samedi 11 janvier 2025

Louis Ulbach

 

Louis Ulbach vers 1860


Louis Ulbach, dit Ferragus, naît à Troyes le 7 mars 1822.

Venu à Paris pour terminer ses études au collège, il se lie avec Lamartine et se fait recevoir par Victor Hugo, qui l’encourage à publier un volume de vers, Gloriana, en 1844. Il collabore pendant quatre ans à L’Artiste et au Musée des familles. Il fonde en 1848 le Propagateur de l’Aube, où il publie une série de lettres politiques signées Jacques Souffrant, ouvrier, suivies d'une série de Réponses à Jacques Souffrant signées Ulbach. Ces lettres, réunies plus tard en volume, font sensation. L’une d’elles lui vaut un procès, à l’issue duquel la plaidoirie de Jules Favre le fait toutefois acquitter. Lorsque le coup d'Etat du 2 décembre 1851 fait disparaître le Propagateur de l’Aube, il revient dans la capitale et entre à La Revue de Paris dont il devient directeur en 1853. Il se charge notamment de la critique littéraire, où sa verve mordante et froide est particulièrement remarquée. À la même époque, il s’essaie au théâtre et commence à publier sous forme de feuilletons une longue série de romans et de nouvelles. Son roman Monsieur et Madame Fernel connaît un certain succès et est adapté pour la scène en 1864 par Henri Crisafulli.

Louis Bertrand, historien, membre de l’Académie Française, a mis en l’exaltant, l’accent sur la marque nationale de notre héritage d’art et de monuments. Or, voici un texte de 1853, d’une autre humeur et d’un autre ton.

Il a pour auteur le troyen Louis Ulbach, journaliste, romancier et auteur dramatique, et est tiré d’une nouvelle intitulée « Argine Picquet », du nom de la vieille demoiselle dont il raconte l’histoire et peint le caractère singulier, et fournit comme cadre la ville de Troyes.

 « La ville de Troyes, chef-lieu du département de l’Aube, ancienne capitale du comté de Champagne, satisfait à toutes les conditions nauséabondes qui font de la province un lieu d’exil. La trivialité de son aspect, l’activité pesante qui absorbe ses habitants, tout convie à une somnolence sans rêve. Les jolies promenades ne manquent pas, mais elles ne sont ni assez fréquentées pour aider à l’échange des pensées, ni assez désertes pour qu’on puisse y rêver seul et à l’aise.

Troyes était, il y a une quinzaine d’années, une ville obscure et sale, encombrée de constructions chancelantes et vermoulues. On a démoli les murs, élargi les rues, et, sous prétexte de canal, établi au centre une grenouillère qui donne l’illusion d’un port.

Troyes n’est plus aussi laid, mais en revanche, il est commun, et les constructions modernes viennent contrarier, par les couleurs criardes d’un badigeon récent, le ton vénérable des anciennes maisons.

Cette capitale de la Champagne paraît avoir eu, de tout temps, la réputation que je revendique aujourd’hui pour elle, et les anciens comtes, qui l’honoraient comme leur ville principale, se gardaient bien de l’habiter. Thibault, faiseur de vers, s’y fut senti mal à l’aise, et Provins cette contrefaçon champenoise de Jérusalem, que les croisés saluaient au retour de leurs expéditions, comme un souvenir de la ville sainte, Provins, avec ses roses, sa montagne et son aspect pittoresque, était la résidence préférée de ces spirituels suzerains.

Que penser, en effet, d’une capitale dont on a pu sérieusement et plausiblement contester l’authenticité ?

Troyes avait gardé peu de Reims, de Châlons, ou de Provins, elle avait été la capitale de la Champagne. Troyes a pulvérisé dans les in-folio (feuille qui est pliée en 2, comprenant donc 2 feuillets ou 4 pages) les contradicteurs, mais sa victoire n’a servi qu’à faire ressortir davantage son indigence de souvenirs féodaux et d’évocations poétiques.

Troyes a un théâtre, mais on y va le moins possible, et un proverbe local assure que les acteurs y débarquent en escarpins, et s’en vont en sabots. Il a aussi une société de belles-lettres et d’agriculture fort décente, qui ne fait rien tant que de parler d’elle. Voilà pour la vie intellectuelle.

Quant aux Troyens, je ne vous en parlerai pas, par discrétion de Champenois. Il y aurait trop d’humilité à en dire du mal, trop de vanité à en dire du bien. Mon sarcasme ressemblerait à un suicide, mon éloge serait de l’égoïsme. Qu’il suffise de savoir que le plus grand nombre semble assez content de son sort, et que j’aurai, sans aucun doute, grand tort à ses yeux de confesser l’ennui du sol natal.

