecture gothique. Le terrible incendie de 1524, qui toucha les églises Saint-Nicolas, Saint Pantalon et Saint Jean au Marché de Troyes, allongea encore la liste des travaux. Les ateliers de verriers, de sculpteurs, de peintures connurent alors une remarquable prospérité et l’école troyenne rayonna bien au-delà des limites de l’actuel département de l’Aube.

Durant les trois premières décennies du siècle, ces artistes créèrent des œuvres typiquement troyennes, qui constituent une heureuse transition entre l’héritage gothique et la Renaissance qui acquit progressivement droit de cité.


L’Histoire de la vie de Job (1500) cathédrale de Troyes – baie 231


L’ÉCOLE TROYENNE

Les Sibylles – Ervy-le-Châtel


C’est dans une explosion de couleurs, rappelant la tradition des maîtres de la lumière du XIIIe siècle, que furent créés les verrières qui garnissent les fenêtres hautes de la nef de la cathédrale, ou celles des déambulatoires de la Madeleine et de Saint-Nizier de Troyes, pour ne citer que les ensembles les mieux conservés. Les scènes figurées sont très lisibles, disposées en registres s’encadrant dans des architectures faites de troncs écotés ou composées de demi-colonnes latérales supportant des arcs tréflés, en accolade ou de simples cintres surbaissés. Ainsi, à la cathédrale de Troyes, les Histoires de la vie de Daniel (1499), de Joseph (1499), de Job (1500), de saint Sébastien (1501) ; à la Madeleine de Troyes, les Scènes de la Genèse (vers 1500) narrant, telle une bande dessinée, les étapes de la création.

Tous ces sujets sont empruntés à la Bible ou à la Légende dorée, source inépuisable d’inspiration. Les thèmes iconographiques complexes sont rares et celui des Sibylles (Ervy-le-Châtel) est une exception dans l’école troyenne. Les maîtres verriers faisaient appel aux peintres pour la réalisation du « patron au petit pied » (c’est-à-dire du modèle au un dixième) de leurs verrières. Ces patrons constituaient des séries parfois réutilisées mais avec une adaptation au goût du jour et, cela va sans dire, aux dimensions des fenêtres !

Ainsi, la célèbre suite de la Création précédemment évoquée, fut, lors d’un recensement effectué par Paul Bivet en 1935, retrouvée en totalité ou en partie dans 24 églises de l’Aube et 3 de l’Yonne et de la Haute-Marne.

Tous ces artistes, verriers, peintres, sculpteurs, habitaient le même quartier, travaillaient ensemble et se retrouvaient sur les chantiers ad majorem gloriam dei. S’il est difficile de préciser l’activité des peintres durant cette période car peu d’œuvres subsistent, la sculpture, quant à elle, n’eut rien à envier à la peinture sur verre.

Le maître anonyme appelé de la Sainte Marthe ou de Chaource, créa des œuvres puissantes, nées du dernier souffle gothique. La Sainte Marthe de l’église de la Madeleine, comme les sculptures attribuées au même atelier, en particulier la mise au tombeau de Chaource (1515) et la Pietà de Bayel, expriment avec autant de force que de retenue que le royaume de Dieu n’est pas de ce monde.

De très nombreuses statues, fleurons de l’école troyenne en formation, procèdent du même esprit, sinon exactement du même style : la Vierge de pitié de la collégiale St Pierre-ès-liens de Mussy-sur-Seine, le Christ de pitié de Saint-Nizier de Troyes, l’Éducation de la Vierge d’Ervy-le-Châtel ou de l’hôpital de Bar-sur-Aube, Sainte Barbe de Villeloup et de Chaource, Sainte Catherine et Saint Hubert d’Auxon, pour ne citer que quelques exemple non exhaustifs. Ces œuvres sont bien d’aplomb ; elles ont une allure simple et naturelle, parfois même une certaine expression familière et bon enfant.

Leurs vêtements aux longs plis profonds sont d’une extrême sobriété : ni cassures inutiles, ni chiffonnages gratuits. Les sentiments, parce qu’ils sont retenus et intériorisés, émeuvent. C’est un art réaliste, touchant, profondément religieux. Il n’est pas étonnant, alors, de trouver les donateurs, prêtres ou laïcs, humblement agenouillés au pied de la Vierge ou de leurs saints patrons ; ces donateurs accompagnent de très nombreuses verrières, mais figurent aussi dans certains groupes sculptés. Ainsi Nicolas Forgeot, abbé de Saint-Loup de Troyes, est dignement recueilli près d’une vierge à l’enfant déjà très champenoise (vers 1508, musée du Vauluisant, provenant de l’Hôtel-Dieu de Troyes).

