Louis Ulbach, dit Ferragus, naît à Troyes le 7 mars
1822.
Venu à Paris pour terminer ses études au collège, il
se lie avec Lamartine et se fait recevoir par Victor Hugo, qui l’encourage à
publier un volume de vers, Gloriana, en 1844. Il collabore pendant quatre ans à
L’Artiste et au Musée des familles. Il fonde en 1848 le Propagateur de l’Aube,
où il publie une série de lettres politiques signées Jacques Souffrant,
ouvrier, suivies d'une série de Réponses à Jacques Souffrant signées Ulbach.
Ces lettres, réunies plus tard en volume, font sensation. L’une d’elles lui
vaut un procès, à l’issue duquel la plaidoirie de Jules Favre le fait toutefois
acquitter. Lorsque le coup d'Etat du 2 décembre 1851 fait disparaître le
Propagateur de l’Aube, il revient dans la capitale et entre à La Revue de Paris
dont il devient directeur en 1853. Il se charge notamment de la critique
littéraire, où sa verve mordante et froide est particulièrement remarquée. À la
même époque, il s’essaie au théâtre et commence à publier sous forme de
feuilletons une longue série de romans et de nouvelles. Son roman Monsieur et
Madame Fernel connaît un certain succès et est adapté pour la scène en 1864 par
Henri Crisafulli.
Louis Bertrand, historien, membre de l’Académie
Française, a mis en l’exaltant, l’accent sur la marque nationale de notre
héritage d’art et de monuments. Or, voici un texte de 1853, d’une autre humeur
et d’un autre ton.
Il a pour auteur le troyen Louis Ulbach,
journaliste, romancier et auteur dramatique, et est tiré d’une nouvelle
intitulée « Argine Picquet », du nom de la vieille demoiselle dont il raconte
l’histoire et peint le caractère singulier, et fournit comme cadre la ville de
Troyes.
« La ville de
Troyes, chef-lieu du département de l’Aube, ancienne capitale du comté de
Champagne, satisfait à toutes les conditions nauséabondes qui font de la
province un lieu d’exil. La trivialité de son aspect, l’activité pesante qui
absorbe ses habitants, tout convie à une somnolence sans rêve. Les jolies
promenades ne manquent pas, mais elles ne sont ni assez fréquentées pour aider
à l’échange des pensées, ni assez désertes pour qu’on puisse y rêver seul et à
l’aise.
Troyes était, il y a une quinzaine d’années, une
ville obscure et sale, encombrée de constructions chancelantes et vermoulues.
On a démoli les murs, élargi les rues, et, sous prétexte de canal, établi au
centre une grenouillère qui donne l’illusion d’un port.
Troyes n’est plus aussi laid, mais en revanche, il
est commun, et les constructions modernes viennent contrarier, par les couleurs
criardes d’un badigeon récent, le ton vénérable des anciennes maisons.
Cette capitale de la Champagne paraît avoir eu, de
tout temps, la réputation que je revendique aujourd’hui pour elle, et les
anciens comtes, qui l’honoraient comme leur ville principale, se gardaient bien
de l’habiter. Thibault, faiseur de vers, s’y fut senti mal à l’aise, et Provins
cette contrefaçon champenoise de Jérusalem, que les croisés saluaient au retour
de leurs expéditions, comme un souvenir de la ville sainte, Provins, avec ses
roses, sa montagne et son aspect pittoresque, était la résidence préférée de
ces spirituels suzerains.
Que penser, en effet, d’une capitale dont on a pu
sérieusement et plausiblement contester l’authenticité ?
Troyes avait gardé peu de Reims, de Châlons, ou de
Provins, elle avait été la capitale de la Champagne. Troyes a pulvérisé dans
les in-folio (feuille qui est pliée en 2, comprenant donc 2 feuillets ou 4
pages) les contradicteurs, mais sa victoire n’a servi qu’à faire ressortir
davantage son indigence de souvenirs féodaux et d’évocations poétiques.
Troyes a un théâtre, mais on y va le moins possible,
et un proverbe local assure que les acteurs y débarquent en escarpins, et s’en
vont en sabots. Il a aussi une société de belles-lettres et d’agriculture fort
décente, qui ne fait rien tant que de parler d’elle. Voilà pour la vie
intellectuelle.
