L’explosion de couleurs dans les vitraux troyens du début du XVIe.
Durant les trois premières décennies du siècle, ces
artistes créèrent des œuvres typiquement troyennes, qui constituent une
heureuse transition entre l’héritage gothique et la Renaissance qui acquit
progressivement droit de cité.
L’Histoire
de la vie de Job (1500) cathédrale de Troyes – baie 231
L’ÉCOLE
TROYENNE
Les
Sibylles – Ervy-le-Châtel
C’est dans une explosion de couleurs, rappelant la tradition des maîtres de la lumière du XIIIe siècle, que furent créés les verrières qui garnissent les fenêtres hautes de la nef de la cathédrale, ou celles des déambulatoires de la Madeleine et de Saint-Nizier de Troyes, pour ne citer que les ensembles les mieux conservés. Les scènes figurées sont très lisibles, disposées en registres s’encadrant dans des architectures faites de troncs écotés ou composées de demi-colonnes latérales supportant des arcs tréflés, en accolade ou de simples cintres surbaissés. Ainsi, à la cathédrale de Troyes, les Histoires de la vie de Daniel (1499), de Joseph (1499), de Job (1500), de saint Sébastien (1501) ; à la Madeleine de Troyes, les Scènes de la Genèse (vers 1500) narrant, telle une bande dessinée, les étapes de la création.
Tous ces sujets sont empruntés à la Bible ou à la Légende
dorée, source inépuisable d’inspiration. Les thèmes iconographiques
complexes sont rares et celui des Sibylles (Ervy-le-Châtel) est une
exception dans l’école troyenne. Les maîtres verriers faisaient appel aux
peintres pour la réalisation du « patron au petit pied »
(c’est-à-dire du modèle au un dixième) de leurs verrières. Ces patrons
constituaient des séries parfois réutilisées mais avec une adaptation au goût
du jour et, cela va sans dire, aux dimensions des fenêtres !
Ainsi, la célèbre suite de la Création précédemment
évoquée, fut, lors d’un recensement effectué par Paul Bivet en 1935, retrouvée
en totalité ou en partie dans 24 églises de l’Aube et 3 de l’Yonne et de la
Haute-Marne.
Tous ces artistes, verriers, peintres, sculpteurs,
habitaient le même quartier, travaillaient ensemble et se retrouvaient sur les
chantiers ad majorem gloriam dei. S’il est difficile de préciser
l’activité des peintres durant cette période car peu d’œuvres subsistent, la
sculpture, quant à elle, n’eut rien à envier à la peinture sur verre.
Le maître anonyme appelé de la Sainte Marthe ou de
Chaource, créa des œuvres puissantes, nées du dernier souffle gothique. La Sainte
Marthe de l’église de la Madeleine, comme les sculptures attribuées au
même atelier, en particulier la mise au tombeau de Chaource (1515)
et la Pietà
de Bayel, expriment avec autant de force que de retenue que le royaume
de Dieu n’est pas de ce monde.
De très nombreuses statues, fleurons de l’école
troyenne en formation, procèdent du même esprit, sinon exactement du même
style : la Vierge de pitié de la collégiale St Pierre-ès-liens de
Mussy-sur-Seine, le Christ de pitié de Saint-Nizier de Troyes, l’Éducation de la Vierge
d’Ervy-le-Châtel ou de l’hôpital de Bar-sur-Aube, Sainte Barbe de Villeloup
et de Chaource, Sainte Catherine et Saint Hubert d’Auxon, pour ne citer que
quelques exemple non exhaustifs. Ces œuvres sont bien d’aplomb ; elles ont
une allure simple et naturelle, parfois même une certaine expression familière
et bon enfant.
Leurs vêtements aux longs plis profonds sont d’une extrême
sobriété : ni cassures inutiles, ni chiffonnages gratuits. Les sentiments,
parce qu’ils sont retenus et intériorisés, émeuvent. C’est un art réaliste,
touchant, profondément religieux. Il n’est pas étonnant, alors, de trouver les
donateurs, prêtres ou laïcs, humblement agenouillés au pied de la Vierge ou de
leurs saints patrons ; ces donateurs accompagnent de très nombreuses
verrières, mais figurent aussi dans certains groupes sculptés. Ainsi Nicolas
Forgeot, abbé de Saint-Loup de Troyes, est dignement recueilli près d’une
vierge à l’enfant déjà très champenoise (vers 1508, musée du Vauluisant,
provenant de l’Hôtel-Dieu de Troyes).