Sainte Barbe, église de Villeloup (début XVIe) à l’allure encore très simple,
 illustre bien les débuts de l’école troyenne.



Mise au Tombeau de Chaource - 1515 - par le Maître de Chaource


Saint Hubert, église st Loup d’Auxon


LUXE  ET  COQUETTERIE


Vierge au raisin- 1520 – Basilique Urbain IV - Troyes


[ Debout sur un croissant de lune, symbole de l’Immaculée Conception, Marie porte Jésus. Une estampe de Dürer (1516) a pu servir de modèle à ce groupe. L’Enfant bénit de la main droite, reliée à l’origine par un ruban à la patte de l’oiseau, lequel picore le pampre de vigne en référence à la Passion. La Vierge tient le pied gauche de son Fils, allusion à l’Incarnation. Les traits du visage et la longue chevelure dénouée sont caractéristiques de la statuaire champenoise des années 1520, ainsi que la simplicité du vêtement, une robe couverte d’un manteau ramené « en tablier » et des chaussures à bout carré dit « en gueule de vache ». Le drapé nerveux ménage des effets de lumière qui résonnent dans la bordure orfévrée du manteau. La disparition de la polychromie, grattée au XIXe siècle, ne permet pas une juste appréciation de l’œuvre. Cette statue provient du même atelier que la Sainte Agnès de Saint-Nicolas à Troyes et a dû servir de modèle pour les Vierge de Pougy et de Périgny-la-Rose.]

 Mais insensiblement se produit, surtout en sculpture, un glissement vers plus de coquetterie, de luxe bourgeois, vers une recherche de l’effet entrainant une complication des drapés et des plis ainsi que des gestes et des attitudes moins naturels. Troyes est alors une ville commerçante et bourgeoise où les mécènes ne manquent pas. Ils aiment le luxe, leurs femmes sont coquettes, au meilleur sens du terme. Sainte Agnès (église St Nicolas), Sainte Barbe (église st Pantaléon), Sainte Marguerite (Bouilly), même la Vierge de pitié (Pavillon Ste Julie) le seront aussi.


Ste Agnès - 1521 - église st Nicolas de Troyes


Un type féminin va s’imposer, mais sans jamais se scléroser. Nos jeunes vierges ou saintes champenoises ont le visage généralement ovale, le front bombé, les yeux légèrement bridés ; elles esquissent un sourire plein de charme et d’ingéniosité. Leurs cheveux retombent sur leurs épaules en longues mèches ondulées, mais elles portent parfois chignons, résilles ou perles. Leur corsage, ou l’encolure de leur robe, sont ornés de dentelles, de fronces très serrées formant une guimpe, le tout souvent rehaussé d’un collier ou d’une broche ; les manches, qui présentent parfois de somptueux crevés, sont serrées au poignet et joliment agrémentées de petits plis tuyautés. Leur manteau est brodé d’un riche galon ou de franges, et l’ampleur de leurs manches donne incontestablement une certaine noblesse aux gestes. Cette richesse vestimentaire, pour laquelle les artistes eurent tant de complaisance, montre combien l’art troyen subissait l’influence de l’art flamand, ce qui s’explique aisément par les échanges commerciaux, mais aussi culturels, qui existaient en la Champagne et la Flandre. Toutes ces sculptures contemporaines de certaines verrières, ainsi l’Assomption de la vierge (1524 –cathédrale) sont la marque de l’art proprement troyen à l’aube de la Renaissance.

Une autre Assomption (peinture sur bois, 1522, musée de Vauluisant) a pu être considérée comme « une véritable clef de voûte de l’art troyen », compte tenu de sa date et de sa facture qui s’inscrit dans la droite ligne du répertoire germanique, tout en étant proche, par certains détails, du Pérugin et de Raphaël. La face extérieure de ce volet de retable est une grisaille présentant Sainte Élisabeth et Saint Jean enfant, grisaille qui préfigure les changements qui ne vont pas tarder à s’opérer.