Quant aux Troyens, je ne vous en parlerai pas, par
discrétion de Champenois. Il y aurait trop d’humilité à en dire du mal, trop de
vanité à en dire du bien. Mon sarcasme ressemblerait à un suicide, mon éloge
serait de l’égoïsme. Qu’il suffise de savoir que le plus grand nombre semble
assez content de son sort, et que j’aurai, sans aucun doute, grand tort à ses
yeux de confesser l’ennui du sol natal.
Pendant un séjour forcé de quatre années dans cette
température stupéfiante, je n’entretins en moi de chaleur et de mouvement que
par des promenades fréquentes et que par une gymnastique, d’ailleurs obligée,
de mon esprit.
A Paris, le journalisme use l’imagination, en
province, au contraire, ce piétinement continuel de la réflexion garantit de
l’ankylose.
Dans mes excursions quotidiennes sur le mail, la
promenade par excellence, je m’étais habitué à compter les arbres, les bancs,
tous les incidents de terrain. Je crois que j’aurais fini par compter les
grains de sable, tant il y a de force dans l’ennui. Les bonnes d’enfants, les
vieux rentiers, les oisifs, en assez petit nombre, qui venaient animer la
promenade m’étaient connus. Je les retrouvais aux mêmes heures, accomplissant
le même nombre de tours, s’arrêtant aux mêmes endroits, s’asseyant sur les
mêmes bancs, s’acquittant enfin, avec une admirable régularité, des fonctions
automatiques dont se compose la vie de province ».
De 1858 à 1860, Ulbach dirige avec François Favre Le
Monde maçonnique, revue des loges de tous les rites.
Il tient la chronique dramatique du Temps, dès sa
fondation en 1861.
En 1867, il entre au Figaro, où ses Lettres le font
encore une fois remarquer. Il y attaque notamment Emile Zola avec un article
intitulé La Littérature putride, suscitant ainsi une polémique (à propos de la
parution de Thérèse Raquin). Une polémique s'ensuivit, à la suite de laquelle
Zola précisera ses intentions sur le roman naturaliste. Ulbach ne désarmera
jamais contre Zola et ses écrits putrides. On le retrouve ici collaborateur de
la première heure à la revue Le Livre dirigée et fondée par Octave Uzanne (à
cette heure ennemi déclaré du naturalisme). Nana est le neuvième volume de la série
Les Rougon-Macquart. Cet ouvrage traite du thème de la prostitution féminine à
travers le parcours d’une lorette puis cocotte dont les charmes ont affolé les
plus hauts dignitaires du Second Empire. Le récit est présenté comme la suite
de L'Assommoir (1877). Tout d'abord succès de scandale (55 000 exemplaires
étant achetés dès le premier jour de sa publication), Nana devient l'un des
titres phares des Rougon-Macquart avec plus de 275 mille exemplaires vendus en
1929. (1)
En 1868, Ulbach fonde La Cloche, un pamphlet
hebdomadaire satirique qui attire sur lui les foudres de la censure impériale
et le fait condamner à six mois de prison et à 1 000 francs d’amende.
Le 30 août 1868, L’Eclipse, journal hebdomadaire
politique, satirique et illustré, fait sa première page avec une énorme photo
de Louis Ulbach, dit Ferragus, et en page 2, un texte de 2 colonnes sur lui,
dont voici un très court résumé : " On m’assure que le rédacteur unique,
et par conséquent en chef de La Cloche, publication hebdomadaire à couverture
verdâtre, n’est âgé que de 46 ans. Il serait né à Troyes, ville récemment
rassurée par un discours de S.M. l’empereur, le 7 mars 1822. Comment ! M.