Pendant un séjour forcé de quatre années dans cette température stupéfiante, je n’entretins en moi de chaleur et de mouvement que par des promenades fréquentes et que par une gymnastique, d’ailleurs obligée, de mon esprit.

A Paris, le journalisme use l’imagination, en province, au contraire, ce piétinement continuel de la réflexion garantit de l’ankylose.

Dans mes excursions quotidiennes sur le mail, la promenade par excellence, je m’étais habitué à compter les arbres, les bancs, tous les incidents de terrain. Je crois que j’aurais fini par compter les grains de sable, tant il y a de force dans l’ennui. Les bonnes d’enfants, les vieux rentiers, les oisifs, en assez petit nombre, qui venaient animer la promenade m’étaient connus. Je les retrouvais aux mêmes heures, accomplissant le même nombre de tours, s’arrêtant aux mêmes endroits, s’asseyant sur les mêmes bancs, s’acquittant enfin, avec une admirable régularité, des fonctions automatiques dont se compose la vie de province ».

De 1858 à 1860, Ulbach dirige avec François Favre Le Monde maçonnique, revue des loges de tous les rites.

Il tient la chronique dramatique du Temps, dès sa fondation en 1861.

En 1867, il entre au Figaro, où ses Lettres le font encore une fois remarquer. Il y attaque notamment Emile Zola avec un article intitulé La Littérature putride, suscitant ainsi une polémique (à propos de la parution de Thérèse Raquin). Une polémique s'ensuivit, à la suite de laquelle Zola précisera ses intentions sur le roman naturaliste. Ulbach ne désarmera jamais contre Zola et ses écrits putrides. On le retrouve ici collaborateur de la première heure à la revue Le Livre dirigée et fondée par Octave Uzanne (à cette heure ennemi déclaré du naturalisme). Nana est le neuvième volume de la série Les Rougon-Macquart. Cet ouvrage traite du thème de la prostitution féminine à travers le parcours d’une lorette puis cocotte dont les charmes ont affolé les plus hauts dignitaires du Second Empire. Le récit est présenté comme la suite de L'Assommoir (1877). Tout d'abord succès de scandale (55 000 exemplaires étant achetés dès le premier jour de sa publication), Nana devient l'un des titres phares des Rougon-Macquart avec plus de 275 mille exemplaires vendus en 1929. (1)

En 1868, Ulbach fonde La Cloche, un pamphlet hebdomadaire satirique qui attire sur lui les foudres de la censure impériale et le fait condamner à six mois de prison et à 1 000 francs d’amende.

Le 30 août 1868, L’Eclipse, journal hebdomadaire politique, satirique et illustré, fait sa première page avec une énorme photo de Louis Ulbach, dit Ferragus, et en page 2, un texte de 2 colonnes sur lui, dont voici un très court résumé : " On m’assure que le rédacteur unique, et par conséquent en chef de La Cloche, publication hebdomadaire à couverture verdâtre, n’est âgé que de 46 ans. Il serait né à Troyes, ville récemment rassurée par un discours de S.M. l’empereur, le 7 mars 1822. Comment ! M. Ulbach n’a que 46 ans ? Voilà qui est étrange ! Je ne veux pas insinuer méchamment, ô mesdames, que votre Ferragus bien-aimé a l’air beaucoup plus vieux que cela. Loin de moi cette pensée ! Au contraire, le bel aspect florissant de cet écrivain, sa face monacale, glabre, d’un blanc agréable, qui inviterait même le pouce de la ménagère à la tâter, tout enfin chez lui semble prouver que son acte de naissance est un menteur. Mais je m’étonne qu’à ce bas-âge relatif, M. Ulbach fasse rechercher, comme Hérode, tous les petits exemplaires de son premier livre : Gloriana, un recueil de vers, pour les égorger en silence. C’est là une passion de vieillard, d’académicien honteux de sa jeunesse. A 46 ans ! rougir de ses premiers vers, des vers si bien imprimés, si chéris autrefois, c’est mal... Les Lettres de Jacques Souffrant, les réponses à ces lettres, pendant que vous rédigiez, vers 1848, le Propagateur de l’Aube, sont remplies d’excellentes choses. Si nous étions cautionnés et timbrés, je vous en dirais bien davantage... Je dois faire également des compliments très sincères, très vifs à l’Inconnu du Figaro Littéraire, et à Ferragus du Figaro politique. Le vrai Louis Ulbach, avec bec et ongles, dans les portraits ou les chroniques, nous a été montré tout entier. On n’avait fait que pressentir le vigoureux critique dans le rédacteur en chef de la Revue de Paris. Maintenant on le connaît. Bravo ! Le conteur spirituel – et gai cette fois – de l’Indépendance Belge (quotidien bruxellois), ne doit pas être oublié non plus dans cette distribution de louanges. Enfin, décernons un accueil de faveur à celui qui s’est mis à la tête du Livre publié par Lacroix et Verboeckoven, à l’occasion de l’Exposition de 1867, Paris…". 