Jésus au milieu des Docteurs, grisaille sur panneau de bois daté 1547 ; 
musée de Vauluisant - Troyes


TRIOMPHE   DE   L’ITALIANISME

 

En effet, autour des années 1530-1540, s’opéra à Troyes une mutation spectaculaire dans tous les arts, qui aboutit au triomphe de l’italianisme. Déjà, chez les artistes comme chez les donateurs, une sorte de sensibilisation s’était produite, non seulement par la circulation de tous ces menus objets d’art importés d’Italie, mais aussi sous l’influence de la noblesse de cour, notamment les Guise, les Dinteville, qui jouèrent un grand rôle dans l’histoire de la Champagne. Mais surtout, de 1536 à 1565 selon les Comptes des Bâtiments du Roi, une trentaine d’artistes troyens, maçons, peintres, sculpteurs, ayant très vite comme chef de file l’italien Dominique Florentin (dit Le Florentin), allèrent travailler sur le chantier de Fontainebleau. Toutefois, il ne se produisit pas une rupture brutale dans les formes et les transformations s’effectuèrent plus ou moins vite selon la personnalité et le talent des artistes, sans doute aussi selon les goûts et les exigences des donateurs. Les œuvres datées parlent d’elles-mêmes : ainsi, en 1533, le célèbre retable de la Passion de Rumilly-lès-Vaudes, fut encore sculpté dans la tradition gothique, alors que celui de Lhuître, figurant le même sujet et exécuté approximativement à la même date, porte un décor Première Renaissance avec rinceaux, médaillons, bustes à mi-corps, déjà très élaboré. 

Retable, haut-relief, La Passion , 1533-1536, 
église st Martin de Rumilly-lès-Vaudes

Retable, haut-relief, La Passion, 1534-1537, 
église Ste Tanche de l’Huïtre


De même,  si la  verrière de la Passion d’Ervy-le-Châtel (1533) est polychrome et offre un dessin archaïque, celle des Scènes de la Vie de Daniel à Saint-Pantaléon de Troyes (1531) fut exécutée en grisaille et dans un style très délié.

Le repas d’Hérode, détail de la Vie de st Jean-Baptiste – 1536 – 
église Saint-Jean-au-Marché Troyes

Vie de Daniel – 1531 – église st Pantaléon, Troyes


C’est en effet, vers 1530 que le vitrail connut un changement profond puisque la plupart des maitres verriers abandonnèrent alors la polychromie au profit d’une peinture à la grisaille sur verre blanc, toujours rehaussée de jaune d’argent. Outre l’économie ainsi réalisée – le verre blanc revient quatre fois moins cher que le verre tient dans la masse – cette  technique permet de peindre des panneaux de verre en étant libéré de la contrainte du réseau des plombs. Les peintres verriers purent alors multiplier les personnages, les petites scènes en arrière-plan et traduire sur le verre les détails des gravures qui furent leur source d’inspiration privilégiée (tout particulièrement celles de Dürer).

Certes, à cette époque, il s’agit d’une tendance générale et les grisailles existent dans d’autres régions de France ; mais leur incroyable multiplication est propre à l’école troyenne de peinture sur verre : une soixantaine de grisailles rehaussées de jaune d’argent ont été recensées dans une vingtaine d’églises de l’Aube (Troyes, Bar-sur-Aube, Brienne-le-Château, Chavanges, Villemoiron, Chappes, etc.).

Les plus anciennes se trouvent à Saint-Pantaléon de Troyes, édifice reconstruit à partir de 1527 et presque uniquement vitré de grisaille ; outre les Scènes de la vie de Daniel (1531) déjà mentionnées, figurent des Scènes de la Passion (1531), des Prophéties concernant l’Immaculée Conception (1533) et la remarquable Bataille de saint Jacques (vers 1539). Dans cette grande mêlée où saint Jacques vient sauver les chrétiens et leur donner la victoire sur les Maures, la perspective est savamment étudiée, depuis le soldat grandeur nature qui meurt au premier plan jusqu’aux remparts esquissés dans le lointain. Cette grisaille monumentale est vraiment une peinture au sens propre, un tableau animé où s’enchevêtrent des corps et où se jour l’enjeu d’une bataille.