Ulbach n’a que 46 ans ? Voilà qui est étrange ! Je ne veux pas insinuer
méchamment, ô mesdames, que votre Ferragus bien-aimé a l’air beaucoup plus
vieux que cela. Loin de moi cette pensée ! Au contraire, le bel aspect
florissant de cet écrivain, sa face monacale, glabre, d’un blanc agréable, qui
inviterait même le pouce de la ménagère à la tâter, tout enfin chez lui semble
prouver que son acte de naissance est un menteur. Mais je m’étonne qu’à ce
bas-âge relatif, M. Ulbach fasse rechercher, comme Hérode, tous les petits
exemplaires de son premier livre : Gloriana, un recueil de vers, pour les
égorger en silence. C’est là une passion de vieillard, d’académicien honteux de
sa jeunesse. A 46 ans ! rougir de ses premiers vers, des vers si bien imprimés,
si chéris autrefois, c’est mal... Les Lettres de Jacques Souffrant, les
réponses à ces lettres, pendant que vous rédigiez, vers 1848, le Propagateur de
l’Aube, sont remplies d’excellentes choses. Si nous étions cautionnés et
timbrés, je vous en dirais bien davantage... Je dois faire également des
compliments très sincères, très vifs à l’Inconnu du Figaro Littéraire, et à
Ferragus du Figaro politique. Le vrai Louis Ulbach, avec bec et ongles, dans
les portraits ou les chroniques, nous a été montré tout entier. On n’avait fait
que pressentir le vigoureux critique dans le rédacteur en chef de la Revue de
Paris. Maintenant on le connaît. Bravo ! Le conteur spirituel – et gai cette
fois – de l’Indépendance Belge (quotidien bruxellois), ne doit pas être oublié
non plus dans cette distribution de louanges. Enfin, décernons un accueil de
faveur à celui qui s’est mis à la tête du Livre publié par Lacroix et
Verboeckoven, à l’occasion de l’Exposition de 1867, Paris…".
En 1869 Ulbach transforme La Cloche en un quotidien
d'opposition démocratique. Lorsque la publication en est interrompue pendant le
siège de Paris en 1870, il devient secrétaire de section de la Commission des
barricades. Peu après la réapparition de La Cloche en 1871, Ulbach est à
nouveau menacé d’arrestation et se réfugie chez son ami Laurent-Pichat.
Convoqué par le Conseil de guerre, il est condamné à trois ans de prison et 6
000 francs d’amende, peine réduite après cassation à trois mois et à 3 000
francs. Il se présente sans succès aux élections de juillet 1871, puis cède La
Cloche en décembre 1872. Il entre comme bibliothécaire à la Bibliothèque de
l’Arsenal en 1878.
Il fonde en 1888 avec Jules Simon la Revue de
famille, dont il est sous-directeur jusqu’à sa mort le 16 avril 1889.
Le 23 août 1890, le conseil municipal de la ville de
Troyes donne son nom à la rue Saint-Vincent-de-Paul, qui s’était appelée auparavant
: rue de la Corderie, puis du Sauvage.
(1 (1) Compte-rendu par Louis Ulbach sur le livre
NANA d’ Émile Zola
Je me souviens, en feuilletant Nana, qu'en 1870,
pendant le siège de Paris, un patriote fantaisiste avait sérieusement proposé
au gouvernement de la Défense nationale de garantir Paris contre un assaut, en
répandant tout autour, sur les remparts, ce qu'il était devenu difficile de
transporter à Bondy. C'était, on en conviendra, un singulier moyen d'intimider
les Prussiens.
M. Zola, qui est un fantaisiste du même goût, a
entrepris de donner la même inviolabilité à son livre. Il a cru garantir Nana
contre la critique tout en spéculant sur l'impudeur d'un certain public.
S'est-il trompé ? En tout cas, ses principes
littéraires ne lui ont pas permis de prévoir l'usage des gants pour toucher aux
objets malpropres, et son ignorance de la réalité ne l'a pas averti que cette
fois il dépassait la mesure, même pour les lecteurs les moins raffinés.
Les curiosités qui avaient pris des engagements
d'avance sont bien obligées d'acheter le livre commandé ; les amateurs de
scandale, toujours assez nombreux, sont bien contraints de faire entrer ce
livre dans leur collection. Mais ce débit fatal, assez abondant pour dédommager
l'éditeur et pour permettre à l'auteur quelques petites satisfactions
naturalistes, ne constituera jamais un succès. L'échec est certain, échec
littéraire, échec moral. Le gain ne peut compenser la honte, et, cette fois, il
ne prouvera rien.