En 1869 Ulbach transforme La Cloche en un quotidien d'opposition démocratique. Lorsque la publication en est interrompue pendant le siège de Paris en 1870, il devient secrétaire de section de la Commission des barricades. Peu après la réapparition de La Cloche en 1871, Ulbach est à nouveau menacé d’arrestation et se réfugie chez son ami Laurent-Pichat. Convoqué par le Conseil de guerre, il est condamné à trois ans de prison et 6 000 francs d’amende, peine réduite après cassation à trois mois et à 3 000 francs. Il se présente sans succès aux élections de juillet 1871, puis cède La Cloche en décembre 1872. Il entre comme bibliothécaire à la Bibliothèque de l’Arsenal en 1878.

Il fonde en 1888 avec Jules Simon la Revue de famille, dont il est sous-directeur jusqu’à sa mort le 16 avril 1889.

Le 23 août 1890, le conseil municipal de la ville de Troyes donne son nom à la rue Saint-Vincent-de-Paul, qui s’était appelée auparavant : rue de la Corderie, puis du Sauvage. 

 

 


 

"[Périodiques] La Cloche Ed. par Ferragus (Louis Ulbach). Paris, 1868-1869. 
Série 1, nos. 1-71. Ed. d'origine. Couverture du n° 1 légèrement tachée, 
quelques rousseurs, autrement en bon état. 
Première série de ce célèbre journal-pamphlet, inspiré par le 'Kolokol' (La Cloche) d'Alexandre Herzen. Une deuxième série, de plus grand format, fut publiée du 19 décembre 1869 à 1872. 
Plus ou moins le pendant de 'La Lanterne' de Rochefort. (total 71). Vendu à Drouot 250€"



 Georges Pilotelle, dit Pilotell  (1845 - 1918),  25–12–1869
Musée Carnavalet - Paris







Louis Ulbach dit Ferragus (1822-1889), rédacteur en chef du journal « La Cloche »,
écrivain et journaliste français. 
Couverture de « L’Eclipse » par Gill, 30 août 1868



(1          (1) Compte-rendu par Louis Ulbach sur le livre NANA d’ Émile Zola

 

Je me souviens, en feuilletant Nana, qu'en 1870, pendant le siège de Paris, un patriote fantaisiste avait sérieusement proposé au gouvernement de la Défense nationale de garantir Paris contre un assaut, en répandant tout autour, sur les remparts, ce qu'il était devenu difficile de transporter à Bondy. C'était, on en conviendra, un singulier moyen d'intimider les Prussiens.

M. Zola, qui est un fantaisiste du même goût, a entrepris de donner la même inviolabilité à son livre. Il a cru garantir Nana contre la critique tout en spéculant sur l'impudeur d'un certain public.

S'est-il trompé ? En tout cas, ses principes littéraires ne lui ont pas permis de prévoir l'usage des gants pour toucher aux objets malpropres, et son ignorance de la réalité ne l'a pas averti que cette fois il dépassait la mesure, même pour les lecteurs les moins raffinés.

Les curiosités qui avaient pris des engagements d'avance sont bien obligées d'acheter le livre commandé ; les amateurs de scandale, toujours assez nombreux, sont bien contraints de faire entrer ce livre dans leur collection. Mais ce débit fatal, assez abondant pour dédommager l'éditeur et pour permettre à l'auteur quelques petites satisfactions naturalistes, ne constituera jamais un succès. L'échec est certain, échec littéraire, échec moral. Le gain ne peut compenser la honte, et, cette fois, il ne prouvera rien.