Peinture sur verre, peinture sur bois, les rapprochements entre ces deux arts s’imposent de plus en plus. Tout d’abord, les faces intérieures des retables ou des polyptiques, toujours peintes en camaïeu gris ou brun, évoquent les verrières du même type. Il en subsiste quelques beaux spécimens qui sortent de la médiocrité d’une production abondante, mais où les défauts de dessin et de composition furent fréquents. On peut citer, à titre d’exemple, les panneaux de l’église Saint-Rémi de Troyes qui sont d’un grand intérêt ainsi que ceux de l’église de Sainte-Savine l’Annonciation (vers 1540, musée de Vauluisant, face polychrome : Scènes de la vie de saint Dominique), Jésus au milieu des docteurs (daté 1547, ibid, face polychrome : le Songe de saint Joseph), les Quatre docteurs de l’Église latine (vers 1540, cathédrale de Troyes, face polychrome : Prédication de saint Etienne). Les neuf panneaux volés en 1987 à la cathédrale de Troyes (ont été retrouvé à Paris, les voleurs aussi).

Ce dernier tableau est à mettre en parallèle avec une verrière peinte en grisaille figurant également des Docteur de l’Église (1542, Bar-sur-Seine) : l’allongement des silhouettes, les attitudes maniérées, les drapés des tuniques sont de la même veine. Car l’on assiste, et la sculpture n’échappe pas à cette tendance, à une généralisation des types qui se traduit par une recherche de l’effet dans le drapé à l’antique, par une ampleur du geste et une noblesse d’expression. Dominique Florentin, marié et domicilié à Troyes, servit de catalyseur et mit la puissance antique au service de la grâce troyenne.

L’une de ses œuvres les plus caractéristiques, la Charité (1550, église Saint-Pantaléon de Troyes), est une sœur lointaine des déesses grecques. Ayant perdu tout caractère champenois, elle est vêtue d’une simple tunique au drapé savamment chiffonné ; le corps se sent sous l’étoffe et le balancement des volumes est aussi admirable que l’attitude en contraposto. Le Christ à la colonne et le Christ ressuscité (Saint-Nicolas de Troyes), Saint André (1549, portail de l’église de Saint-André-les-Vergers, Saint Thomas (1549, Rumilly-lès-Vaudes), Saint Paul (Ervy-le-Châtel) sont de grandes et nobles figures qui honorent la sculpture troyenne. Par contre, un certain nombre de sculpteurs locaux ne purent maitriser « le Grand style » et bien des œuvres de cette seconde moitié du XVIe siècle sont de qualité moyenne.

Christ à la colonne ou Flagellation du Christ vers 1550-1560 par François Gentil 
église st Nicolas de Troyes


Le Christ à la colonne de Saint-Nicolas est une oeuvre exceptionnelle de la sculpture de la Renaissance en France, par sa taille (2,24 m de haut), par la qualité de la sculpture et par son sujet, fréquent dans les retables mais unique pour une statue indépendante. Comme le grand Christ ressuscitant dans la même église, il était sans doute peint à l’origine. François Gentil maîtrisait parfaitement les règles de
l’anatomie et connaissait sans doute la sculpture italienne de la suite de Michel- Ange comme celle de Jacopo Sansovino.
Ce Christ fait partie du programme ambitieux d’édification de la chapelle du Calvaire dans le massif ouest de l’église Saint-Nicolas au début des années 1550. Le fidèle qui pénétrait dans la chapelle était surpris par ce grand corps nu, placé à l’origine au centre, éclairé sur sa droite et se dégageant sur la fresque de la Crucifixion. Jésus est figuré non pendant mais juste avant la flagellation, au moment où son corps divin est révélé dans toute sa beauté, et semble interroger le spectateur par un regard profond, pour le prendre à témoin de la scène qui va se dérouler sous ses yeux et de sa propre position à la place même du bourreau.
Le Christ à la colonne occupait primitivement le centre de la chapelle du Calvaire où la colonne, à laquelle est attaché le Christ, recevait la retombée centrale des voûtes. En 1885,en raison du poids que l'ensemble exerçait sur la voûte du vestibule au-dessous, la statue a été déplacée contre le petit côté nord.


Christ ressuscité – François Gentil - 1550-1560 - 
église st Nicolas de Troyes



Avec le Christ de Germain Pilon du musée du Louvre et le Christ à la colonne de la chapelle du Calvaire de Saint- Nicolas, le Christ ressuscitant est un des exemples notoires de la maîtrise de la représentation anatomique dans de grandes dimensions ( 2,24m de haut) dans la statuaire de la Renaissance française. L’attitude sinueuse et la musculature appuyée relèvent du vocabulaire maniériste. Comme le Christ à la colonne, l’œuvre est de François Gentil. 