Est-ce donc un livre que ce composé de tableaux
obscènes, sans l'excuse de la jeunesse, sans le voile de l'esprit, sans le
parfum d'une grâce qui pourrait faire sourire les plus austères ? Non. Des
pages tachées d'encre et cousues ensemble n'ont droit au nom de livre que quand
elles constituent une œuvre équilibrée, ayant un début, un milieu, une fin,
développant des caractères, une thèse, ou racontant des événements, Nana ne
remplit aucune de ces conditions. On ne sait d'où vient l'héroïne quand, au
premier chapitre, on la voit toute nue sur les planches ; on ne sait où elle
irait : c'est un accident qui interrompt ses attitudes, ses poses plastiques,
un accident qui ne tient ni à son entourage, ni à ses mœurs, ni à sa santé, ni
à la revanche des uns, ni à l'imprudence des autres, ni à un vice, ni à une
vertu. Si Nana avait été suffisamment vaccinée, le roman pouvait durer encore
pendant trois cents autres pages. L'auteur ne cesse de la décrire et ne parvient
pas à en faire un portrait qui vive, qui reste. Tous les personnages d'ailleurs
ont la même silhouette vague, la même absence de relief, la même pauvreté
d'esprit, la même inanité de conscience. Chose singulière on ne sait l'âge de
personne, l'âge, cette raison déterminante de tant de phénomènes, de passions
et qui devrait préoccuper par-dessus tout un romancier naturaliste ! Tous ces
gens-là se heurtent, s'engueulent, se prennent, se quittent, se souillent, sans
qu'on puisse en classifier un seul. Il n'y a pas un type, pas un caractère, pas
une individualité, pas un homme qui ait un quart d'heure de réflexion pas une
femme qui s'élève, en amour, au-dessus de la passivité de la prostituée. A
chaque chapitre, le roman recommence et pourrait finir. L'analyse en est
impossible : la synthèse en serait chimérique.
Il ne faut pas croire que M. Zola, qui est très
systématique, ait voulu ce désordre, cette confusion. C'est, au contraire,
l'impuissance de sa volonté qui l'a amenée. Jamais auteur n'eut un plan plus solennellement
arrêté. Celui du général Trochu mérite moins d'être légendaire. J'ai eu
occasion de lire le programme que M. Zola adressait un jour à un éditeur pour
lui proposer l'Histoire naturelle d'une famille, et voici textuellement ce
qu'il disait du roman qui s'appelle aujourd'hui Nana :
« Un roman
qui aura pour cadre le monde galant, et pour héroïne Louise Lantier, la fille
du ménage ouvrier. De même que le produit des Rougon, gens enfoncés dans la
jouissance, est Maxime, un avorton social, de même le produit des Macquart,
gens gangrenés par les vices de la misère, est Louise, une créature pourrie et
nuisible à la société. Outre les effets héréditaires, il y a dans les deux cas
une influence fatale du milieu contemporain. Louise est ce qu'on nomme une biche
de la haute volée. Peinture du monde où vivent ces filles, drame poignant d'une
existence de femme perdue par l'appétit du luxe et des jouissances faciles. »
Voilà le plan de l'auteur. Je m'en servirai pour
contrôler son œuvre.
M. Zola se croit l'héritier de Balzac, ce Napoléon
Ier du roman (ainsi que Balzac aimait à le supposer) ; il n'est pas même le
reflet équivalent à Napoléon III. Il parodie, il ne succède pas.
C'est tout d'abord une imitation puérile que de
commencer par où Balzac a fini, c'est-à-dire par le cadre d'une nouvelle
Comédie humaine. Tout le monde sait que Balzac ne s'avisa réellement de ce
titre collectif pour tous ses romans que quand il en fit une édition complète.
A l'époque où il écrivait Vautrin, Eugénie Grandet, il ne songeait guère à leur
assigner une case spéciale, dans un ensemble gigantesque. Il allait et il alla
toujours où son génie l'appelait.
J'oserai affirmer, sans crainte de commettre un
paradoxe, que c'est un signe d'infériorité intellectuelle, d'arrêter ainsi
d'avance les étapes de son essor ; de dresser, avant la conception, l'arbre
généalogique des enfants qu'on rêve ; d'être bien sûr de mettre à heure fixe
dans le gaufrier la pâte nécessaire, et de discipliner à ce point son esprit,
pour lui défendre de s'émouvoir, avant l'heure, d'une idée dont le tour n'est
pas venu !
L'homme de génie ne sait pas toujours ce qu'il veut
; l'homme médiocre le sait imperturbablement. Le premier va où son imagination
le pousse ; l'autre, sur ce point, est infaillible ; il va à sa fonction comme
un employé à son bureau. Seulement il arrive à ce dernier quelquefois de se
tailler une besogne au-dessus de ses forces et de ne pouvoir s'en tirer alors
il manque son avancement.
C'est le cas de M. Zola. Il ne tient rien de ce
qu'il promet aux autres et de ce qu'il s'est promis.