Est-ce donc un livre que ce composé de tableaux obscènes, sans l'excuse de la jeunesse, sans le voile de l'esprit, sans le parfum d'une grâce qui pourrait faire sourire les plus austères ? Non. Des pages tachées d'encre et cousues ensemble n'ont droit au nom de livre que quand elles constituent une œuvre équilibrée, ayant un début, un milieu, une fin, développant des caractères, une thèse, ou racontant des événements, Nana ne remplit aucune de ces conditions. On ne sait d'où vient l'héroïne quand, au premier chapitre, on la voit toute nue sur les planches ; on ne sait où elle irait : c'est un accident qui interrompt ses attitudes, ses poses plastiques, un accident qui ne tient ni à son entourage, ni à ses mœurs, ni à sa santé, ni à la revanche des uns, ni à l'imprudence des autres, ni à un vice, ni à une vertu. Si Nana avait été suffisamment vaccinée, le roman pouvait durer encore pendant trois cents autres pages. L'auteur ne cesse de la décrire et ne parvient pas à en faire un portrait qui vive, qui reste. Tous les personnages d'ailleurs ont la même silhouette vague, la même absence de relief, la même pauvreté d'esprit, la même inanité de conscience. Chose singulière on ne sait l'âge de personne, l'âge, cette raison déterminante de tant de phénomènes, de passions et qui devrait préoccuper par-dessus tout un romancier naturaliste ! Tous ces gens-là se heurtent, s'engueulent, se prennent, se quittent, se souillent, sans qu'on puisse en classifier un seul. Il n'y a pas un type, pas un caractère, pas une individualité, pas un homme qui ait un quart d'heure de réflexion pas une femme qui s'élève, en amour, au-dessus de la passivité de la prostituée. A chaque chapitre, le roman recommence et pourrait finir. L'analyse en est impossible : la synthèse en serait chimérique.

Il ne faut pas croire que M. Zola, qui est très systématique, ait voulu ce désordre, cette confusion. C'est, au contraire, l'impuissance de sa volonté qui l'a amenée. Jamais auteur n'eut un plan plus solennellement arrêté. Celui du général Trochu mérite moins d'être légendaire. J'ai eu occasion de lire le programme que M. Zola adressait un jour à un éditeur pour lui proposer l'Histoire naturelle d'une famille, et voici textuellement ce qu'il disait du roman qui s'appelle aujourd'hui Nana :

 « Un roman qui aura pour cadre le monde galant, et pour héroïne Louise Lantier, la fille du ménage ouvrier. De même que le produit des Rougon, gens enfoncés dans la jouissance, est Maxime, un avorton social, de même le produit des Macquart, gens gangrenés par les vices de la misère, est Louise, une créature pourrie et nuisible à la société. Outre les effets héréditaires, il y a dans les deux cas une influence fatale du milieu contemporain. Louise est ce qu'on nomme une biche de la haute volée. Peinture du monde où vivent ces filles, drame poignant d'une existence de femme perdue par l'appétit du luxe et des jouissances faciles. »

Voilà le plan de l'auteur. Je m'en servirai pour contrôler son œuvre.

M. Zola se croit l'héritier de Balzac, ce Napoléon Ier du roman (ainsi que Balzac aimait à le supposer) ; il n'est pas même le reflet équivalent à Napoléon III. Il parodie, il ne succède pas.

C'est tout d'abord une imitation puérile que de commencer par où Balzac a fini, c'est-à-dire par le cadre d'une nouvelle Comédie humaine. Tout le monde sait que Balzac ne s'avisa réellement de ce titre collectif pour tous ses romans que quand il en fit une édition complète. A l'époque où il écrivait Vautrin, Eugénie Grandet, il ne songeait guère à leur assigner une case spéciale, dans un ensemble gigantesque. Il allait et il alla toujours où son génie l'appelait.

J'oserai affirmer, sans crainte de commettre un paradoxe, que c'est un signe d'infériorité intellectuelle, d'arrêter ainsi d'avance les étapes de son essor ; de dresser, avant la conception, l'arbre généalogique des enfants qu'on rêve ; d'être bien sûr de mettre à heure fixe dans le gaufrier la pâte nécessaire, et de discipliner à ce point son esprit, pour lui défendre de s'émouvoir, avant l'heure, d'une idée dont le tour n'est pas venu !

L'homme de génie ne sait pas toujours ce qu'il veut ; l'homme médiocre le sait imperturbablement. Le premier va où son imagination le pousse ; l'autre, sur ce point, est infaillible ; il va à sa fonction comme un employé à son bureau. Seulement il arrive à ce dernier quelquefois de se tailler une besogne au-dessus de ses forces et de ne pouvoir s'en tirer alors il manque son avancement.