LUXE
ET COQUETTERIE
Mais insensiblement se produit, surtout en sculpture, un glissement vers plus de coquetterie, de luxe bourgeois, vers une recherche de l’effet entrainant une complication des drapés et des plis ainsi que des gestes et des attitudes moins naturels. Troyes est alors une ville commerçante et bourgeoise où les mécènes ne manquent pas. Ils aiment le luxe, leurs femmes sont coquettes, au meilleur sens du terme. Sainte Agnès (église St Nicolas), Sainte Barbe (église st Pantaléon), Sainte Marguerite (Bouilly), même la Vierge de pitié (Pavillon Ste Julie) le seront aussi.
Un type féminin va s’imposer, mais sans jamais se
scléroser. Nos jeunes vierges ou saintes champenoises ont le visage
généralement ovale, le front bombé, les yeux légèrement bridés ; elles
esquissent un sourire plein de charme et d’ingéniosité. Leurs cheveux retombent
sur leurs épaules en longues mèches ondulées, mais elles portent parfois
chignons, résilles ou perles. Leur corsage, ou l’encolure de leur robe, sont
ornés de dentelles, de fronces très serrées formant une guimpe, le tout souvent
rehaussé d’un collier ou d’une broche ; les manches, qui présentent
parfois de somptueux crevés, sont serrées au poignet et joliment agrémentées de
petits plis tuyautés. Leur manteau est brodé d’un riche galon ou de franges, et
l’ampleur de leurs manches donne incontestablement une certaine noblesse aux
gestes. Cette richesse vestimentaire, pour laquelle les artistes eurent tant de
complaisance, montre combien l’art troyen subissait l’influence de l’art
flamand, ce qui s’explique aisément par les échanges commerciaux, mais aussi
culturels, qui existaient en la Champagne et la Flandre. Toutes ces sculptures
contemporaines de certaines verrières, ainsi l’Assomption de la vierge
(1524 –cathédrale) sont la marque de l’art proprement troyen à l’aube de la
Renaissance.
Une autre Assomption (peinture sur bois, 1522,
musée de Vauluisant) a pu être considérée comme « une véritable clef de
voûte de l’art troyen », compte tenu de sa date et de sa facture qui
s’inscrit dans la droite ligne du répertoire germanique, tout en étant proche,
par certains détails, du Pérugin et de Raphaël. La face extérieure de ce volet
de retable est une grisaille présentant Sainte Élisabeth et Saint Jean enfant,
grisaille qui préfigure les changements qui ne vont pas tarder à s’opérer.
TRIOMPHE
DE
L’ITALIANISME
En effet, autour des années 1530-1540, s’opéra à
Troyes une mutation spectaculaire dans tous les arts, qui aboutit au triomphe
de l’italianisme. Déjà, chez les artistes comme chez les donateurs, une sorte
de sensibilisation s’était produite, non seulement par la circulation de tous
ces menus objets d’art importés d’Italie, mais aussi sous l’influence de la
noblesse de cour, notamment les Guise, les Dinteville, qui jouèrent un grand
rôle dans l’histoire de la Champagne. Mais surtout, de 1536 à 1565 selon les Comptes
des Bâtiments du Roi, une trentaine d’artistes troyens, maçons,
peintres, sculpteurs, ayant très vite comme chef de file l’italien Dominique Florentin (dit Le Florentin),
allèrent travailler sur le chantier de Fontainebleau. Toutefois, il ne se
produisit pas une rupture brutale dans les formes et les transformations
s’effectuèrent plus ou moins vite selon la personnalité et le talent des
artistes, sans doute aussi selon les goûts et les exigences des donateurs. Les
œuvres datées parlent d’elles-mêmes : ainsi, en 1533, le célèbre retable
de la Passion de Rumilly-lès-Vaudes, fut encore sculpté dans la tradition
gothique, alors que celui de Lhuître, figurant le même sujet et exécuté
approximativement à la même date, porte un décor Première Renaissance avec
rinceaux, médaillons, bustes à mi-corps, déjà très élaboré.