La question scientifique de l'hérédité du sang et
des vices n'apparaît pas dans Nana. Cette drôlesse, qui a la nostalgie du
trottoir, n'est pas la biche de haute volée. Elle n'a pas la première condition
du genre, un salon où l'on trouverait toutes sortes de beau monde, sans oublier
les romanciers naturalistes. C'est simplement une fille de l'acabit de la
première venue, la plus vulgaire des rôdeuses de nuit. Elle n'est pas si
nuisible à la société que l'auteur voudrait le faire croire. Les gens qu'elle
ruine, on ne sait comment, ne manquent, après leur désastre, ni à la société,
ni même à leur famille. II ne se fait aucun craquement dans le monde parisien,
quand Nana monte au sommet. Il est parfaitement indifférent qu'elle rôde sur le
trottoir du faubourg Montmartre ou qu'elle se vautre sur les tapis de son
hôtel. C'est un des atomes malsains de Paris, mais c'est un atome.
Quant à l'influence du milieu contemporain, il n'en
est pas question une minute ; nous faisons la connaissance de Nana sur les
planches du théâtre des Variétés nous la suivons chez elle, dans la compagnie
d'une proxénète, dans une table d'hôte où les vieilles vestales de Lesbos vont
renouveler l'huile de leur lampe. Ce milieu est aussi laid que l'héroïne, mais
il ne la corrompt pas plus qu'il n'en reçoit la corruption.
Je soupçonne M. Zola d'être d'une candeur égale à
son ambition. II a, dans ses peintures, dans son langage, une violence qui est
la griserie, l'effronterie de la naïveté. Ignorant du monde qu'il veut peindre,
il croit le faire vivre puissamment, en lui faisant tenir les propos les plus
exorbitants. Mais l'art des nuances, des couleurs sobres devant produire
l'effet par la variété lui échappe fatalement.
Dans son programme il promettait un drame poignant.
Il n'y a pas l'ombre d'un drame. Nana est atteinte de la petite vérole, par
hasard, parce qu'elle a embrassé son enfant en revenant de Russie ; elle va
mourir au Grand-Hôtel, pour qu'il y ait quelque chose de grand dans sa
mésaventure. Pendant qu'elle agonise, on crie sous ses fenêtres « A Berlin à
Berlin ». Nous sommes en 1870. Est-elle donc pour cela l'incarnation vivante,
la muse pourrie de l'empire ? Non. Muffat et tous les autres imbéciles qui se
font berner par Nana seraient aussi invraisemblablement d'aujourd'hui que
d'hier, s'ils devaient jamais être d'aucun temps.
Il est visible que M. Zola a été préoccupé du
dénouement de la Cousine Bette. Mais quelle différence entre cette mort
épouvantable de Mme Marneffe qui est un châtiment voulu, un crime vengeant
d'autres crimes, et cette mort de Nana, aussi bête que sa vie !
En supprimant la morale, le sentiment, la
conscience, M. Zola, incapable d'émouvoir ses lecteurs, est condamné à faire
tressaillir les nerfs par le dégoût physique ou par un goût exaspéré de la
chair. Phryné se défendait en se mettant toute nue : l'auteur de Nana ne
connaît pas d'autre plaidoirie pour elle. Quand l'intérêt languit, tout à coup
Nana retire sa chemise. Tant pis pour ceux que cela n'amuse pas ! Voilà le
drame poignant et empoignant !
Je le répète, on ne fait pas un livre uniquement
avec des gravelures ; on fait un recueil pour servir de commentaire aux
photographies défendues. Le naturalisme qui borne ses applications à nous
montrer des hommes et des femmes jouant une comédie quelconque in naturalibus
n'appartient pas à l'industrie littéraire, la police le pourchasse sous un
autre nom.
Comme nous sommes loin de ces inquiétudes généreuses
qui réhabilitaient par un éclair d'amour la femme perdue, avilie !
Dans la Fille Élisa, de M. de Goncourt, il y avait
encore une lueur, une phosphorescence vague qui planait sur la boue et qui
ressemblait à une âme ; on sentait la mélancolie d'une créature humaine. Dans
Nana, rien de pareil la boue fume et à travers ses miasmes ; pas un rayon qui
nous fasse souvenir qu'après tout, ces êtres vils sont pétris de la même chair
que nous, que ces femmes sont du même sexe que nos mères, nos sœurs, nos filles
!