C'est le cas de M. Zola. Il ne tient rien de ce qu'il promet aux autres et de ce qu'il s'est promis.

La question scientifique de l'hérédité du sang et des vices n'apparaît pas dans Nana. Cette drôlesse, qui a la nostalgie du trottoir, n'est pas la biche de haute volée. Elle n'a pas la première condition du genre, un salon où l'on trouverait toutes sortes de beau monde, sans oublier les romanciers naturalistes. C'est simplement une fille de l'acabit de la première venue, la plus vulgaire des rôdeuses de nuit. Elle n'est pas si nuisible à la société que l'auteur voudrait le faire croire. Les gens qu'elle ruine, on ne sait comment, ne manquent, après leur désastre, ni à la société, ni même à leur famille. II ne se fait aucun craquement dans le monde parisien, quand Nana monte au sommet. Il est parfaitement indifférent qu'elle rôde sur le trottoir du faubourg Montmartre ou qu'elle se vautre sur les tapis de son hôtel. C'est un des atomes malsains de Paris, mais c'est un atome.

Quant à l'influence du milieu contemporain, il n'en est pas question une minute ; nous faisons la connaissance de Nana sur les planches du théâtre des Variétés nous la suivons chez elle, dans la compagnie d'une proxénète, dans une table d'hôte où les vieilles vestales de Lesbos vont renouveler l'huile de leur lampe. Ce milieu est aussi laid que l'héroïne, mais il ne la corrompt pas plus qu'il n'en reçoit la corruption.

Je soupçonne M. Zola d'être d'une candeur égale à son ambition. II a, dans ses peintures, dans son langage, une violence qui est la griserie, l'effronterie de la naïveté. Ignorant du monde qu'il veut peindre, il croit le faire vivre puissamment, en lui faisant tenir les propos les plus exorbitants. Mais l'art des nuances, des couleurs sobres devant produire l'effet par la variété lui échappe fatalement.

Dans son programme il promettait un drame poignant. Il n'y a pas l'ombre d'un drame. Nana est atteinte de la petite vérole, par hasard, parce qu'elle a embrassé son enfant en revenant de Russie ; elle va mourir au Grand-Hôtel, pour qu'il y ait quelque chose de grand dans sa mésaventure. Pendant qu'elle agonise, on crie sous ses fenêtres « A Berlin à Berlin ». Nous sommes en 1870. Est-elle donc pour cela l'incarnation vivante, la muse pourrie de l'empire ? Non. Muffat et tous les autres imbéciles qui se font berner par Nana seraient aussi invraisemblablement d'aujourd'hui que d'hier, s'ils devaient jamais être d'aucun temps.

Il est visible que M. Zola a été préoccupé du dénouement de la Cousine Bette. Mais quelle différence entre cette mort épouvantable de Mme Marneffe qui est un châtiment voulu, un crime vengeant d'autres crimes, et cette mort de Nana, aussi bête que sa vie !

En supprimant la morale, le sentiment, la conscience, M. Zola, incapable d'émouvoir ses lecteurs, est condamné à faire tressaillir les nerfs par le dégoût physique ou par un goût exaspéré de la chair. Phryné se défendait en se mettant toute nue : l'auteur de Nana ne connaît pas d'autre plaidoirie pour elle. Quand l'intérêt languit, tout à coup Nana retire sa chemise. Tant pis pour ceux que cela n'amuse pas ! Voilà le drame poignant et empoignant !

Je le répète, on ne fait pas un livre uniquement avec des gravelures ; on fait un recueil pour servir de commentaire aux photographies défendues. Le naturalisme qui borne ses applications à nous montrer des hommes et des femmes jouant une comédie quelconque in naturalibus n'appartient pas à l'industrie littéraire, la police le pourchasse sous un autre nom.

Comme nous sommes loin de ces inquiétudes généreuses qui réhabilitaient par un éclair d'amour la femme perdue, avilie !

Dans la Fille Élisa, de M. de Goncourt, il y avait encore une lueur, une phosphorescence vague qui planait sur la boue et qui ressemblait à une âme ; on sentait la mélancolie d'une créature humaine. Dans Nana, rien de pareil la boue fume et à travers ses miasmes ; pas un rayon qui nous fasse souvenir qu'après tout, ces êtres vils sont pétris de la même chair que nous, que ces femmes sont du même sexe que nos mères, nos sœurs, nos filles !