De même, si
la verrière de la Passion
d’Ervy-le-Châtel (1533) est polychrome et offre un dessin archaïque, celle des
Scènes de la Vie de Daniel à Saint-Pantaléon de Troyes (1531) fut exécutée
en grisaille et dans un style très délié.
C’est en effet, vers 1530 que le vitrail connut un
changement profond puisque la plupart des maitres verriers abandonnèrent alors
la polychromie au profit d’une peinture à la grisaille sur verre blanc,
toujours rehaussée de jaune d’argent. Outre l’économie ainsi réalisée – le
verre blanc revient quatre fois moins cher que le verre tient dans la masse –
cette technique permet de peindre des
panneaux de verre en étant libéré de la contrainte du réseau des plombs. Les
peintres verriers purent alors multiplier les personnages, les petites scènes
en arrière-plan et traduire sur le verre les détails des gravures qui furent
leur source d’inspiration privilégiée (tout particulièrement celles de Dürer).
Certes, à cette époque, il s’agit d’une tendance
générale et les grisailles existent dans d’autres régions de France ; mais
leur incroyable multiplication est propre à l’école troyenne de peinture sur
verre : une soixantaine de grisailles rehaussées de jaune d’argent ont été
recensées dans une vingtaine d’églises de l’Aube (Troyes, Bar-sur-Aube,
Brienne-le-Château, Chavanges, Villemoiron, Chappes, etc.).
Les plus anciennes se trouvent à Saint-Pantaléon de
Troyes, édifice reconstruit à partir de 1527 et presque uniquement vitré de
grisaille ; outre les Scènes de la vie de Daniel (1531)
déjà mentionnées, figurent des Scènes de la Passion (1531), des Prophéties
concernant l’Immaculée Conception (1533) et la remarquable Bataille
de saint Jacques (vers 1539). Dans cette grande mêlée où saint Jacques
vient sauver les chrétiens et leur donner la victoire sur les Maures, la
perspective est savamment étudiée, depuis le soldat grandeur nature qui meurt
au premier plan jusqu’aux remparts esquissés dans le lointain. Cette grisaille
monumentale est vraiment une peinture au sens propre, un tableau animé où
s’enchevêtrent des corps et où se jour l’enjeu d’une bataille.
Peinture sur verre, peinture sur bois, les
rapprochements entre ces deux arts s’imposent de plus en plus. Tout d’abord,
les faces intérieures des retables ou des polyptiques, toujours peintes en
camaïeu gris ou brun, évoquent les verrières du même type. Il en subsiste
quelques beaux spécimens qui sortent de la médiocrité d’une production abondante,
mais où les défauts de dessin et de composition furent fréquents. On peut
citer, à titre d’exemple, les panneaux de l’église Saint-Rémi de Troyes qui
sont d’un grand intérêt ainsi que ceux de l’église de Sainte-Savine
l’Annonciation (vers 1540, musée de Vauluisant, face polychrome : Scènes
de la vie de saint Dominique), Jésus au milieu des docteurs (daté 1547, ibid, face polychrome : le Songe de
saint Joseph), les Quatre docteurs de l’Église latine (vers 1540, cathédrale de
Troyes, face polychrome : Prédication de saint Etienne). Les neuf panneaux
volés en 1987 à la cathédrale de Troyes (ont été retrouvé à Paris, les voleurs
aussi).
Ce dernier tableau est à mettre en parallèle avec
une verrière peinte en grisaille figurant également des Docteur de l’Église
(1542, Bar-sur-Seine) : l’allongement des silhouettes, les attitudes
maniérées, les drapés des tuniques sont de la même veine. Car l’on assiste, et
la sculpture n’échappe pas à cette tendance, à une généralisation des types qui
se traduit par une recherche de l’effet dans le drapé à l’antique, par une
ampleur du geste et une noblesse d’expression. Dominique Florentin, marié et
domicilié à Troyes, servit de catalyseur et mit la puissance antique au service
de la grâce troyenne.
L’une de ses œuvres les plus caractéristiques, la
Charité (1550, église Saint-Pantaléon de Troyes), est une sœur
lointaine des déesses grecques. Ayant perdu tout caractère champenois, elle est
vêtue d’une simple tunique au drapé savamment chiffonné ; le corps se sent
sous l’étoffe et le balancement des volumes est aussi admirable que l’attitude
en contraposto. Le Christ
à la colonne et le Christ ressuscité (Saint-Nicolas
de Troyes), Saint André (1549, portail de l’église de
Saint-André-les-Vergers, Saint Thomas (1549,
Rumilly-lès-Vaudes), Saint Paul (Ervy-le-Châtel) sont de
grandes et nobles figures qui honorent la sculpture troyenne. Par contre, un
certain nombre de sculpteurs locaux ne purent maitriser « le Grand style »
et bien des œuvres de cette seconde moitié du XVIe siècle sont de qualité moyenne.