M. Zola est démocrate. Est-ce servir la démocratie
que de montrer simplement la fatalité de la corruption dans les enfants du
peuple, non par l'influence de la misère, de l'ignorance, mais par l'hérédité
tyrannique ? Admettre des races maudites, c'est servir les idées les plus
arriérées, les plus pauvres, les plus oppressives, les plus bêtes.
Fort heureusement M. Zola ne sert rien, pas même le
vice qu'il peint sans le punir. L'insuffisance de la conception, l'ignominie
volontaire du style, l'insignifiance des faits harassent l'esprit, le goût et
l'attention. On baille trop en lisant, pour garder les miasmes putrides qu'on
avale.
Cette œuvre, qu'il faudra cacher, dans le voisinage
des livres du marquis de Sade, sera vite oubliée. Illisible dans sa nouveauté,
qui s'avisera de la relire quand elle n'aura plus ce mince attrait du nouveau ?
Elle fait, en tous cas, pour quelques instants, une
étrange figure dans cette collection Charpentier, qui a été, en son temps, une
révolution glorieuse de la librairie française, qui a vulgarisé tant de chefs-
d'œuvre, et que son fondateur voulait maintenir au-dessus des vilenies de ce
qu'on appelait alors le réalisme.
Un jour, écrivant à l'auteur d'un roman qu'il
publiait dans le Magasin de librairie, M. Charpentier lui disait avec émotion :
« Je vous
fais mon compliment. J'ai lu cette nuit la première partie de ... C'est
intéressant, spirituel, amusant et honnête ! honnête ! Quelques ouvrages encore
comme celui-là et les Bovary, les Fanny seront enfoncées, la vertu reprendra
ses droits.
« Il y a au
reste assez longtemps qu'on la méprise, cette pauvre vertu ... aussi je vais
donner la place d'honneur à votre roman.
« Ce qui me
fait encore plaisir, c'est que le public finira par voir et comprendre que nous
autres, les libéraux, nous sommes en même temps les honnêtes gens de ce
temps-ci, et que nos adversaires sont de la pure canaille. »
C'était en 1859 que M. Charpentier s'exprimait
ainsi. Son fils veut-il éditer ses lettres ? Il était, j'en conviens, bien
sévère, trop sévère pour Madame Bovary, mais comme il eût reçu l'auteur de
Nana, si celui-ci était venu lui proposer son roman !
Louis ULBACH
[Ce compte-rendu a été publié dans la troisième
livraison du Livre du 10 mars 1880. L'auteur de cette réception acide du Nana
de Zola (paru le 15 février 1880 - a paru en feuilleton dans Le Voltaire du 16
octobre 1879 au 5 février 1880), Louis Ulbach, était un pourfendeur de la
première heure de cette "littérature putride" qu'était, selon lui, le
naturalisme.]
Entré au Figaro en 1867, il attaque Zola dans un article intitulé "La littérature putride" (à propos de la parution de Thérèse Raquin). Une polémique s'ensuivit, à la suite de laquelle Zola précisera ses intentions sur le roman naturaliste. Ulbach ne désarmera jamais contre Zola et ses écrits putrides. On le retrouve ici collaborateur de la première heure à la revue Le Livre dirigée et fondée par Octave Uzanne (à cette heure ennemi déclaré du naturalisme). Nana est le neuvième volume de la série Les Rougon-Macquart. Cet ouvrage traite du thème de la prostitution féminine à travers le parcours d’une lorette puis cocotte dont les charmes ont affolé les plus hauts dignitaires du Second Empire. Le récit est présenté comme la suite de L'Assommoir (1877). Tout d'abord succès de scandale (55 000 exemplaires étant achetés dès le premier jour de sa publication), Nana devient l'un des titres phares des Rougon-Macquart avec plus de 275 mille exemplaires vendus en 1929.
- 1858 : Don Almanzor (opéra-bouffe) avec Eugène Labat ; Opéra-bouffe en un acte.
Musique de Renaud de Vilbac.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Lyrique, le 16 avril 1858.
- 1862 : Le Doyen de Saint-Patrick avec Léon de Wailly ; Drame en cinq actes.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre impérial de l’Odéon, le 20 novembre 1862.
- 1864 : Monsieur et Madame Fernel avec Henri Crisafulli ; Comédie en quatre actes, précédée d’un prologue.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 30 janvier 1864.
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