M. Zola est démocrate. Est-ce servir la démocratie que de montrer simplement la fatalité de la corruption dans les enfants du peuple, non par l'influence de la misère, de l'ignorance, mais par l'hérédité tyrannique ? Admettre des races maudites, c'est servir les idées les plus arriérées, les plus pauvres, les plus oppressives, les plus bêtes.

Fort heureusement M. Zola ne sert rien, pas même le vice qu'il peint sans le punir. L'insuffisance de la conception, l'ignominie volontaire du style, l'insignifiance des faits harassent l'esprit, le goût et l'attention. On baille trop en lisant, pour garder les miasmes putrides qu'on avale.

Cette œuvre, qu'il faudra cacher, dans le voisinage des livres du marquis de Sade, sera vite oubliée. Illisible dans sa nouveauté, qui s'avisera de la relire quand elle n'aura plus ce mince attrait du nouveau ?

Elle fait, en tous cas, pour quelques instants, une étrange figure dans cette collection Charpentier, qui a été, en son temps, une révolution glorieuse de la librairie française, qui a vulgarisé tant de chefs- d'œuvre, et que son fondateur voulait maintenir au-dessus des vilenies de ce qu'on appelait alors le réalisme.

Un jour, écrivant à l'auteur d'un roman qu'il publiait dans le Magasin de librairie, M. Charpentier lui disait avec émotion :

 « Je vous fais mon compliment. J'ai lu cette nuit la première partie de ... C'est intéressant, spirituel, amusant et honnête ! honnête ! Quelques ouvrages encore comme celui-là et les Bovary, les Fanny seront enfoncées, la vertu reprendra ses droits.

 « Il y a au reste assez longtemps qu'on la méprise, cette pauvre vertu ... aussi je vais donner la place d'honneur à votre roman.

 « Ce qui me fait encore plaisir, c'est que le public finira par voir et comprendre que nous autres, les libéraux, nous sommes en même temps les honnêtes gens de ce temps-ci, et que nos adversaires sont de la pure canaille. »

C'était en 1859 que M. Charpentier s'exprimait ainsi. Son fils veut-il éditer ses lettres ? Il était, j'en conviens, bien sévère, trop sévère pour Madame Bovary, mais comme il eût reçu l'auteur de Nana, si celui-ci était venu lui proposer son roman !

 

Louis ULBACH       

 

[Ce compte-rendu a été publié dans la troisième livraison du Livre du 10 mars 1880. L'auteur de cette réception acide du Nana de Zola (paru le 15 février 1880 - a paru en feuilleton dans Le Voltaire du 16 octobre 1879 au 5 février 1880), Louis Ulbach, était un pourfendeur de la première heure de cette "littérature putride" qu'était, selon lui, le naturalisme.]

 

 Entré au Figaro en 1867, il attaque Zola dans un article intitulé "La littérature putride" (à propos de la parution de Thérèse Raquin). Une polémique s'ensuivit, à la suite de laquelle Zola précisera ses intentions sur le roman naturaliste. Ulbach ne désarmera jamais contre Zola et ses écrits putrides. On le retrouve ici collaborateur de la première heure à la revue Le Livre dirigée et fondée par Octave Uzanne (à cette heure ennemi déclaré du naturalisme). Nana est le neuvième volume de la série Les Rougon-Macquart. Cet ouvrage traite du thème de la prostitution féminine à travers le parcours d’une lorette puis cocotte dont les charmes ont affolé les plus hauts dignitaires du Second Empire. Le récit est présenté comme la suite de L'Assommoir (1877). Tout d'abord succès de scandale (55 000 exemplaires étant achetés dès le premier jour de sa publication), Nana devient l'un des titres phares des Rougon-Macquart avec plus de 275 mille exemplaires vendus en 1929.

  


Lettres de Ferragus, voir : ici


Oeuvres : 

     Théâtre

  • 1858 : Don Almanzor (opéra-bouffe) avec Eugène Labat ; Opéra-bouffe en un acte.

    Musique de Renaud de Vilbac.

    Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Lyrique, le 16 avril 1858.

     

  • 1862 : Le Doyen de Saint-Patrick avec Léon de Wailly ; Drame en cinq actes.

    Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre impérial de l’Odéon, le 20 novembre 1862.


  • 1864 : Monsieur et Madame Fernel avec Henri Crisafulli ; Comédie en quatre actes, précédée d’un prologue.

    Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 30 janvier 1864.






Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

La lessive... autrefois

  Lessive à la fontaine Saint-Martin – Saint André les Vergers LE TEMPS DES BEUÏES Au XIXe siècle, les armoires de nos campagnes étaient, di...