Avec le Christ de Germain Pilon du musée du Louvre et le Christ à la colonne de la chapelle du Calvaire de Saint- Nicolas, le Christ ressuscitant est un des exemples notoires de la maîtrise de la représentation anatomique dans de grandes dimensions ( 2,24m de haut) dans la statuaire de la Renaissance française. L’attitude sinueuse et la musculature appuyée relèvent du vocabulaire maniériste. Comme le Christ à la colonne, l’œuvre est de François Gentil.
La polychromie délicate est celle d’origine ; le Christ bénit de la main droite (il a perdu deux doigts) et tenait autrefois la croix de la Résurrection de la gauche. Il était placé comme aujourd’hui au-dessus de la chapelle du sépulcre mais orienté vers la nef et mis en valeur par un petit socle et un dais. Dans les années 1880, la statue, déplacée et tournée pour installer les orgues, a perdu en visibilité : on ne l’aperçoit que si on regarde le sépulcre par le petit côté et ses jambes sont désormais coupées jusqu’au tibia par le parapet.
La Charité– 1550 – église st Pantaléon,
LINARD GONTIER
Ce siècle qui s’était ouvert sur une ère de
prospérité matérielle et d’enthousiasme artistique, ce siècle qui avait vu
s’épanouir les ateliers de verriers, peintre, sculpteurs, s’acheva dans la
misère, la guerre, les destructions. Le 23 avril 1590, le comte de Saint-Pol,
commandant à Troyes pour la Ligue, ordonna la démolition de l’église
Saint-Martin-ès-Vignes, située à l’arrivée de la route de Paris, afin que cet
édifice ne puisse servir de refuge aux partisans d’Henri IV. De ces cendres
devait renaitre une seconde église qui devint, dans les premières décennies du XVIIe
siècle, le champ d’action privilégié du dernier grand atelier troyen de
peinture sur verre : celui de Linard Gontier.
Héritier, par son mariage, d’un atelier troyen de
grande réputation, Linard Gontier renoua avec la tradition de ses pères :
il pratiqua une polychromie somptueuse, présenta en registres ses scènes
souvent inspirées de gravures flamandes ou des suites de Dürer ; il
écrivit même ses légendes en lettres gothiques. Ainsi furent créées, pour la
nouvelle église Saint-Martin-ès-Vignes, l’illustration du Credo (1606), les Scènes
de la vie d’Abraham, Isaac et Jacob (1619), les Scènes de la vie de Sainte Anne
(1623), l’Assomption (vers 1624).
Mais Linard Gontier fut aussi un maître de la
composition monumentale comme l’attestent le Pressoir Mystique (1625,
cathédrale de Troyes) et le Martyre de Saint Etienne (seconde
version, 1639, Saint-Martin-ès-Vignes).
Néanmoins, c’est avant tout dans son travail de
miniaturiste qu’il faut aller chercher l’originalité de Linard Gontier. En
introduisant l’emploi des émaux colorés, il innova réellement dans l’école
troyenne, car les couleurs d’application lui permirent de dessiner des scènes
miniatures, vivantes et polychromes, sans faire usage de plomb. Il excella dans
cette technique pour le vitrail civil (par ex. : les vitraux provenant de
l’hôtel de l’Arquebuse) mais il aimait aussi placer, dans ses vitraux religieux
situés à bonne portée de la vue, de petits tableaux peints avec de la grisaille
et des émaux de couleur. Cependant, Linard Gontier ne fut pas suivi et les très
hautes fenêtres cintrées de Saint-Pantaléon, structurées par des meneaux
verticaux, reçurent toutes des verrières présentant de grands personnages
peints à la grisaille sur verre blanc (entre 1652 et 1676).
Cette extraordinaire vitalité des maitres verriers
troyens explique pourquoi un tiers des vitraux français se trouve dans l’Aube
où Troyes fait figure de « ville sainte du vitrail ».
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