La polychromie délicate est celle d’origine ; le Christ bénit de la main droite (il a perdu deux doigts) et tenait autrefois la croix de la Résurrection de la gauche. Il était placé comme aujourd’hui au-dessus de la chapelle du sépulcre mais orienté vers la nef et mis en valeur par un petit socle et un dais. Dans les années 1880, la statue, déplacée et tournée pour installer les orgues, a perdu en visibilité : on ne l’aperçoit que si on regarde le sépulcre par le petit côté et ses jambes sont désormais coupées jusqu’au tibia par le parapet.





Le repas d’Hérode, grisaille rehaussée de jaune d’argent (XVIe)
 église de Chavanges

La Charité– 1550 – église st Pantaléon, 
l’une des œuvres les plus caractéristiques de Dominique Florentin, 
qui apporta à la sculpture troyenne la vigueur de l’Antiquité.

Ste Marthe et Donatrice, peinture sur bois vers 1540, 
faisant partie d’un polyptyque volé en 1987 
à la cathédrale de Troyes. Retrouvé à Paris.



LINARD  GONTIER

 

Ce siècle qui s’était ouvert sur une ère de prospérité matérielle et d’enthousiasme artistique, ce siècle qui avait vu s’épanouir les ateliers de verriers, peintre, sculpteurs, s’acheva dans la misère, la guerre, les destructions. Le 23 avril 1590, le comte de Saint-Pol, commandant à Troyes pour la Ligue, ordonna la démolition de l’église Saint-Martin-ès-Vignes, située à l’arrivée de la route de Paris, afin que cet édifice ne puisse servir de refuge aux partisans d’Henri IV. De ces cendres devait renaitre une seconde église qui devint, dans les premières décennies du XVIIe siècle, le champ d’action privilégié du dernier grand atelier troyen de peinture sur verre : celui de Linard Gontier.

Héritier, par son mariage, d’un atelier troyen de grande réputation, Linard Gontier renoua avec la tradition de ses pères : il pratiqua une polychromie somptueuse, présenta en registres ses scènes souvent inspirées de gravures flamandes ou des suites de Dürer ; il écrivit même ses légendes en lettres gothiques. Ainsi furent créées, pour la nouvelle église Saint-Martin-ès-Vignes, l’illustration du Credo (1606), les Scènes de la vie d’Abraham, Isaac et Jacob (1619), les Scènes de la vie de Sainte Anne (1623), l’Assomption (vers 1624).

Mais Linard Gontier fut aussi un maître de la composition monumentale comme l’attestent le Pressoir Mystique (1625, cathédrale de Troyes) et le Martyre de Saint Etienne (seconde version, 1639, Saint-Martin-ès-Vignes).

Néanmoins, c’est avant tout dans son travail de miniaturiste qu’il faut aller chercher l’originalité de Linard Gontier. En introduisant l’emploi des émaux colorés, il innova réellement dans l’école troyenne, car les couleurs d’application lui permirent de dessiner des scènes miniatures, vivantes et polychromes, sans faire usage de plomb. Il excella dans cette technique pour le vitrail civil (par ex. : les vitraux provenant de l’hôtel de l’Arquebuse) mais il aimait aussi placer, dans ses vitraux religieux situés à bonne portée de la vue, de petits tableaux peints avec de la grisaille et des émaux de couleur. Cependant, Linard Gontier ne fut pas suivi et les très hautes fenêtres cintrées de Saint-Pantaléon, structurées par des meneaux verticaux, reçurent toutes des verrières présentant de grands personnages peints à la grisaille sur verre blanc (entre 1652 et 1676).


Le Credo,1606,  église saint Martin-ès-Vignes, Troyes

Pressoir Mystique réalisé en 1625 par Linard Gontier ; cathédrale de Troyes


Ce fut la fin de l’école troyenne de peinture sur verre qui seule survécut au XVIIe siècle, alors que les ateliers de peinture et de sculpture s’étaient éteints depuis trois-quarts de siècle.

Cette extraordinaire vitalité des maitres verriers troyens explique pourquoi un tiers des vitraux français se trouve dans l’Aube où Troyes fait figure de « ville sainte du vitrail ».

 

à lire ou à relire : 














La lessive... autrefois

  Lessive à la fontaine Saint-Martin – Saint André les Vergers LE TEMPS DES BEUÏES Au XIXe siècle, les armoires de nos campagnes étaient, di...